Samedi 31 décembre 2022. Hôpital Saint-Anne. J’entends les feux d’artifice et devine qu’il doit être minuit passé. Je n’ai ni montre, ni téléphone, on m’a retiré mes affaires et fourni une tenue en papier bleue, très moche et trop grande. Je suis à l’HP, dans un centre de crise, déguisée en clown triste. Cet accoutrement fait de moi une patiente, plus vraiment une personne. Je milite pour ne pas mettre le pantalon qui tombe de ma taille. On m’accorde ce droit. « Gardez le vôtre mais estimez-vous chanceuse ». Je ne dirais pas que c’est la chance qui m’a conduite ici. Ce sont des idées noires envahissantes, le suicide pour ne pas le nommer, me paraissait être la seule option pour calmer mes souffrances.
La bouffe est atroce, je n’aurais pas pensé qu’il était possible de « cuisiner » une chose aussi mauvaise. De toute façon, je n’ai pas faim. Peut-être est-ce mes papilles gustatives qui n’arrivent plus à rien apprécier ? Non, c’est juste vraiment dégueulasse. Je pense à ma grand-mère qui disait souvent : « La vie, c’est une tartine de merde et il faut que tu en manges une bouchée tous les jours. » À la base, c’est une phrase de Boris Vian, dont la variante est : « La vie est une tartine de merde dont on croque un bout tous les jours. » Bref, l’idée est la même. Ce soir j’ai mangé une bonne grosse tartine de merde. J’étais à bout, épuisée par une succession d’événements tristes et traumatisants. Je n’avais plus envie de bouffer ma tartine de merde quotidienne.
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Personne ne vient me dire « Bonne année ». Je suis un peu vexée. J’aurais trouvé ça cynique et cocasse. Les situations cocasses c’est ce que je préfère. Au lieu de ça, un infirmier vient s’accroupir devant moi comme si j’avais 5 ans et me demande si je veux de l’eau.
J’ai honte de moi, d’être ici, dans cet état, je me sens misérable. J’ai dû ranger dans une boîte mon orgueil débordant pour venir ici et demander de l’aide. Dans les couloirs ça se dit « Bonne année t’as été voir la chambre 3, le 4 fait que de gueuler, et le 2 il s’est blessé faut lui faire un pansement. » Effectivement, le 2 n’a pas l’air franchement bien. Il a le bras en sang, et hurle des trucs en anglais à propos de son père ce salaud. L’infirmière dit « I’m not speak English, restez calme. »
J’erre dans la salle d’attente. Un adolescent qui raconte qu’il entend des voix, qu’il a peur d’être fou et qu’il ne supporte pas ses médicaments. Une femme la quarantaine en pleurs, le regard désespéré, qui serre fort la main de son mari comme si ce geste lui permettait de s’accrocher à la vie. Je décide de retourner dans ma chambre de 9 m2. La nuit fut étrange. À la fois nuageuse grâce aux médicaments qui m’éloignent de moi-même, à la fois froide et morne. Je me réveille toutes les heures, contemple la fenêtre sans ouverture qui ne donne sur rien, entend quelques pétards de fin de soirée.
Le lendemain, un psychiatre, beau et bien habillé, tout droit sortie d’une série à succès vient m’expliquer que je suis « sous contrainte », c’est-à-dire qu’on me retire ma liberté, que je n’ai ni le droit de sortir, ni le droit de faire ce que je veux ici. Il en profite pour me dire que dans ce cadre, je n’ai pas le droit de récupérer mon téléphone jusqu’à nouvel ordre. Je dois juste obéir. N’étant pas habituée à la chose, je râle. Le psychiatre fait diversion en me parlant du bouquin que j’ai pris avec moi, un livre de Baudelaire. Il évoque sa nuit du nouvel an dans un bar du 5e arrondissement parisien dont le nom contient le mot « Poète ». La scène est pathétique.
Pour calmer mon ennui, l’infirmière m’emmène à la bibliothèque. Je pense à Michel Foucault. En 1948, il fait sa première tentative de suicide. Il est interné ici, à Saint-Anne. Il avait honte d’être gay. Des années plus tard, il dira au sujet de sa différence : « Ça s’est transformé en une espèce de menace psychiatrique : si tu n’es pas comme tout le monde, c’est que tu es anormal, si tu es anormal, c’est que tu es malade. »
Michel Foucault n’est pas à la bibliothèque. Je prends Annie Ernaux, un petit livre où elle raconte qu’elle est cocue et jalouse. Ça ne m’aide franchement pas à aller mieux. À quoi ça sert d’aimer pour finir si triste qu’on en fait un bouquin ? Je repense à la tartine de merde et enfonce ma tête dans l’oreiller.
Le temps paraît interminable. On finit par me transférer, pas dans mon secteur, pas de lit, « c’est la crise à l’hôpital Madame vous le savez, vous qui êtes journaliste ». Oui je le sais. Mais là clairement aujourd’hui, ce n’est pas mon problème. L’ambulance roule à 100 à l’heure en plein Paris. Je me dis que ces gens travaillent à me sauver la vie pour ensuite me foutre dans un camion qui risque de me tuer. Le monde ne tourne vraiment pas rond. Arrivée dans l’autre hôpital, on me redonne un pyjama bleu, mais en coton cette fois-ci. J’imagine que je suis arrivée dans un 2 étoiles. La salle de bain pue la moisissure. On me donne un somnifère, je tombe comme une mouche.
« Madame, debout il est 7h, c’est l’heure du traitement ! » Une infirmière me crie dessus de toutes ses forces. Je suis tellement défoncée que je ne comprends rien. Suis-je cette Madame ? Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où suis-je d’ailleurs ? Elle me relève, mais mon corps est un poids mort, je tombe. Elle me secoue. Rien n’y fait. Une autre infirmière lui dit de me laisser tranquille, ils n’ont sans doute pas fait gaffe à mon poids en me donnant la dose classique. Je dors toute la journée d’un sommeil confortable et déroutant à la fois.
À 8 heures du soir, on m’oblige à descendre à la cantine avec les autres. Là-bas, on me dévisage. La première question c’est « Pourquoi t’es là ? » Je ne dis rien, me renferme. La bouffe est toujours absolument dégueulasse. Un jeune homme essaie de me parler. Pas envie. Alors il me court après dans les escaliers, bloque la porte avec sa main et insiste. Décidément ici on a décidé que le consentement était en option. Je m’enferme dans ma chambre. Il essaie de rentrer. L’infirmière me dit de m’enfermer à double tour, c’est mieux pour ma sécurité. Je ne me sens pas bien. La peur reprend le dessus. Un autre psychiatre me reçoit. Il s’excuse pour l’accueil. Je lui raconte les mêmes choses qu’aux trois autres psychiatres que j’ai vus jusqu’ici. Il me dit que mon traitement principal consiste à ne pas me rendre mon téléphone. C’est une sorte de cure de désintox du monde extérieur qui parfois devient trop violent. Je n’aime pas l’idée.
Je décide de ne pas prendre le traitement. On me laisse choisir. C’est déjà ça. De ma fenêtre je vois une bande de jeunes qui deal, ils sont ma série Netflix, ma seule distraction. Leur affaire est bien rodée, on dirait une petite épicerie ambulante. Au bout d’un moment ils s’en vont et je suis là, seule enfermée dans cette chambre avec mes pensées qui défilent à toute vitesse. Ça devient presque insupportable. Au bout d’un moment, au milieu de la nuit, il finit par se passer quelque chose. Aucun mot n’existe pour décrire cette sensation. Je redescends. Comme un ballon de baudruche qu’on aurait laissé filer à un goûter d’anniversaire, et qui a fini par atterrir à des kilomètres de là.
Ça fait presque 72 heures que je n’ai plus de téléphone, et je commence enfin à ne plus en ressentir le besoin. Je retrouve l’envie de penser. Le lendemain matin à la cantine. Je décide d’être plus aimable. Un homme à casquette, vêtue d’un ensemble sweat pantalon marron me parle de son chien qu’il a hâte de retrouver. Il a une larme tatouée sur le visage, une dégaine de bad boy, mais une tendresse qui transperce. Plus tard, il me confiera sa nuit à l’isolement en contention. Il avait fini par réussir à franchir la porte de sa chambre, debout avec le matelas dans le dos sur lequel il était attaché. Il en est très fier. Il me raconte à quel point c’était difficile d’être attaché comme un animal.
Une jeune fille, 22 ans, nous explique qu’elle est narcoleptique. Elle, elle a besoin de son téléphone pour la tenir éveillée. Un homme d’une quarantaine d’années, à l’air un peu perdu, me pose plein de questions sur ma vie et me raconte qu’on a piraté son téléphone, donc que c’est mieux de ne pas en avoir. Puisque le téléphone est au cœur de toutes les discussions, j’insiste pour appeler une amie. On me stipule que je n’ai droit qu’à un seul appel. Je réponds que c’est Koh-Lanta ici, l’infirmière rit. J’en profite pour lui dire que j’ai les mêmes sous-vêtements depuis trois jours, que ce serait bien qu’on autorise un de mes proches à m’apporter des affaires. Elle me lance que non, et va chercher une couche pour personne âgée qu’elle jette sur mon lit. La dignité n’est définitivement pas invitée ici. Il y a toutes les histoires qu’on entend sur l’hôpital psychiatrique, il y a les films, et il y a la réalité. Moche, crue, sourde.
Le lendemain, je décide que j’ai envie de sortir. Je suis toujours sous contrainte, dans les mêmes sous-vêtements de 2022, et n’ai toujours pas vu de psychiatre. Je me souviens du film de Raymond Depardon, 12 jours. On y suit des patients qui sont sous contrainte dans un HP, depuis plus de 12 jours, alors ils passent un à un devant le juge des libertés. Grâce au document vu il y a quelques années, je me souviens que la contrainte doit être renouvelée toutes les heures à la même heure. La mienne, c’était à 11h, le dimanche 1er janvier 2023, histoire de bien commencer l’année. Je vais voir une infirmière et lui demande d’être informée sur mes droits. Elle me donne un bout de papier qu’elle m’ordonne de signer sans avoir eu le temps de le lire. Ça devient tendu entre elle et moi. Elle pointe du doigt mon insolence. Ça me fait rire intérieurement, et me rassure aussi, de me dire que malgré tout, je suis toujours la même. Elle me parle comme si je n’étais rien. Moi qui suis journaliste, je suis plutôt habituée à ce qu’on y mette les formes. Ce changement brusque de position sociale me rappelle qu’on n’est finalement rien d’autre qu’un bout de chair.
Je finis dans le bureau du cadre de santé. Je redeviens celle que j’étais quelques semaines auparavant avant d’en arriver là et lui rappelle la loi, les faits, les 24 heures qui se sont écoulées, et demande à parler à un avocat. Il change de ton. Pour lui je ne suis plus une patiente de l’HP, une folle, disons-le, mais une journaliste. Je sens que tout change. Il me fait sortir, appelle le psychiatre. Ce dernier me reçoit. « Il n’y a toujours pas de lit dans votre secteur. » Alors, il me laisse sortir. Sans rendez-vous, avec un médicament, il est désolé, l’hôpital public est en train de mourir. Je le sais, mais là plus que jamais.
Dehors, je ressens un puissant sentiment de liberté. Nous sommes le 4 janvier et je découvre enfin l’air de 2023. Rien n’a changé dehors, mais tout a changé à l’intérieur de moi. Mon téléphone sonne. Il y a ceux qui s’inquiètent, ceux qui jugent, ceux qui ne disent rien, et puis ceux qui sont là, peu importe le reste. Pour la première fois de ma vie, je décide de ne pas avoir honte, alors j’écris ce papier. Je suis enfin prête à rebouffer ma tartine de merde tous les jours.
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