Je dealais des clopes pour le plus grand cigarettier du monde

Après avoir obtenu mon diplôme en journalisme, j’ai décidé de suivre la voie la plus logique au monde : j’ai travaillé pour une entreprise de cigarettes. Et pas pour n’importe laquelle : pour Philip Morris, le premier cigarettier à capitaux privés au monde. (Je dis toujours « Philip Morris », parce que « Altria » – un nom certainement proposé par un stagiaire pour que la compagnie puisse vendre à la fois des cigarettes et du fromage en tranches – évoque plutôt un programme d’échange universitaire en Europe de l’Est qui sent la morve et la levure). Philip Morris ne m’a pas couverte d’or, mais m’a offert largement plus que n’importe quel job de pigiste débutant. J’ai donc joyeusement emménagé à New York pour vivre dans un bel appartement de fonction, avoir une voiture de fonction, et surtout quitter le cercle maudit des jeunes diplômés au chômage. (P.-S. : Entrées d’argent et dépenses sont intimement corrélées. Plus je gagne, plus je dépense, plus je me sens pauvre, et plus je suis dépendante de mon boulot. Vous avez tout compris.)

J’aimais vraiment ce boulot. Du moins, certains aspects. En soirée, il me suffisait de dire « Je vends du tabac » pour être immédiatement considérée comme l’incarnation du diable. Quand les gens me questionnaient sur mon boulot et me demandaient si je fumais, je leur faisais croire que je tapinais à la sortie des écoles pour raconter à des fumeurs potentiels de 8 ans que la cigarette ne provoquait pas une mort lente et misérable ou pire, des problèmes de peau. Et quand ils me demandaient si j’avais vu Thank You For Smoking, je levais les yeux au ciel. Je me défendais ; je défendais Marlboro.

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J’ai pu reprendre mes études grâce à l’argent que j’avais amassé chez Philip Morris, et un jour, pendant un cours, un professeur a demandé : « Ça vous gênerait de travailler pour une marque de bière ? » Apparemment, ça ne posait problème à personne. Le prof a ensuite demandé : « Et ça vous gênerait de travailler pour une marque de cigarettes ? » Il a posé cette question comme s’il venait de nous demander : « Vous trouvez ça bien de tuer des nourrissons ? » Un ton qui, donc, ne laissait pas beaucoup de place au débat. La classe a dit non à l’unisson, et, évidemment, ça m’a gavée. Alors je me suis levée et j’ai dit : « Je travaille pour une marque de tabac. Je ne crois pas que ce soit pire que de travailler pour McDonald’s. » Il n’était pas d’accord. Il m’a répondu qu’une seule cigarette nuisait à la santé, contrairement à un bon gros Big Mac. Il s’est lancé dans un tas d’explications fumeuses qui ressemblaient dangereusement aux slogans en noir sur fond blanc qu’on trouve sur les paquets de clope, puis a conclu avec un : « Je suis plus vieux que vous, donc j’ai raison. » Logique. Vous avez tous vu Food, Inc., vous savez que McDonald’s pulvérise de l’ammoniac sur ses hamburgers pour les protéger de la bactérie E. coli, tout en essayant de séduire les très jeunes enfants. Placer McDo au-dessus d’une entreprise de cigarettes, est, sur le plan moral, quelque peu biaisé.

Bon, il avait raison sur un point : il ne faut pas travailler pour une marque de cigarettes.

Cependant, ça n’a rien à voir avec l’éthique. Vendre du tabac, c’est pas si différent du fait de vendre, genre, de la Smirnoff Ice pour conquérir le marché des toutes jeunes filles. C’est juste la loi de l’offre et de la demande. Les gens derrière Marlboro ou Gauloises ne sont pas de génies malfaisants qui tentent de contrôler le monde en vendant du tabac. Ce serait marrant, mais c’est plutôt le contraire : à la tête de boîtes comme Philip Morris, on ne trouve que des bandes de types légèrement simplets. Logique : pas besoin d’avoir inventé l’eau tiède pour vendre un produit qui rend accro. Travailler pour l’industrie du tabac, ça craint. Vous avez déjà eu ce genre de rêve où vous vous sentez lourd, vous essayez de courir mais vous ne pouvez aller nulle part ? Vous essayez d’appeler à l’aide, mais aucun son ne sort de votre bouche ? Où tout est sombre, et même après vous être réveillé, vous n’arrivez toujours pas à vous débarrasser de ce malaise qui vous a pris durant votre sommeil ? Vous n’arrivez pas à bouger, comme si vous étiez pris dans des marécages ? Bah voilà, en gros, travailler pour Philip Morris, ça ressemble à ça.

Ce rêve récurrent m’occupait quand même 40 heures par semaine. J’ai vu comment le fils du directeur, dont le diplôme n’aurait même pas dû l’autoriser à mettre de l’essence dans sa voiture, a décroché une promotion devant une douzaine de candidats plus qualifiés. J’ai enduré sans ciller les blagues salaces d’un manager, déjà deux fois rétrogradé, qui avait un penchant un peu trop marqué pour le scotch. J’ai fermé ma gueule quand un directeur a proposé de baisser les prix jusqu’à devenir les moins chers du marché pour vendre plus, tout en pensant : Bravo ! T’as compris ce que le propriétaire d’un bar à vins intègre après deux semaines dans le business.

J’ai menti tout l’été à des lycéens aux dents longues et aux yeux brillants qui rêvaient de monter les échelons de l’industrie du tabac.
« C’est une très grande entreprise, il y a beaucoup d’opportunités d’évolution… » En réalité, si tu n’es pas prêt à foutre ta vie en l’air, tu n’es pas prêt à recevoir le titre très sexy de « directeur des ventes ». À moins bien sûr que tu sois le frère au copain du fils d’un gros client.

Le point d’orgue de ma carrière dans le tabac, c’est le jour où j’en suis partie.

Il y a quelques semaines, j’étais sur le plateau de The Colbert Report et j’ai vu le paquet de cigarettes préféré des cowboys – les Marlboro Rouge. J’ai souri en repensant à ces jours perdus. Le tabac n’est pas mauvais en soi, le problème vient juste du monde de l’entreprise. J’aurais fait le même genre de rencontres pourries – le même esprit consanguin, les mêmes vieux mecs sordides – si j’avais travaillé pour Nicorette. Et, contrairement à mes professeurs qui acceptent l’argent sale des cigarettes pour vendre des diplômes, personne, dans l’industrie du tabac, ne se voile la face sur la réalité de son métier.