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Si vous n’êtes pas sur une pochette de disque de Janette Beckman, c’est que vous êtes nés à la mauvaise époque

La galerie parisienne Le Salon à Paris a accueillit l’exposition « Mashup », où plusieurs artistes ont revisité le boulot de celle qui a photographié les plus grandes figures du hip-hop et du punk des trente dernières années : Janette Beckman. De EPMD à Jose James en passant par Grandmaster Flash, Police ou Ministry, Janette a immortalisé un semi-remorque de groupes et d’artistes de catégorie supérieure, menant une inlassable quête de la photo parfaite, du portrait le plus authentique possibl, entre New York et Londres, sa ville natale. Mais si on connaît surtout Janette pour ses clichés hautement icôniques de Run DMC, LL Cool J ou Busta Rhymes, il ne faut pas oublier qu’elle est aussi l’auteure de nombreuses pochettes de disques. Armée d’une tasse de thé brûlant, elle nous a raconté l’histoire de quelques-unes de ces covers, et pas forcément les plus évidentes.


Jose James – No Beginning No End (2013)

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Noisey : Cette photo me rappelle celle de Big Daddy Kane que tu as prise en 1989.
Janette Beckman : J’ai rencontré Jose James quand je travaillais pour le magazine Jocks And Nerds. On a tout de suite accroché, dès la première séance. J’ai fait des portraits de lui qui ont fait des doubles pages dans plusieurs mags, j’ai aussi fait des photos promo de lui et on est devenu de bons amis. Un jour, il m’a dit « je veux que tu fasses la cover de mon album », j’ai évidemment dit oui, c’était cool. On était en rendez-vous avec la maison de production, installés dans un bureau—Jose, moi, son manager et d’autres personnes— et le D.A. de l’époque a lancé « est-ce que vous avez déjà travaillé avec du feu ou une boule de cristal ? Ca pourrait être génial. » On s’est tous regardés en pensant la même chose : « Euh, pas trop, non ». On n’a rien dit du tout mais on s’est compris. Jose et moi, on avait une idée en tête. Il était signé sur Blue Note Records. On a alors décidé de faire un truc dans cet esprit, avec des tons de bleus un peu partout. J’adore ce visage, ses yeux, comme s’il était en plein rêve. Je trouve ça beau.

C’est vrai qu’elle ressemble à celle de Big Daddy Kane. Ils sont totalement concentrés sur le moment mais on sent une sorte de flottement aussi. C’est ça que j’aime. On a aussi fait un livre avec Jose, sur sa première année passée chez Blue Note. On a voyagé à Amsterdam, je l’ai suivi partout, dans les coulisses, etc. Aujourd’hui, on est toujours très proches. Il sort bientôt un morceau hommage à Billie Holliday et la pochette sera une photo que j’ai prise a Amsterdam.


Leaders of the New School – A Future Without A Past (1991)

Celle-ci m’a particulièrement attiré, à cause des déformations.
J’ai fait beaucoup de photos des Leaders Of The New School. Je suis allée les voir chez eux, j’ai rencontré leurs parents, j’ai zoné avec eux à Long Island, je vivais presque avec eux. On passait des journées entières à prendre des photos dans les rues. On a aussi fait des photos en studio (qu’on peut voir sur mon blog). Ce sont vraiment des types géniaux. Je me rappelle qu’à chaque fois qu’on se voyait, ils étaient là « Woooh ! Quoi de neuf Janette ? ». Busta Rhymes était si jeune, ils étaient tous très jeunes. Maintenant, ils sont tous si grands… Les déformations ne sont pas de moi, c’est le designer qui s’en est chargé. J’avais simplement pris les photos et après, avec les effets, ça a donné cette impression de marche, vue du dessous.


Richard Valentine – Come Back Lover (1988)

Cette photo est l‘une des seules, si ce n‘est la seule, où l’on voit un homme dénudé, qui au passage, a un corps très semblable au mien.
[Rires] Je ne me rappelle plus vraiment de cette séance photo. Il me semble qu’on avait un fond vert dans le studio. Et il y avait cet homme musclé. L’équipe voulait faire quelque chose de chic, style Laurence d’Arabie. On avait dû l’enduire d’eau ou d’huile pour que ça brille. Je crois qu’il était signé chez Sleeping Bag Records. J’ai beaucoup travaillé avec ce label. Je ne me rappelle pas énormément du morceau mais le gars était vraiment mignon, ça je m’en rappelle.


The Screaming Blues Messiahs – Bikini Red (1987)

Un des seuls gros plans de ton catalogue.
Ah super, j’adore celle-ci. J’avais pris plein de photos différentes du type, de près et de loin. Il avait un visage très intéressant. Les lunettes de soleil étaient tellement cool à l’époque en plus, et là il n’y a aucun reflet sur les verres. On voulait qu’il reste mystérieux, exactement l’impression qui se dégage de cette photo.


EPMD – Unfinished Business (1989)

Cette photo est tellement mythique. C’est un de tes clichés les plus célèbres.
J’ai fait beaucoup de pochettes pour leur label. Avec EPMD, j’en avais déjà fait deux, dont celle de Strictly Business. À l’époque, personne n’avait de téléphone portable. Je leur avait juste dit de me rejoindre à tel endroit, à telle heure. C’était près de Long Island je crois, juste à coté d’une plage. Il n’y avait pas un rat. C’était l’hiver, le soleil était en train de tomber et les gars n’arrivaient toujours pas. Quelqu’un m’a averti (sur mon pager) qu’Erick avait eu un problème mais qu’il était en route. J’avais une idée en tête mais vu leur retard, je pensais que ça allait être fichu. Puis j’ai entendu un ronflement de moteur au bout de la rue, je savais que c’était eux. Dès qu’ils sont arrivés, je leur ai crié « dépêchez-vous ! Garez les voitures avec un angle à 45 degrés, comme ça et mettez-vous là. » J’ai été surpris par leurs vêtements. On aurait dit des pyjamas de femme. Je n’avais encore jamais vu ça dans le hip-hop mais c’était super cool. Je voulais faire une photo à la cool, avec une perspective sympa. Ca nous a pris dix minutes et cette photo est sortie. Elle est devenue incontournable aux USA, les gens avaient cette photo imprimée sur des T-shirts, etc. L’album est un vrai classique aussi.


Jungle Brothers – Doin’ Our Own Dang (1990)

On dirait des enfants en train de jouer avec des instruments en plastique. La photo respire la bonne humeur, la joie de vivre, le fun.
Oui et j’adore vraiment ces gars. C’était à l’époque où le hip-hop était en pleine mutation. Ce jour là, il y avait De La Soul, The Jungle Brothers, Monie (Love) que je connaissais car j’avais fait une cover pour elle, et bien sûr il y avait les Tribe (Called Quest). Les choses ont changé maintenant, les rappeurs parlent d’armes, sur des gros beats, avant c’était du « hippy trippy hip-hop », avec des pointes de musiques africaines, etc. On a fait cette photo en studio car je savais qu’il y aurait du monde. On avait cette petite batterie et ces instruments en plastique, ils se sont tous amusés avec. Tu as raison quand tu dis que la joie de la photo est communicative, c’était l’anniversaire d’un des Jungle Bros. On avait un gros gâteau, des bières, on passait du bon temps et c’est ce qui ressort sur ma photo

Donc il n‘y a aucune mise en scène, tu ne leur avais pas donné aucune instruction?
Je n’ai pas l’habitude de faire ça. Je savais qu’on aurait une batterie et que Monie serait la seule fille, aucune autre idée du shoot. Les choses se font naturellement et je préfère également quand les gens sont naturels sur mes photos. Récemment, j’ai fait un shooting de mannequin pour pieds à Paris, dans un endroit plein de graffiti et c’était pareil. Il y avait dix personnes, les choses se sont faites naturellement et on s’est beaucoup marré.


The Police – Zenyatta Mondatta (1980)

Je crois qu’il y a eu quelques soucis de dernière minute pour cette photo. Raconte-moi.
C’est la seconde pochette que j’ai faite pour Police. Pour la première, j’avais pris mon nouvel appareil photo que je venais d’acheter avec tout mon argent, et on m’a demandé de prendre une photo de ces trois punks pour leur album, je me suis dit « oh cool ». Elle a été prise en Hollande, ils avaient loué un studio au beau milieu d’un bois pour la séance. Je ne travaille jamais avec un assistant et ce jour là, j’avais prévu des lumières que j’avais loué spécialement pour le shooting. On a tout branché et je me suis rendu compte qu’en fait, il manquait un câble… J’avais l’air tellement bête. J’ai dit au DA, « on a un problème avec les lumières, elles ne marchent pas ». Alors on a tout simplement décidé d’utiliser les lumières dont disposait la salle. C’est pour ça qu’on a ces tons orangées. Ce n’était pas du tout l’idée de départ mais parfois il faut faire avec. Au dos de l’album, on peut les voir avec des instruments, un micro, etc. Les photos proviennent de la même séance.


GrandMasterFlash & The Furious Five – On The Strength (1988)

Cette séance avec Grandmaster Flash & The Furious Five avait l‘air ingérable.
À cette époque j’étais une grande fan de Grandmaster. Je vivais à New-York, dans un de ces quartiers super dangereux—aujourd’hui très tranquille—et j’avais toujours sa musique dans la tête. C’était vraiment la jungle, tu avais des junkies dans la rue, des mecs avec des battes de base-ball, etc… Tu avais sous les yeux tout ce dont ils parlaient dans leur musique, enfin en partie. J’étais donc très contente de faire cette cover en 1988. Ils étaient signés chez Atlantic Records, un gros label et la DA m’avait dit qu’ils voulaient « faire un shooting dans un showroom Rolls Royce, avec des filles en bikini et du champagne. » Je crois même que dans le contrat il était écrit qu’ils voulaient du Moët & Chandon. Je me suis dit « ok, pas de soucis, c’est leur argent après tout ». Donc j’ai trouvé ce showroom Rolls à New-York et un ami styliste m’avait dégoté des bikinis.

C’est une des premières pochettes bling-bling de l’Histoire finalement.
Oui, c’est super bling-bling. Tout le monde était taré à ce shooting. Tout le monde buvait du champagne. Melle Mel avait une barre de fer et il faisait peur a tout le monde avec, pour rigoler, il y avait beaucoup de bruit, de la musique, etc… Je voulais avoir une bonne perspective et vu que je suis petite, je devais tout le temps crier « stop ! Mettez vous comme ça » pour me faire entendre, mais personne ne m’écoutait, tout le monde prenait du bon temps. Quand on a enfin réussi à réunir tout le monde, je me suis rendu compte que leur style était vraiment incroyable. Puis on s’est aperçu que CowBoy manquait à l’appel. Personne ne savait où il était. Sûrement à Harlem, pour des histoires de drogue ou autre, on ne savait pas. Ils ont donc décidé de le remplacer par Brody avec les fringues de Cowboy. Et on a shooté. Ca fait très 80’s comme photo je trouve. Je les avais déjà photographié avant mais là, c’était juste incroyable.


Captain Sensible – Women and Captains First (1982)

Et cette photo de Captain Sensible ? Il y a une vraie mise en scène là. C‘était également une période de transition entre le punk et le rap.
J’habitais à Londres à l’époque. Captain était sur A&M Records, je l’avais déjà photographié mais dans un autre contexte, dans la rue. Là, le DA avait eu cette idée incroyable de construire un gros bateau, un gros bout de plastique dans le grand studio d’une très grosse production. Avec énormément de lumière. J’étais plutôt habituée aux photos de rue, mais j’ai quand même accepté le job. Je crois qu’il y a une fille des Dolly Mixture dans le bateau. En tout cas, Captain Sensible était super drôle, super gentil. On était plus dans un délire cinématographique, pas ce que j’avais l’habitude de faire mais bon… Sinon c’est vrai, on peut dire qu’il faisait du punk-rap. Je l’avais aussi pris en photo avec des filles sur une plage, il portait un short et les filles avaient des robes hawaiiennes mais en fait on était en Angleterre et il faisait super froid !


Ministry – Work For Love (1983)

Sur cette photo, Al Jourgensen n’a rien à voir avec le « Monsieur Indus » qu’il est devenu aujourd’hui, visage angevin, air pensif...
Alors celle-ci, c’etait à l’époque où j’étais une grande fan de Ministry. La séance photo avait été très calme. Rien à voir avec celle de Grandmaster Flash, tout le monde était posé, concentré. J’ai toujours pensé que Ministry méritait plus de reconnaissance. Ca faisait longtemps que je n’avais pas vu cette photo. Il ne devait y avoir que lui et moi dans la pièce au moment du shooting, personne autour, aucun directeur artistique. Et c’était un musicien que j’adorais donc c’est un souvenir très sympa.

Martine Franck a écrit que la photo est « un instant capturé qui ne reviendra jamais. » Est-ce que ce mash-up était une manière de donner une seconde vie à tes photos ?
La plupart de ces photos ont été prises dans les années 80 à New-York, et quelques-unes à Londres. Je capturais un moment, un peu d’Histoire. Pour moi, réinterpréter mes clichés, les faire retravailler par d’autres artistes est l’essence même du punk et du hip-hop, car le hip-hop mélange un tas de styles. Donc oui, c’est l’occasion de donner une seconde vie et un nouveau sens à mes images.

Tu as laissé carte blanche à la galerie ?
Oui, je leur ai envoyé différentes photos en PDF et je leur ai demandé d’en choisir une. Une en cadeau, et une pour bosser dessus. Ils ont tous livré leur propre interprétation de la photo. Tout le monde a fait des choses différentes et très liées à leur style respectif. Quand tu fais de la photo, c’est un moment figé, en attendant l’instant d’après. Collaborer avec d’autres artistes, ça permet d’étirer cette temporalité. Je trouve ça top.


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