Ce n’est un secret pour personne de mon entourage, j’adore les centres commerciaux. J’y vais quand je veux payer mon café plus de cinq balles ou quand je veux me faire mal dans des boutiques qui vendent des trucs trop cher pour mon compte épargne. Quand j’ai déménagé dans le quartier de Silverlake à Los Angeles, je savais ce qui m’attendait : il y a plus de magasins de hippies que de restaurants. Et ceux qui résistent dans le coin servent bien des cafés à cinq balles.
Le quartier est le juste reflet de ses habitants. Ça ne me dérange pas mais putain, parfois j’ai quand même besoin de poser mon cul dans un Starbucks qui est lui-même installé dans un Target. Et c’est pour ça que les centres commerciaux m’apaisent. Je dirais même qu’il y a quelque chose de thérapeutique dans le fait de déambuler au milieu des familles et des enfants pourris gâtés qui crient parce qu’on leur refuse un jouet.
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Il faut dire qu’aux États-Unis, le centre commercial est un gros symbole pour la jeunesse. Le mall, c’est cet endroit où tu peux éviter de croiser tes parents tout en dépensant leur argent. Pour beaucoup d’ados, il devient vite une seconde maison. C’est un lieu où vous pouvez faire l’expérience d’un sentiment plutôt excitant : celui d’être adulte.
J’enviais les femmes plus âgées qui ouvraient leur portefeuille avec plein de cartes de crédits dedans. Évidemment aujourd’hui avec toutes mes dettes, je fantasme beaucoup moins sur les cartes de crédits. Mais à l’époque, elles représentaient mon avenir : une vie d’indépendance où je pourrais décider seule ce que je voulais faire.
Quand on se balade dans un centre commercial, on finit toujours au food court : cette zone réservée aux restos et autres espaces de snacking qui sert aussi de respiration pendant une aprèm shopping. Au lycée, c’est the place to be. Je me rappelle m’être assise là un nombre incalculable de fois avec mes potes à attendre pendant des heures que mon crush passe dans le coin avec sa bande.
Je rêvais qu’il vienne s’asseoir à côté de moi et qu’il me demande si je voulais partager des frites avec lui. Je jalousais les couples qui passaient en se tenant la main et en riant. Je crevais d’envie d’être à leur place. Bien sûr, ça n’est jamais arrivé. Mais mes après-midi au food court entretenaient le fantasme, pour le meilleur comme pour le pire.
Aujourd’hui, notre paysage consumériste est en pleine révolution. L’importance du food court faiblit à mesure que les magasins et les consommateurs se tournent vers la vente et les achats en ligne. Depuis qu’il existe un moyen plus pratique de faire ses courses, l’hégémonie du mall est sur le déclin. Je voulais donc faire une dernière fois l’expérience de cet endroit – et de toutes ses saveurs pour mes papilles – avant qu’il ne rejoigne la grande famille des tendances disparues.
11h34 : J’arrive au Westfield Fashion Square de Sherman Oaks. Je meurs de faim. Je peux manger direct mais j’hésite. Les food courts sont conçus pour servir le déjeuner et le dîner, pas trop le petit-déj. J’étudie mes options. Il y a un Chipotle (burritos et tacos), le Earthbar (smoothies), le Stone oven (sandwichs et salades), le Panda Express (du poulet mariné), le Sarku (sushi et bento), un Great Khan’s (barbecue mongol), le Charley’s (steaks et fromage fondu), un Burger King (burgers), un Bibigo (riz et barbecue coréens) et un Massis (kebab). Un peu à l’écart du food court, il y a encore un salad bar baptisé Sa La Ta et un Wetzel’s Pretzels.
11h37 : J’ai fait le tour du food court deux fois, toujours indécise sur ce que je vais manger. Je me lance et entre dans le Bibigo. Je commande un bol de riz avec du kimchi, des légumes et du porc épicé. Je trouve une table et commence rapidement à tout avaler.
11h56 : Je suis remplie. Je n’arrive même plus à regarder mon bol. J’ai mangé trop vite et je le regrette. Mon estomac est maintenant rempli d’une brique de riz. Tout était très bon, cela dit. Le kimchi ? Un délice. D’habitude je ne suis pas fan du sucré/salé mais là ça marche bien. C’est étonnamment bon – pour un food court. Ce qui explique mon mal d’estomac maintenant. Une petite pause s’impose avant de manger quoi que ce soit d’autre.
12h22 : Je repère quatre personnes venues avec leur ordi pour squatter le wifi gratuit du centre commercial. Bravo les mecs.
13h23 : Le stand de pretzels propose un plateau de dégustation gratuit. Je goûte un morceau à la cannelle. Je le savais – à chaque fois que ce Wetzel’s Pretzels propose des dégustations, c’est à la cannelle. Je ne sais pas si c’est leur parfum le plus populaire ou le moins vendu. J’espère toujours qu’il y aura un pretzel salé à goûter mais ça n’arrive jamais. Un petit truc au pepperoni ou piment-fromage quoi. Mais je ne devrais pas me plaindre, c’était gratuit. Et super bon.
13h25 : Le stand où j’ai un jour acheté sans réfléchir un crabe géant vend maintenant des hand spinners.
13h28 : Je trouve une nouvelle table où m’asseoir. La sono balance le « Everywhere » de Michelle Branch mais c’est surtout le brouhaha qui m’entoure qui m’empêche d’être entendue.
14h03 : Je m’ennuie à mourir. S’il fallait décrire le décor dans lequel je me trouve, je dirais qu’il se veut chic sans y parvenir – le genre de truc qui faisait futuriste en 1994.
14h12 : Une femme d’un âge moyen nourrit son clebs avec des fraises. Le chien a l’air pépouze. Il a clairement l’habitude de se faire bien traiter. Je prends quelques notes. Notamment le fait que ce chien a sans doute une plus belle vie que la mienne.
14h30 : L’authenticité des centres commerciaux me manque. Aujourd’hui, on dirait que tout a été rénové et appartient au même groupe.
15h12 : Je décide d’aborder trois types assis ensemble. Ça n’a pas l’air de les emballer mais ils restent polis. Ils s’appellent Victor, Mike et James. Ils bossent chez Macy’s et sont en pause. Je me sens mal de les déranger. En fait, ils ne bossent pas dans le Macy’s mais dans les bureaux, ils managent je ne sais pas trop quoi. Je ne savais pas que Macy’s avait une organisation aussi sophistiquée.
16h00 : Je peux encore manger mais je ne sais toujours pas quelle enseigne choisir… Sans doute un truc à l’opposé de la bouffe coréenne. Je décide d’être intrépide et d’aller dans un endroit où je n’ai encore jamais mis les pieds : chez Charley’s. Je prends un de leur classique ; un steak recouvert de fromage fondu et des frites assaisonnées d’une sauce au fromage avec des morceaux de bacon dedans.
16h12 : Mon cheese-steak et les frites recouvertes de sauce sont devant moi. Je viens de me rappeler que je ne digère pas super bien les produits laitiers.
16h13 : Tant pis.
16h33 : J’ai avalé les frites mais je n’arrive pas à aller plus loin dans mon sandwich plutôt décevant. Le ratio viande/pain n’est pas du tout satisfaisant. Le barbecue coréen reste n°1 dans mon cœur.
16h40 : Le food court d’un centre commercial ne connaît aucun temps mort. Je suis installée à côté de deux ados qui sirotent des smoothies du Earthbar. Je ne vois pas bien leur visage, caché par de grands sacs Victoria’s Secret. Ces meufs représentent tout ce que je n’ai jamais été : conscientes de leur sex-appeal naissant et de leur santé. Je les déteste. Je veux être comme elles.
16h43 : Maintenant c’est Third Blind Eye qui passe. On est en quelle année, là ? Je veux du café mais avec ce que je viens de manger, j’ai peur que ça me donne la chiasse direct.
16h48 : Je décide d’aller tchatcher avec le type qui m’a servi mon cheese-steak chez Charley’s. Il s’appelle Edwin et il doit avoir tout juste 20 ans. Il préfère bosser dans un food court que dans un restaurant classique. Je suis surprise mais il m’explique : « Il y a plus de choses à faire donc les shifts passent plus vite. »
17h10 : Je réalise que ce centre commercial n’a aucun Spencer’s et cela me rend incroyablement triste.
18h02 : Je redoute le dîner. Mon corps me déteste. Je veux toujours mon café.
18h15 : Maintenant c’est « Happy » de Pharrell. Je ponctue sa chanson de Oh dans ma tête.
19h00 : Je viens de tomber amoureuse d’un petit vieux qui mange tout seul. Je l’appelle Colonel Sanders à cause de ses cheveux blancs et de son bouc. Sur son visage, aucune expression facile ne transparaît. Ce type est un mur qui mange sans émotion ses nouilles du Panda Express. J’essaye d’imaginer sa vie : célibataire, jamais marié, vient tous les jours ici manger du Panda Express. Il a quatre chiens et il les appelle tous Fiston. Il bande en enfilant des bas féminins.
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19h14 : Un peu plus loin, deux sœurs sont assises. La plus petite, cinq ans à tout casser, joue sur un iPad. La plus grande joue sur un iPhone. Leur mère leur donne la becquée avec des frites du Burger King sans qu’aucune ne s’arrête de jouer. Elles fixent leur écran non-stop. La mère semble satisfaite.
20h00 : L’idée de manger un autre plat entier me répugne. Je vais finir ma journée avec des pretzel-dogs de chez Wetzel’s. Ces faux hot-dogs sont très gras, moelleux, délicieux. Je les trempe dans une sauce pimentée parce que je me déteste. Je ne regrette aucune décision de ma journée mais en même temps, je les regrette toutes.
20h22 : Je m’achète un kombucha au Earthbar. Y’a pas à dire, on est bien à Silver Lake.
20h30 : C’est bon. Neuf heures non-stop dans un food court. Je sors retrouver ma voiture, soulagée. J’ai passé la journée assise dans un endroit climatisé. J’ai beaucoup mangé et j’ai un peu trop pensé à l’argent que j’allais dépenser. Bref, j’ai fait ma parfaite Américaine.