France-Afghanistan-Guantanamo : j’ai été accusé de « terrorisme »

Mourad aujourd’hui : il fait part de son expérience aux jeunes tentés par un départ en Irak. Toutes les photos sont de l’auteur.

En 2001, à la veille du 11-septembre, Mourad Benchellali est âgé de 19 ans. Comme les kids de son âge, il a envie de quitter la France pour partir à l’aventure à l’étranger. Le truc, c’est qu’il décolle pour l’Afghanistan. Et qu’il finira écroué dans la prison antiterroriste de sinistre réputation dirigée par les forces américaines, Guantánamo.

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À ce moment de l’histoire, il n’est pas si rare de voir de jeunes musulmans, souvent en quête d’expériences fortes, se diriger vers le pays des Talibans, l’Afghanistan. À la douane, la vigilance des services secrets est encore minimale. La grande majorité de ces adolescents, une fois arrivés, passent alors par les camps d’entraînement d’Al-Qaïda. Puis ils reviennent. La plupart n’ont même pas été tentés par l’action armée.

Mais Mourad, lui, ne revient pas. Après le 11-septembre, il est pris dans le filet des forces américaines. S’il termine à Guantánamo, il rejette néanmoins ses accusations de « terrorisme » ou de « djihadisme ». Selon lui, ces dernières sont très éloignées des motivations qui étaient les siennes. Quinze ans plus tard, il rejette tout autant l’idée d’être un activiste ou un énième pèlerin de la lutte contre la radicalisation.

Lorsque je l’ai croisé, c’était le 21 mai dernier à Strasbourg, lors de l’European Youth Event (EYE), un gigantesque festival pour convaincre les jeunes de s’investir dans l’Union européenne. Entre un débat sur pourquoi c’est cool d’ouvrir les frontières et un concert pour la paix improvisé en pleine cantine du Parlement, Mourad se tenait là, discret. J’ai discuté avec lui de sa vie de guerrier apprenti, de son emprisonnement et de sa rédemption. En témoin modeste, le trentenaire m’a raconté d’une voix calme ses souvenirs de gamin égaré.

VICE : Bonjour Mourad. Peux-tu résumer ce qui t’est arrivé ces quinze dernières années ?
Mourad Benchellali :
Je dirais simplement que j’ai fait l’erreur de partir en Afghanistan, en juin 2001, sur les conseils d’un proche. Pour lui, les motivations étaient religieuses. Moi, je voulais simplement partir à l’aventure – et j’ai été très naïf.

Comment envisageais-tu ce départ, alors ?
Je voyais le truc comme un grand voyage. Évidemment, ce que j’ai découvert sur place était très différent de ce que j’avais imaginé. J’avais une vision idéalisée de l’Afghanistan. Une fois arrivé, je suis tombé sur des groupes terroristes dont le boulot était d’embrigader des jeunes pour essayer d’en faire des nouvelles recrues. Ces rencontres m’ont amené dans les camps d’Al-Qaïda, puis à Guantánamo, et finalement dans les prisons françaises. J’en ai tiré beaucoup de leçons. C’est ça que j’essaie de partager avec les jeunes d’aujourd’hui, surtout ceux qui sont tentés d’aller sur des terres de djihad.

Quand as-tu compris que ta volonté et la réalité du terrain ne correspondaient pas ?
Difficile à dire. J’ai compris que quelque chose clochait quand je me suis retrouvé dans ce camp d’Al-Qaïda où l’on nous expliquait que les attentats suicides, c’était bien. Dès que j’ai pu, j’ai essayé de fuir. Malgré le 11-septembre et le piège qui s’était refermé, j’ai réussi à me traverser la frontière et à entrer au Pakistan. J’ai été capturé par des villageois alors que je voulais rentrer chez moi. C’est dans ces circonstances que j’ai été arrêté. Pas les armes à la main dans les montagnes, en train de combattre.

Si les Américains n’étaient pas intervenus en 2001, jusqu’où tu aurais pu aller ?
En imaginant qu’il n’y ait pas eu le 11-septembre et que je n’ai pas été capturé par les Américains, alors il y a deux hypothèses. Peut-être que je me serais retrouvé impliqué dans des trucs beaucoup plus graves. Je ne peux pas savoir. Après tout, moi qui n’étais pas violent, je me suis retrouvé dans un camp d’entraînement, les armes à la main. Mais j’aurais très bien pu rentrer chez moi, normalement. Avant le 11-septembre, il y avait pas mal de gens, même dans mon quartier, qui étaient allés en Afghanistan. À leur retour, pas un seul n’a été embêté par les autorités. Ç’aurait pu être mon cas.

Mourad donne un speech pendant l’EYE, Bruxelles, 2016.

Ici, des jeunes Européens peuvent venir et discuter avec toi dans le cadre d’une « bibliothèque vivante ». Qu’est-ce que ces adolescents te demandent, en général ?
Ils sont intrigués. Le concept de « bibliothèque vivante » est provocateur. On invente un faux titre et une fausse quatrième de couverture, remplis de clichés. Le mien par exemple c’est : « terroriste djihadiste de Guantánamo ». On peut lire que je suis un islamofachiste assoiffé de sang dont l’objectif est d’imposer la charia par la force, que je suis raciste, antisémite et misogyne. Évidemment, ça interpelle. Alors je leur raconte mon histoire, l’état d’esprit dans lequel j’étais quand je suis parti en Afghanistan et les circonstances qui font que j’ai pu me retrouver dans des situations un peu compliquées. Et comment je m’en suis sorti. Les jeunes comprennent vite que l’histoire est plus compliquée que le cliché que je viens de présenter.

Mais en même temps, un terroriste, c’est bien ce que tu as été non ?
Alors non, je ne suis pas un terroriste. Pour la bonne et simple raison que je n’ai jamais combattu, blessé ni tué qui que ce soit. Ensuite je n’ai pas été poursuivi par les Américains, qui étaient susceptibles de le faire. En France, j’ai aussi été relaxé en deuxième instance. J’ai été mis en examen pour association de malfaiteurs. De ce que j’en ai compris, ça ne veut pas dire qu’il y avait un projet criminel au bout. Il suffit d’avoir côtoyé les mauvaises personnes pour être reconnu coupable. C’est justement ce que la justice m’a reproché.

Un vrai djihadiste déterminé part du principe que je ne suis pas un interlocuteur pour lui. Il refuse le dialogue.

Avec quel genre de jeunes discutes-tu de ça aujourd’hui ?
J’interviens là où l’on m’invite, si on me demande de le faire. J’essaie de le faire dans des écoles, mais ce n’est pas toujours évident. Je vais dans des prisons, dans des centres pour mineurs, à la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse) et dans des associations de quartier. L’idée, c’est que mon témoignage puisse toucher un maximum de jeunes. Je n’ai pas de discours, je me contente de raconter sans détour ce que j’ai vécu.

As-tu rencontré des djihadistes d’aujourd’hui ?
Non. Un vrai djihadiste déterminé part du principe que je ne suis pas un interlocuteur pour lui. Il refuse le dialogue. Quand on est convaincu, il est difficile de changer d’avis.Ce que j’essaie de faire, ce n’est pas de changer l’avis des convaincus. C’est plutôt de prévenir ceux qui ne le sont pas encore. C’est avec eux que j’ai envie d’échanger parce que je pense qu’on peut encore changer les choses. Je tiens à leur donner un certain nombre d’outils qui permettent de garder une distance critique par rapport à ce qui concerne l’idéologie djihadiste.

Quel regard tu portes sur la politique étrangère de la France aujourd’hui ?
Je me garderais bien d’avoir un avis. Je ne suis pas un spécialiste de géopolitique. Ce n’est pas mon rôle. Il ne faut pas toujours voir l’engagement des jeunes dans le djihad à travers le prisme du pays dans lequel ils ont évolué. Parfois, le problème est ailleurs. On cherche systématiquement les raisons ici – c’est parfois une erreur.

Comment tes proches voient tout ça ? Ça te rapporte de témoigner ?
La plupart du temps, non. Il arrive que je sois rémunéré par les institutions qui ont les moyens – la PJJ par exemple. Mais je ne suis pas gourmand. J’ai toujours trouvé indécent les gens qui demandent des sommes astronomiques, de l’ordre de 2 000 euros par jour. Je suis critique à l’égard de ceux qui travaillent dans la déradicalisation et qui s’enrichissent avec ça.

Mes proches sont largement bienveillants en ce qui concerne ces actions. Mais ils sont inquiets à cause de la médiatisation. Ils pensent que ça peut me créer des problèmes, que je peux être menacé par des groupes djihadistes.

Ressens-tu cette menace ?
Pas plus que ça. La menace est proportionnelle à l’importance que vous accordent les médias et les hommes politiques. Moi, je ne suis pas connu du grand public. Je ne fais pas le tour des plateaux TV et je ne suis pas porté par les ministres. L’imam de Bordeaux ou des gens comme Dounia Bouzar, eux, sont menacés. Ce n’est pas mon cas.

Selon toi, les gens comprennent-ils les enjeux liés au djihad ?
Il y a beaucoup de raccourcis et d’idées reçues. Pour beaucoup de gens, Mourad Benchellali, un ancien de Guantánamo, c’est un peu compliqué à accepter. Il y a beaucoup de réticences et on se demande si je fais partie du problème ou de la solution. Suis-je sincère ? Suis-je un agent dormant ? Ce sont des caricatures que j’ai entendues.Lafaçon dont je suis décrit par les médias a tendance à me décrédibiliser sur le terrain. Notamment quand on me présente comme une espèce d’étendard, une personne qui prendrait son bâton de pèlerin pour en découdre avec les djihadistes. Je ne suis absolument pas dans cette démarche.

Tu regrettes aujourd’hui ce que tu as fait par le passé ?
J’ai été un gamin ignorant. J’essaie maintenant de donner un sens à toutes ces années que j’ai perdues. Si ça profite à d’autres, tant mieux. Tous les jours, je regrette. Je regrette d’avoir fait pleurer ma mère toutes ces années, qu’elle n’ait pas pu dormir à cause de moi. Je ne me le pardonne toujours pas.

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