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J’ai passé trois jours à manger comme un millionnaire

Illustration: Sofie Kampmark

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Il est 06 h 45 du matin. Les enfants viennent de me réveiller. On est vendredi et ils veulent absolument aller à l’école. J’ai dû dormir 2 heures à tout casser. J’ai une gueule de bois colossale. Ma tête et mon corps sont sur le point d’exploser. Mes jambes sont ankylosées, j’ai des sueurs froides et dans quelques minutes je vais devoir affronter des parents frais comme des gardons en comparaison de l’état loqueteux dans lequel je me trouve. Je suis furieuse contre l’Ambassadeur. Tout est de sa faute. Il m’a piégé. Je n’aurais jamais dû lui dire oui. Je ne sais pas comment je vais survivre deux jours de plus.

Je suis en plein milieu d’un marathon gastronomique : le Dining Impossible, le dîner le plus sélect du monde. Trois jours de gastronomie exceptionnelle dans les trois meilleurs restaurants du monde à Copenhague.

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Quelques heures avant l’enfer de la cuite, j’étais au Balthazar, le bar à champagne du luxueux hôtel d’Angleterre. Je prenais congé de mes compagnons de table : l’Ambassadeur, le Joueur de Poker, la Marchand d’Armes, le Directeur de Banque, le Trader, les Jet-setteurs, le Batteur, le Geek Millionnaire et leurs acolytes. Ils ont tous des noms plutôt normaux mais garder leur anonymat était la seule condition pour que je puisse vous raconter cette histoire.

Le premier jour m’a foutu par terre. J’avais entendu beaucoup de rumeurs sur le Dining Impossible. J’avais imaginé encore plus de trucs et je n’ai pas été déçu. On est resté toute la nuit au Geranium, le trois-étoiles perché au sommet du Parken Stadium à Copenhague, dans la salle privée du chef Rasmus Kofoed, détenteur d’un Bocuse d’Or et superstar de la cuisine. « The place to be » quoi.

L’Ambassadeur, plus connu sous le nom d’Ambassadeur culinaire ou même Ambassadeur des plaisirs, comme il a été rebaptisé un jour par le ministre des affaires industrielles de Thaïlande, n’est autre que Kristian Brask Thomsen. C’est lui qui a inventé cet incroyable concept de dîner il y a 4 ans. On lui a rabâché que c’était impossible de prévoir les réservations, laisser seuls les invités et tout ça dans des restaurants comme le Geranium, l’AOC ou le Noma pendant trois nuits d’affilée. Mais il a tenu bon et nommé l’évènement « Dining impossible ». De Barcelone à San Sebastian, New York, Lima, Hong Kong, ce fameux dîner est de retour pour la 4e fois à Copenhague.

Je suis parvenu à déposer les enfants à l’école sans alerter les services sociaux, ce qui est un véritable exploit étant donné l’état scandaleux dans lequel je me trouve. Je retourne me pieuter et me remémore les évènements de la nuit dernière. Le Trader a été la première personne à qui j’ai parlé :

« Vous faites quoi dans la vie ? », m’a-t-il demandé.

« J’écris. »

« Journaliste ? »

« On peut dire ça comme ça. »

« Alors vous écrivez des mensonges ? »

« J’écris ce qui se vend. »

J’aime vraiment bien le Trader.

Illustration: Sofie Kampmark

Le dîner au Geranium a été un festival de perfection simple et sans efforts. Kofoed vient d’une autre planète quand il s’agit de technique et de précision. On nous a servi des couteaux dont la chaire était si fine, si délicate et si belle que j’en ai été malade rien qu’en pensant au travail que leur préparation avait dû représenter. On a eu droit aussi à des « pierres d’aneth » faites avec du maquereau et du raifort. Elles étaient d’un vert émeraude et si brillantes qu’on aurait dit des galets polis par des milliers d’années et rejetés sur la berge. 22 plats au total. Tous accompagnés de leurs vins.

Tout le monde était ivre. Une invitée ayant le vin mauvais a légèrement pourri la soirée. Elle s’appelait Maja. Elle s’est assise sur le rebord de la fenêtre où elle est parvenue à briser une lampe vintage danoise avant d’être élégamment mais fermement escortée hors du restaurant. Est-ce que tout ça s’est vraiment passé ? J’étais en train de me refaire les évènements dans mon lit trempé de sueur quand un SMS m’a interrompu. « Êtes-vous sur la liste de l’Ambassadeur ? » Bien sûr que oui, bordel ! Douche, sweatshirt et j’enfourche mon vélo.

Kristian est un hôte parfait. Un doux mélange de formalité et de charme. Un tsunami de blagues débiles et un véritable jukebox de tubes miteux des années 1980 lorsqu’il est éméché au petit matin. Sa tenue est impeccable. Il parle avec un accent affecté, comme s’il était issu de l’aristocratie alors qu’il vient d’une petite ville bourgeoise du Jutland. Beaucoup de choses dans la vie le laissent perplexe, mais cette perplexité ne va jamais plus loin qu’un haussement d’épaules. C’est un self-made gourmet, dandy de la tête aux pieds, arborant fièrement une poche sur sa veste de dîner.

On mange un burger, on boit un verre de vin blanc et les choses vont tout de suite mieux. Sauf pour le Trader. Une histoire de club de strip-tease avec le Directeur de Banque.

Une demi-heure après avoir reçu le SMS, je le rejoins au niveau du Cirkelbroen, le fameux pont d’Olafur Eliasson, à l’entrée du restaurant n°2. Il sirote un verre au soleil. Quelques invités sont déjà là et c’est bon de les voir aussi cuits que moi. La Marchand d’Armes témoigne : le premier matin est le pire. Je pousse un soupir de soulagement quand je m’assois à côté du Batteur. Il est arrivé de New York hier après-midi, quelques heures avant le Geranium. Il est impatient et bat la cadence de temps en temps sur la table sans même s’en rendre compte. Il est à la retraite maintenant. Il est sourd comme un pot. Quand il sort avec ses potes à NYC, ils passent la nuit à gueuler « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? », autour de la table.

On mange un burger, on boit un verre de vin blanc frais et les choses vont un peu mieux. Le Trader a encore l’air super mal. Une histoire de club de strip-tease la nuit précédente avec le Directeur de Banque.

Le restaurant du deuxième soir, c’est l’AOC. À l’inverse du Geranium, on peut sentir la nourriture à plein nez dès qu’on y entre. Une odeur de bouillon envahit les narines : un doux fumet du chou braisé. J’ai senti un petit quelque chose au creux de mon ventre que j’ai volontairement confondu avec de la faim. On se retrouve de nouveau dans la partie privée du restaurant – qui est magnifique. Je suis assis entre l’Ambassadeur et le Directeur de Banque.

L’Ambassadeur est confus. « Il n’y a pas assez de femmes », se plaint-il. Pour ma part, je m’en bats les rouleaux. Le Directeur de Banque, qui vit à Londres, est d’humeur bavarde et d’excellente compagnie. Il parle benchmark. L’Ambassadeur est un créateur de benchmark en matière de gastronomie. Et c’est parfaitement logique. Qui aurait envie d’investir dans un projet de loser ? Ensuite, il m’explique comment il a contribué à restructurer la dette abyssale de la Grèce.

On frôle le génie avec un tout petit plat d’oignon parsemé de caviar et de fleurs de sureau. Les pommes de terre fumées aux œufs d’ablette sont dingues.

La cuisine de l’AOC est généreuse dans le meilleur sens du terme. Juste au moment où vous pensez basculer dans la cuisine gastronomique expérimentale, cette délicieuse et réconfortante bonne chère vous tombe dessus. On frôle le génie avec un tout petit plat d’oignon parsemé de caviar et de fleurs de sureau, les pommes de terre fumées aux œufs d’ablette et leur émulsion de beurre noisette sont juste fabuleuses. On nous sert même un flet en arêtes à déguster avec les doigts. L’un des Jet-setteurs a refusé de se prêter à l’exercice et s’est levé pour raconter une blague cochonne. Juste pour rétablir l’équilibre en somme.

Alexander est notre serveur cette nuit. Il n’a que 23 ans et c’est déjà une star ! On s’incline tous face à lui. Le Batteur raconte quand il jouait avec Stevie Wonder. Ce genre de soirée quoi.

La carte des vins a raison de nous. On ne finit donc pas très tard. Dans le hall du restaurant on parle avec les cuisiniers en charge du fumage. Le Geek Millionnaire explique qu’il a réussi à vendre sa Lamborghini. Elle ne supportait pas la chaleur de Dubaï. Des Lamborghini en feu. C’est un gros problème là-bas visiblement. Il se marre. Je jette un œil sur mon vélo et son siège bébé. Il est posé contre le mur et recouvert d’eau de pluie.

Illustration: Sofie Kampmark

L’après-midi suivant, samedi, je rejoins le groupe à Grisen (le cochon), le restaurant le plus hype de la ville, dirigé par le turc le plus hype de la ville : Umut. Les autres ont déjà tous été chez John’s Hot Dog Deli dans le Meatpacking District de New York où ils ont pu savourer des hot-dogs au foie gras. Bien sûr. Tout ça est tout à fait dans le goût de l’Ambassadeur. Umut nous a confectionné un hot dog au caviar et au chanvre. Je m’imprègne de son odeur tellement il est bon. Le Trader est KO. Il part sur un sandwich au rôti de porc et on a tous l’air en bien meilleure forme. Tout ça à grand renfort de Fernet.

Umut dépose un gigantesque sandwich au rôti de porc devant moi. Il baigne dans la béarnaise et il est accompagné d’une montagne de frites. L’Ambassadeur a l’air inquiet. Et notre repas de ce soir au Noma alors ? Il m’interdit de toucher à ce mastodonte. Comme si je pouvais. Le Joueur de Poker et le Trader s’en tamponnent le coquillard et engloutissent le tout sans ciller sachant parfaitement qu’il y a peu de chance que nous retrouvions du steak au menu par la suite.

Le Geek Millionaire explique qu’il a vendu sa Lamborghini parce qu’elle ne supporte pas la chaleur de Dubaï. Il rit. Je regarde mon vélo avec son siège enfant.

La femme du Trader a emmené les autres épouses écumer les magasins de fourrure. On se demande si le mot « soldes » a encore du sens dans la mesure où les manteaux passent de 20 000 $ à 12 000 $. Il ouvre une bouteille de rouge et râle un peu car il devra faire des heures sup’ la semaine prochaine.

Je me colle au Joueur de Poker et l’accompagne pour une balade dans le quartier de Nørrebro. On discute scolarité, mômes et même pédagogie. Étant donné le piteux état dans lequel je me trouvais ce matin, je suis vraiment très mal placé pour donner des conseils en la matière. Mais ce genre de bluff est justement ce qui fascine le Joueur de Poker et c’est d’ailleurs ce qu’il fait de sa vie. Je sens mes idées préconçues fondre comme neige au soleil. Et je n’aime pas ça.

Si écrire des papiers sur la bouffe est votre taf, alors Copenhague est une ville faite pour vous. Merci qui ? Merci le Noma et René Redzepi ! Le Seal Fucker (c’était son surnom avant de finir chaque année sur le podium du World’s 50 Best) a conquis le monde et créer un miracle culinaire dans la ville. Entreprendre un marathon de dîners gastronomiques comme celui qu’on fait aurait été inenvisageable dans l’ère pre-Noma.

Il y a un yaourt au lait de brebis et aux fourmis. Du crabe royal servi avec du jaune d’œuf fermenté. Des raviolis aux crevettes avec des feuilles de nasturtium en guise de pâtes.

L’Ambassadeur se tient justement près de la fenêtre, dans la salle à manger privée du Noma, au premier étage. Il porte une veste blanche. Les autres invités arrivent au compte-gouttes. Tous ont l’air impatients même s’ils ne savent pas vraiment à quoi s’attendre. Notre petite équipe accueille deux nouveaux membres : une investisseuse américaine et son chef privé. Tous deux arrivent en provenance directe de Lake Como où elle était en vacances.

Je passe le dîner entre cette nouvelle venue et le Geek Millionnaire. Aucune personne saine d’esprit ne trouverait à redire sur cette compagnie. Je n’ai pas la moindre idée de ce que foute les investisseurs capital-risque au quotidien mais elle m’explique patiemment, avec cet accent typiquement californien, en quoi consiste son activité. La petite amie du Geek Millionnaire, qui vient de l’Essex, est géniale. Elle mène une vie mondaine à Dubaï mais semble avoir une saine distance avec tout ça. Elle est marrante. Tout comme son mari. Cette claque.

Illustration: Sofie Kampmark

Certains vous diront qu’au Noma, ce n’est pas vraiment une histoire de bouffe. Certes, le restaurant fait partie de l’avant-garde, mais ça n’a jamais été son objectif. Quelques plats sont, de loin, bien meilleurs que tout ce que nous avons goûté au cours de ces trois derniers jours. Il y a même un yaourt au lait de brebis et aux fourmis. Du crabe royal servi avec du jaune d’œuf fermenté. Des raviolis aux crevettes mais avec des feuilles de nasturtium en guise de pâtes.

De temps en temps, des touristes « visitent » le premier étage. Ce n’est pas dérangeant mais on s’en rend un peu quand même compte. Plus tard, c’est à notre tour de visiter la cuisine, ce qui est un peu inutile. Je me sens comme un passager en croisière qui coche sa To-do list.

On finit la soirée dans un club en plein cœur de Copenhague où le champagne et le gin coulent à flots. L’Ambassadeur danse avec un groupe de femmes, et se déhanchant avec l’enthousiasme frivole d’un ado au bal de fin d’année, transpirant comme un cheval. Je me dirige dehors pour discuter avec la Marchand d’Armes en sirotant une bière.

Je me tiens devant l’évier de la cuisine. Il y a deux kilos de moules qui attendent d’être nettoyées. Je me sens abattue de tristesse à l’idée de devoir préparer mon propre repas.

Elle me parle de la chasse et de son deuxième passe-temps : le commerce de diamant. J’aurais pu l’écouter pendant des heures. La première nuit elle s’est elle-même décrite comme une « Tueuse née ». Je la crois bien volontiers. Son mari et elle-même sont d’une compagnie plus qu’agréable. À un moment donné, des nanas ivres viennent s’immiscer dans le groupe. Elles portent toutes des oreilles de Mickey à l’occasion d’un enterrement de vie de jeune fille.

L’Ambassadeur nous rejoint dehors, trempé de sueur comme un fou du Disco. D’autres personnes sont également en nage et quand ils s’approchent trop de la Marchand d’Armes, elle leur dit immédiatement de reculer. J’adore ça. Elle remet ses boules Quiès et retourne au bar pour recharger son verre. Je m’entretiens avec son mari à propos de son travail pour The Association of Forensic Odontology. Il s’envole pour les zones de crise dès qu’il y a des corps ayant besoin d’être identifiés via leurs empreintes dentaires. C’est dur de décrocher le regard de l’énorme diamant qui étincelle sur le revers de sa veste.

Nous nous laissons entraîner par la musique. Je repars faire un petit tour dehors. Dans un coin, l’un des Jet-setteurs roule une pelle à l’Investisseuse. Les autres discutent, s’enlacent, picolent ou dansent. Et là, ça me heurte de plein fouet : ils vont me manquer. Je me sens comme à la fin d’une colonie de vacances. Nous avons passé de bons moments ensemble. Je m’en vais avant d’avoir la larme à l’œil. Sur le chemin du retour, je fredonne « Lady in red ». Mais l’ont-ils seulement passé ?

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C’est dimanche soir. Je me tiens devant l’évier de la cuisine. Il y a deux kilos de moules qui attendent d’être nettoyées. Je me sens abattue de tristesse à l’idée de devoir préparer mon propre repas. Triste qu’il n’y ait plus d’étoiles Michelin. Triste de ne plus être en compagnie de la Marchand d’Armes et du Joueur de Poker. Ça n’a jamais été une question d’argent pour eux. Ils étaient là parce qu’ils le voulaient. C’était une quête de ce qu’il y a de mieux en gastronomie, de l’expérience la plus prestigieuse que l’argent puisse acheter. Et l’Ambassadeur est indubitablement l’homme de la situation.

Je lui ai écrit pour lui dire que je me sentais vide à l’intérieur. « C’est parfaitement normal » m’a-t-il répondu. Mais je n’en ai rien à faire de la normalité. Je veux plus de 60 plats en trois jours et dans les meilleurs restaurants du monde. Je veux les trois cartes des vins au complet et tout ce qui va avec. Mais surtout, je veux simplement dîner avec une marchand d’armes qui vend des diamants pendant son temps libre.


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES Danmark