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société

Des gens se font de l’argent en rachetant vos meubles IKEA rappelés

Des jeunes profitent de l’ignorance des gens à propos du rappel massif de meubles IKEA pour acheter les articles visés sur internet et faire de l’argent en les rapportant. Quelques-uns d’entre eux nous expliquent leur magouille.
Crédit photo | Carolyn Kaster

Les commodes qui font mal. IKEA a récemment réitéré son rappel de 29 millions de meubles. Cela intervient après la mort en mai dernier, en Californie, de Jozef Dudek, deux ans, qui s’est fait écrasé par une commode de la marque suédoise, appelée Malm, qui a basculé sur lui. C’est le septième enfant en bas âge à perdre la vie dans un incident avec ce type de meuble depuis 2002. Comme la Malm, d’autres modèles ont été rappelés en raison de leur propension à tomber lorsqu’ils ne sont pas ou mal fixés au mur, et peuvent être retournés en magasin contre remboursement intégral. Un premier rappel avait été lancé l’an dernier, peu concluant si l’on se fie aux chiffres. IKEA Canada indique que sur les 4,5 millions de commodes Malm vendues au pays, 111 642 lui ont été rapportées et 192 942 ont été fixées au mur des particuliers. Alan Feldman, l’un des avocats de la famille Dudek, explique le peu de retours observés parce qu’IKEA a « mal publicisé » son rappel.

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L’info n’a cependant pas échappé à tous : de petits malins ont trouvé, ici, l’occasion de créer une activité lucrative. À Montréal et dans les alentours des groupes se sont formés afin d’acheter ces meubles au rabais sur des sites comme Craigslist ou Kijiji et de les rapporter à IKEA, moins par bonté de cœur que pour encaisser les remboursements. Je suis entré en contact avec quelques-uns d’entre eux pour qu’ils m’expliquent ce qu’est exactement leur magouille.

Mode d’emploi

« Je venais d’arriver du Maroc pour étudier à HEC Montréal, je cherchais un job au black parce que je ne pouvais pas travailler avec mon statut étudiant. Je répondais à des annonces sur Kijiji. Au bout d’un moment j’en ai eu marre, je n’avais aucun retour, alors j’ai appelé des gars qui, comme moi, cherchaient un boulot. L’un d’entre eux m’a donné le numéro d’Olivier*, le patron du groupe pour lequel je bosse, raconte Marouane*, 24 ans. C’était comme une vraie job, payée 12 dollars de l’heure. Ma mission, c’était de trouver des meubles IKEA listés, puis d’aller les acheter. Pour ça, Olivier nous met de l’argent et une voiture à disposition. »

Michel*, lui aussi étudiant, en philosophie à l’Université de Montréal, travaille avec Marouane et explique qu’il se fait environ 600 dollars par mois avec ce boulot. « Après, c’est une job d’appoint, je fais autre chose à côté. La flexibilité et une voiture que je garde tout le temps et dont je ne paie pas l’essence, c’est surtout pour ça que je continue. Par exemple, ce mois-ci j’étais en galère pour payer mon loyer, et Olivier m’a avancé 400 dollars, en fait c’est bien plus arrangeant qu’un boulot normal. »

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Et lorsqu’on lui demande si ça ne le dérange pas de gagner de l’argent grâce à un business qui à la base découle d’événements tragiques, il répond : « C’est vrai qu’au début, je me suis posé la question, mais au final je rapporte des meubles dangereux, donc ça, déjà, c’est plutôt un bon point. Et si je peux niquer un peu IKEA, l’un des principaux acteurs de la déforestation illégale dans le monde je vais pas me gêner. »

Les deux lurons se sont surnommés les « transporteurs » comme Jason Statham dans les films éponymes. Si leurs voitures sont moins rapides que celles de Frank Martin, elles sont bien plus spacieuses : deux Dodge Caravan qui commencent à dater. « Une fois que tu as rabattu les banquettes arrière, il y a moyen d’y stocker au moins quatre meubles, ça permet de faire le boulot vite et bien », précise Marouane. Ils repèrent les annonces sur internet, rachètent les meubles à moindre prix et les stockent avant de se faire rembourser au prix du neuf par IKEA. Les profits sont ensuite remis à Olivier, leur boss. Ils sont tout de suite moins prolixes quand il s’agit d’évoquer ce dernier : « la quarantaine », « il veut pas trop parler », « c’est pas une bonne idée », lâchent-ils pêle-mêle.

D’autres se laisseraient tenter par ce business, à en croire Marouane. « Le fait que les meubles datés de 2002 à 2016 se vendent de plus en plus vite, alors que les nouvelles collections restent beaucoup plus longtemps sur les sites, me fait croire qu’on est pas les seuls à le faire. Je pense que beaucoup le font en solo, de leur côté. Officiellement, je sais qu’un groupe fait la même chose que nous. Un ami d’Olivier a monté son équipe, et elle est bien mieux organisée que la nôtre », explique-t-il.

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Il nous a mis en contact avec Pierre-Yves*, 23 ans, membre de cet autre groupe. « On est un duo, c’est simple, chacun a une tâche, moi, c’est récupérer les meubles et les livrer. L’autre gars, lui, il passe ses journées sur internet à chercher des meubles. Dès qu’il en a un, il m’appelle. Plus on est coordonnés, plus on est efficaces. Avec cette job, je me fais à peu près 160 dollars la semaine. C’est pas mal pour ce que ça implique », affirme Pierre-Yves.

Les « transporteurs » doivent désormais embaucher des « dropeurs » pour se faire rembourser. Une étape nouvelle qui s’explique par la guerre permanente qu’ils livrent à IKEA. « Quand j’ai commencé, on pouvait ramener les meubles nous-même et on n’avait pas de limite. Désormais, c’est limité à six meubles par personne. Généralement on recrute des gens parmi nos potes, on les laisse devant IKEA avec les meubles qu’on a récupérés la semaine, et ils ont pour mission d’encaisser l’argent », raconte Michel.

Questionnée à savoir si la compagnie se doutait de l’existence de ce type de stratagème, Kristin Newbigging, responsable des relations publiques d’IKEA Canada, a indiqué à VICE qu’on n’a « rien remarqué de suspect ». Elle a réaffirmé la politique de l’entreprise qui « interdit la revente de biens rappelés ».

Marie*, coloc de Michel et dropeuse recrutée à l’occasion, nous explique comment elle a gagné les soixante dollars les plus faciles de sa vie. « Je suis allée là où ils stockent les meubles, ils ont chargé les voitures, puis m’ont emmené au IKEA. Après une queue de vingt minutes, j’ai dit que je venais me faire rembourser mes meubles. Il y en avait sept, ils me les ont tous repris même si c’est limité à six meubles. Ils ne m’ont posé aucune question et ont simplement viré l’argent sur ma carte. Ça faisait environ 1100 dollars, se souvient-elle. À ce moment-là, tu as qu’une seule envie : c’est de partir le plus vite possible en courant. Mais je l’ai pas fait, on est allés au distributeur, j’ai retiré 1100 dollars moins les 60 qui m’étaient promis, et voilà. »

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Les livraisons de retour donnent à Olivier entre 1300 et 1600 dollars. Avec deux livraisons par semaine, ça fait un bon montant pour le mystérieux patron. Même après avoir payé ses employés, les meubles, l’essence, Marouane estime « qu’il doit au moins lui rester plus de la moitié ».

Pierre-Yves, qui n’a pas d’autre job à côté, prévoit de doubler son boss sur certains coups pour arrondir ses fins de mois d’abord, avant de se lancer pleinement dans l’activité en indépendant. « On va faire ça big vu que j’ai tout le temps la voiture. Dernièrement, j’ai devancé mon patron sur une commode. Je vais d’abord mettre de l’argent de côté pour pouvoir racheter plus de meubles et on verra ce que ça donne », lâche-t-il, confiant.

Pendant que des millions de meubles s’empoussièrent dans les foyers canadiens et que leurs propriétaires ignorent le rappel d’IKEA, ces jeunes gens inventifs et sans gêne en profitent pour se faire un peu de sous.

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*Les noms des personnes interviewées ont été modifiés pour préserver leur anonymat.