Il m’aura fallu un million de coups de pagaie pour descendre les 1730 kilomètres du fleuve Mackenzie, depuis le Grand Lac des Esclaves jusqu’à Garry Island, dans l’Océan Arctique. D’où vient ce chiffre ? Durant tout le temps qu’a duré mon périple, j’ai eu l’occasion de faire quelques calculs : 40 coups de pagaie par minute, 10 heures par jours, pendant quarante jours.
Le fleuve se termine sur un delta, immense. Point Separation, l’endroit précis où les eaux se divisent en plusieurs branches, est à plus de 300 kilomètres de la côte. Dans la vallée où coule le fleuve en amont du delta, de Fort Providence à Tsiigehtchic, le paysage n’est composé que d’un profond canyon bordé par la silhouette sombre et épineuse de la forêt boréale. Quand j’ai commencé à racler le fond avec ma pagaie aux abords du delta, je n’étais qu’à quelques centimètres seulement au-dessus du niveau de la mer. Ce point marquait l’entrée dans un nouvel écosystème, et l’océan était encore à 200 000 coups de pagaie de là.
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Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Dans mon esprit, un delta ressemblait plus ou moins au bayou du Mississipi ou aux champs de riz inondés du Mekong, au Vietnam. Or, le delta du fleuve Mackenzie n’avait rien de commun avec les paysages que j’avais en tête. Il était composé de zones humides détrempées et surélevées, et d’une multitude de petites îles perdues au milieu de la toundra ; des îles si grandes qu’elles possédaient leurs propres rivières et leurs propres étangs. Cerné par deux chaînes de montagnes, le delta était contraint de s’étendre vers le nord. Plus je progressais, plus les îles créées par les dépôts de limon se multipliaient. Ce sont les mêmes forces de la nature qui ont façonné la petite île de Fort Simpson, au sud.
Le delta est un monde à part entière, spectaculaire et étrange, avec ses cols de montagne bordant des îles plates s’étendant au milieu d’immenses prairies bucoliques.
Les humains se sont installés là en deux endroits distincts. À Inuvik, « Le territoire de l’Homme », une ville récente de 3400 habitants, construite par le gouvernement canadien dans les dernières décennies. Mais également à Aklavik, « Le territoire de l’Ours, » un petit village traditionnel de 600 habitants à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest d’Inuvik. J’ai été guidé dans le delta par Gerry Kissoun, un homme d’Inuvialuit à la tête d’une petite compagnie charter.
« Ici, vous êtes dans la zone de l’Amérique du nord qui se réchauffe le plus rapidement, » explique Kissoun, en évoquant la côte arctique. « Nous pouvons en observer les effets tous les jours. C’est un très gros problème. »
Par exemple, les installations souterraines dédiées au stockage de la nourriture, connues sous le nom de « maisons de glace » et constituant l’équivalent de la bonne vieille cave enterrée de votre grand-mère, ne parviennent plus à garder les aliments au frais à cause de la fonte du pergélisol. Pour cette raison, elles sont abandonnées les unes après les autres. Les orages automnaux du nord, quant à eux, ont gagné en puissance et érodent progressivement les îles-barrière qui protègent les milieux naturels les plus délicats. Kendall Island, par exemple, constituent un sanctuaire pour des centaines d’espèces d’oiseaux. Mais parce qu’elle culmine à quelques dizaines de centimètres seulement au-dessus du niveau de la mer, les zones dédiées à la nidification sont menacées par la montée des eaux.
Autre fait assez inquiétant pour semer la confusion dans l’esprit de Kissoun, qui me l’a répété trois fois : le 15 juillet 2016, Tuktoyaktuk, la portion de côte à l’est du delta, est devenue la plage la plus chaude de tout le Canada.
« 22°C ! » s’exclame-t-il, se souvenant sans peine du chiffre exact. « Vous vous rendez compte ? On est au nord du cercle Arctique ! »
N’importe qui aimerait se baigner dans une eau à 22°C, mais on attendrait plutôt de telles températures sur une plage de Méditerranée.
Le delta du fleuve Mackenzie n’avait rien de commun avec les paysages que j’avais en tête.
Kissoun était venu me chercher à Garry Island, une zone de la toundra légèrement surélevée se situant au bord du delta. Il n’avait pas pu rapprocher sa petite embarcation du rivage, car l’eau était peu profonde. J’ai donc joyeusement pataugé sur lui, tirant mon canoë d’une main, puis le déchargeant pour la dernière fois.
Kissoun n’était pas un grand habitué des alentours de Garry Island. Il n’y était pas revenu depuis des années. Quelques dizaines d’années plus tôt, il s’y rendait régulièrement afin de déposer un homme un peu spécial, le « docteur des glaces, » J. Ross Mackay, l’un des plus grands géographes de sa génération. Mackay est mort en 2014 à l’âge de 99 ans.
De 1954 à 2011, Mackay a passé, chaque année, quelques mois en Arctique de l’ouest. Il a construit un poste d’observation sur Garry Island en 1964, puis a dispersé des capteurs un peu partout dans la zone afin de mesurer l’évolution de la température des sols. En hiver, Kissoun déposait Mackay à son poste grâce à son motoneige, puis revenait le chercher quelques semaines plus tard. C’est ainsi que les premières mesures alarmantes sur le réchauffement climatique ont été faites sur le territoire.
« Mackay avait de plus en plus de mal à trouver le pergélisol, » explique Kissoun. « Il disait toujours : ‘si vous collez votre oreille contre le sol de la toundra et que vous attendez suffisamment longtemps, vous entendrez la terre craquer’. »
Kissoun m’a raconté une multitude d’histoires sur le chemin d’Inuvik, m’expliquant les traditions de son peuple et me détaillant les activités des scientifiques qui travaillaient là. Tout au long de mon périple en canoé, j’avais rencontré des hommes et des femmes comme lui : des Inuits parfaitement au point sur le changement climatique, les sciences et les technologie modernes en général, tout en perpétuant les traditions de leurs ancêtres. La chasse au caribou n’est pas prête d’être abandonnée, même si ses modalités changeront encore et encore grâce à la technologie.
Le soleil de minuit était encore haut dans le ciel quand nous sommes arrivés. Pour Kissoun, raconter les histoires de son peuple et transmettre son amour pour cette terre semblaient bien plus important que de mener des voyageurs à destination.
« Ici, on peut encore boire l’eau des lacs, grimper les collines, respirer l’air pur. J’aimerais que cela reste comme ça à jamais, » explique-t-il.