Au milieu du mois d’août dernier, j’ai survolé les montagnes glacées de l’île arctique de Baffin dans un hélicoptère vieux de plusieurs décennies.
En tant que nouveau responsable de la surveillance des ours, j’étais en route pour une station radar du Système d’alerte du Nord (NWS), un réseau de défense qui scrute l’espace aérien nord-américain au-delà du cercle arctique. À l’époque de la Guerre froide, lorsqu’il s’appelait encore DEW Line (pour “Distant Early Warning”), le NWS faisait office de sentinelle de première ligne : en cas d’attaque soviétique, c’est lui qui aurait répandu la nouvelle de l’apocalypse.
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La DEW Line a été construite par les États-Unis et le Canada en 1957. Soixante ans plus tard, elle est toujours un composant-clé du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord. À l’époque, elle avait été conçue pour surveiller l’ours russe dans le dos des États-Unis ; aujourd’hui, j’allais surveiller les ours polaires dans le dos des six techniciens de maintenance qui ballottaient à mes côtés.
Les ours polaires sont des prédateurs doués, patients et intelligents. S’ils décident de s’en prendre à vous, ils vous observeront d’abord de loin pendant des jours. Votre routine quotidienne mémorisée, ils vous attaqueront au moment où vous êtes le plus vulnérable. Tuer l’une de ces bêtes n’est pas une sinécure. Si vous pouvez en abattre un avec votre fusil, c’est qu’il est assez près pour vous charger. D’ailleurs, même un tir bien placé ne garantit pas votre survie : certains témoignages indiquent que le crâne des ours polaires est assez épais pour dévier les slugs.
(Au Canada, les ours polaires sont classés “Species of special concern” mais leur chasse est légale.)
En cas de confrontation, le risque de destruction mutuelle est réel. Si vous en sortez vivant, vous devrez répondre aux questions de la police : chaque ours polaire tué déclenche une enquête. Je suis bon tireur, mais je n’avais jamais tué d’animal d’un coup de fusil avant d’accepter ce boulot. Et puis, de toute façon, qui voudrait tuer un ours polaire ?
J’ai été engagé par l’entremise d’une cascade de sous-traitants qui trouvait sa source chez Raytheon, l’un des plus grands spécialistes en systèmes de défense du monde. Mon rôle se situait à mi-chemin entre Dr. Strangelove et le garde-chasse australien de Jurassic Park.
C’est mon expérience qui a justifié le choix de mes employeurs. J’ai passé des années à planter des arbres dans le nord-ouest canadien, un coin du monde dans lequel on peut croiser des ours tous les jours.
Désormais, assis dans un hélicoptère Sikorsky, j’inspectais le fusil à pompe Winchester que j’avais choisi comme outil. J’avais acheté cet engin vieux de 30 ans quelques jours avant le début du contrat, dans ce que les gens du Nord appellent le Sud. Vous pouvez imaginer la réaction de l’armurier quand je lui ai dit que je partais pour l’Arctique et que j’avais besoin d’une arme capable de neutraliser un ours.
La station était inhabitée : trois dômes radar, un hélipad, un petit bâtiment, tous montés sur ces pilotis de 2,5 mètres. Les six mécaniciens et moi-même avons dormi dans ce bâtiment pendant les deux semaines de la mission, le bruit assourdissant de trois groupes électrogènes dans les oreilles. Nous faisions nos besoins dans des toilettes à combustion cachées derrière un rideau. Pas de douche, que des lingettes pour bébé. Nous mangions sous un genre d’abri pour voiture enfoncé dans le sol. En préparant nos repas, nous répandions des odeurs de soupe à la tomate et de bolognaise brûlée dans toutes les directions.
Je m’attendais à des étendues plates et dégagées, à des lignes de mire longues de plusieurs kilomètres. L’idéal pour repérer les ours. En fait, la station était posée au sommet d’une montagne surplombant la mer ; des falaises abruptes enfonçaient le sol dans trois directions. N’importe quel ours resterait caché jusqu’à passer une crête à 70 mètres de nous. Une distance dangereuse.
Mes journées commençaient à 7 heures. Après avoir analysé les conditions météo, j’accompagnais les mécaniciens jusqu’à l’abri et surveillais les alentours pendant leur petit-déjeuner. Comme le brouillard ou les nuages bas rendent les ours presque invisibles, nous ne sortions que dans de bonnes conditions de visibilité.
Dans l’Arctique, le temps est imprévisible. Nous avons attendu trois jours à Iqaluit avant d’obtenir l’autorisation de décoller pour la station radar. Là, nous étions prêts à rester bloqués deux mois. Certains membres de l’équipe s’étaient déjà retrouvés coincés pendant trois semaines après la complétion d’un projet. Relégués à l’intérieur d’un bâtiment, ils avaient tué le temps en lisant et relisant de vieux numéros de Popular Mechanics.
Un soleil brillant et un vent glacé cinglaient la plupart de nos journées. Je ne sortais jamais sans mon passe-montagne camouflage, mes mitaines et mon armure de laine. À ma ceinture pendaient une paire de jumelles et un gros couteau qui, en dépit du fait qu’il se serait révélé ridicule en cas de face-à-face avec un ours, me rassurait un peu. Je pense que j’ai expérimenté toutes les manières de porter une arme. Au fond de ma tête, des questions piquantes tournaient sans cesse : serais-je capable d’accomplir ma mission dans l’urgence d’une attaque ? Pourrais-je tirer au bon moment ?
Je ne saurais décrire la nature tout à la fois dangereuse et mortellement abrutissante de ce boulot. Je n’ai fait que deux choses : attendre une confrontation avec le plus grand prédateur terrestre, et rien.
J’ai passé beaucoup de temps à scruter les crêtes lointaines à la recherche d’une masse blanche et pesante. Les ours s’étaient greffés à mon imagination. L’un des gars aimait dormir la porte ouverte ; la nuit, la seule chose qui nous séparait des monstres blancs était une rangée de marches en caillebottis pressé. La légende raconte qu’ils “n’aiment pas ça”. Des spectres d’ours imprégnaient mes rêves.
On m’a dit que le “bear monitor” est le premier qui craque pendant de longues périodes d’isolation. Après une semaine, j’avais compris pourquoi. J’étais prêt à faire n’importe quoi pour voir un ours.
Le matin du dernier jour, après deux semaines de calme froid, j’ai obtenu ce que je voulais.
C’est arrivé pendant que je me brossais les dents en regardant le soleil se lever. Une silhouette énorme a surgi de la crête où, quelques jours plus tôt, je m’étais entraîné au tir. Des nuages de vapeur sortaient de sa bouche ouverte. Titubant avec nonchalance entre les rochers, absorbé par son propre plan, l’ours blanc s’est approché de nous sans manifester le moindre trouble.
Toute sa puissance d’animal sauvage affleurait dans son pas lourd. L’étendue et la profondeur de sa force me sont apparues, enfin. J’avais été embauché pour me mesurer à cette créature. J’ai pris une photo qui ne pourrait jamais rendre lui rendre justice, posé mon appareil et attrapé mon fusil.
Le tragique défaut des ours polaires est leur curiosité. Bien qu’elle soit directement liée à leur intelligence, elle les pousse souvent vers un danger mortel. Les individus qui sont chargés de les tenir à distance doivent s’en souvenir et ne jamais choisir que la dissuasion. Après avoir longtemps observé ses canines jaunes et dures, ses énormes griffes noires jaillies de ses pattes et le blanc de ses yeux, j’ai compris qu’une rangée de marches en acier était la seule chose qui nous séparait de lui.
Le canon pointé vers le ciel, j’ai pressé la gâchette une fois. L’ours s’est écarté d’une dizaine de mètres et s’est immédiatement remis à flâner, comme s’il était en charge des opérations.
L’hélicoptère a atterri une heure plus tard et nous sommes rentrés à la maison.