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Je mange du bœuf et c’est mon secret le mieux gardé

Boeuf Inde

En général, quand j’ai un après-midi de libre, j’en profite souvent pour cuisiner un peu. Ma cuisine se remplit alors d’une délicieuse odeur, un mélange de pappucharu (une soupe de lentilles typique du sud de l’Inde) qui mijote et de morceaux d’atti tunakalu (du bœuf séché) en train d’être sautés dans la poêle avec un fond d’huile, le tout assaisonné avec de la poudre de piment et du sel. Je verse le pappucharu sur du riz bien chaud, et je dispose quelques morceaux d’atti tunakalu à côté. J’adore croquer ces délicieux bouts de viande et avaler à grands bruits la soupe de lentille et le riz.

J’aime accompagner mes plats de viande de bœuf, mais c’est aussi l’un des secrets les mieux gardés chez les gens comme moi.

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Quand je dis « les gens comme moi », je veux parler de ceux qui appartiennent à la communauté des Dalit (la caste des Intouchables) ou à d’autres minorités en Inde dont la viande de bœuf a toujours été un aliment de base. La loi indienne a interdit l’abattage des vaches dans de nombreux États depuis quelque temps maintenant, afin de ménager la sensibilité des Hindous qui considèrent la vache comme une divinité. La montée d’une force politique de droite dure favorable aux gau-rakshaks, ou protecteurs de vaches, a favorisé la formation de milices et la multiplication des lynchages de consommateurs de viande de bœuf. Souvent, cette justice de rue coïncide avec un traitement médiatique poussé des décisions politiques relatives à la viande bovine. En réalité, la viande de bœuf a entretenu une relation longue et complexe avec la plupart des communautés Dalit comme la mienne bien avant d’être interdite par la loi.

La plupart des communautés de tanneurs de cuir ou de cordonniers comme les Madigas sont également chargés de récupérer les bovins morts. Pendant des décennies, les membres de ces communautés Dalit étaient régulièrement appelés pour évacuer des carcasses de bovins morts dans les rues ou dans des étables. La plupart des gens, y compris des membres de ma famille, prenaient part à cette vocation indissociable de notre caste dans le Madiga gudem (un ghetto Dalit).

Quand une vache, un bœuf, un taureau ou un buffle meurt, les Madigas récupèrent la carcasse, ils attachent les pattes à un poteau assez solide qu’ils chargent sur leurs épaules, et ils emmènent la bête jusqu’à la périphérie de la ville ou du village. Là, la peau est enlevée avec précaution pour être tannée et destinée à la fabrication de chaussures ou de dappus – un instrument à percussion, rond et très élégant. Et lorsque la carcasse est encore en bon état, la viande est mise de côté pour être consommée. « Les propriétaires de têtes de bétail, principalement des gens issus des castes considérées comme supérieures à nous, nous appellent dès qu’ils ont un animal mort dans leur étable », explique Raju, 28 ans, cordonnier et ramasseur de carcasses originaire d’une ville de l’État de l’Andhra Pradesh. « Malheureusement et même si ce boulot de ramassage de carcasses est assez ingrat, c’est un bon moyen de se procurer du cuir, de la nourriture et de faire vivre la famille. »

Contrairement à Raju et ses proches, les miens ne travaillent plus dans ce métier, véritable vocation de notre caste. Mais quand j’étais enfant, mes parents me racontaient des histoires de bœufs et de carcasses qu’ils allaient récupérer ici ou là. Dans ces récits, la viande arrivait dans notre gudem pour y être distribuée aux familles. Chandramma, ma grand-mère paternelle, lavait minutieusement la viande, elle séparait la carcasse en morceaux – les os à moelle, les côtes, la viande, etc. – et elle préparait un assortiment de ces morceaux qu’elle plongeait dans une grande marmite pour qu’ils mijotent sur un kattela poyyi (une espèce de cheminée en pierre utilisée pour cuisiner). S’il restait de la viande, elle la coupait en longues bandes assez fines qu’elle faisait mariner avec du curcuma, du sel, du gingembre et de l’ail. Elle laissait sécher ces bandes de viande au soleil jusqu’à obtenir des morceaux secs et rigides. Ces morceaux de viande séchée, les atti tunakalu, étaient ensuite coupés en plus petits bouts, de la longueur d’un doigt environ, et conservés dans la cuisine. On pouvait alors s’en servir pendant plusieurs mois.

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Le bouillon de bœuf longuement mijoté dans la cuisine familiale est l’un des plats préférés de l’auteur. Photo avec l’aimable autorisation de Jahnavi Uppuleti.

J’ai vu mon père montrer plus d’enthousiasme devant un morceau de bœuf que pour n’importe quelle autre bête. Et son amour pour la viande vient du fait que pendant une grande partie de sa vie, le bœuf était le seul aliment auquel il avait accès. Sans parler du délicieux goût que la viande de bœuf apporte à un plat. Souvent, il raconte même qu’il ignorait l’existence de nombreux fruits et légumes jusqu’à ce qu’il entre à l’université.

« Le fait d’être un Intouchable dans cette société nous a empêchés d’obtenir de nombreuses denrées alimentaires de base faciles d’accès pour le reste de la population », m’a raconté Maisamma, une vieille dame de 70 ans qui habite dans mon gudem. Son défunt mari était cordonnier et ramenait du bœuf à la maison. Elle devait alors nettoyer la viande et l’aider à traiter le cuir pour qu’il puisse en faire des chaussures. « Le bœuf, c’était synonyme de fête ; les gens de notre gudem venaient tous lorsque l’un de nous était appelé pour aller chercher une carcasse. Cela voulait dire qu’on aurait de quoi manger ce jour-là et pour les jours et les semaines à venir. Remplir nous estomacs n’était rien de moins qu’une véritable fête. » La viande de bœuf ou de buffle était la seule nourriture riche en protéines et accessible pour de nombreuses communautés Dalit qui étaient rejetées des villages ou des villes où elles habitaient. Ces communautés n’ont jamais fait partie de groupes qui pouvaient se permettre de vénérer les vaches. Malgré des siècles à essayer d’échapper à la société de castes et à la négation de l’estime de soi, les Dalit sont victimes de campagnes de culpabilisation régulières parce qu’ils mangent ce qui doit être vénéré, mais ils sont également humiliés et qualifiés de charognards bouffeurs de carcasses.

Le morceau de bœuf qui est dans mon assiette me rappelle la maison où j’ai grandi et les histoires qui vont avec même les plus traumatisantes. Un bol de bœuf en curry a peut-être le pouvoir de me faire tutoyer les sommets du plaisir, il me rappelle aussi les secrets que je dois garder dans l’intimité de mon foyer. La peur d’être humilié et les regards qui vous transpercent parce que vous blessez certaines croyances religieuses, tout cela conduit nos familles à se cacher, rideaux baissés, pour manger ce produit qui fait partie de nos traditions culinaires depuis aussi loin que remontent nos mémoires.

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Dans l’État dont je suis originaire, le Telangana, le bœuf, le buffle et le taureau sont autorisés à la vente, mais il est interdit d’abattre une vache ou un veau. Aujourd’hui, de nombreuses communautés Dalit – principalement des communautés de ramasseurs de carcasses comme les Madigas – consomment de la viande de bœuf qui a été ramenée sous la forme de carcasses ou, parfois, de bêtes qui ont été abattues – mais cela reste sous le manteau. La stigmatisation a été poussée très loin. D’abord sur un plan moral et religieux en lien avec notre nature d’Intouchables, mais aussi sur un plan légal. En effet, les Dalit, les musulmans et d’autres communautés marginalisées ont été criminalisés du fait de leur consommation de bœuf, alors que cette viande fait partie de leur culture et de leurs traditions depuis plusieurs siècles. Le bœuf est traditionnellement appelé peddakura, que l’on pourrait traduire par grosse viande, pour éviter de prononcer le nom de la bête. En grandissant, j’ai été invité à célébrer cette pratique discrètement, chez moi, car j’habite dans une grande ville avec des voisins de castes supérieures. L’éducation que mes parents ont reçue pouvait nous conduire à manquer de nourriture, mais jamais de cette peur tenace de l’humiliation et de la stigmatisation dont nous faisions l’objet. Certains de nos proches, qui ont quitté notre gudem, ont même cessé de manger du bœuf malgré leur goût prononcé pour cette viande.

À l’heure actuelle, une nouvelle tendance a vu le jour parmi les jeunes Dalit, notamment les étudiants, écrivains et artistes. Ces personnes essaient de renforcer l’estime de soi chez les nôtres et de contrer la rhétorique des castes supérieures sur ce qui compose la culture indienne. Elles commencent à insister sur la nécessité d’affirmer notre identité à travers quelque chose qui est fortement dénigré et stigmatisé, mais qui a une place essentielle au cœur de très nombreux foyers Dalit. Des établissements éducatifs de premier plan comme les Universités Jawaharlal Nehru, Hyderabad ou Osmania, et bien d’autres institutions à travers le pays, ont vu fleurir une série de « festivals du bœuf » dont l’objectif était d’affirmer notre identité sous un jour positif par la célébration des cultures culinaires qui ont été étouffées. Ces festivals ont réuni de nombreux étudiants issus de groupes de populations marginalisés afin de retrouver la fierté d’appartenir à ces différentes cultures et d’aller à l’encontre de ce que le discours dominant décrit comme la seule et unique culture indienne. « Affirmer nos identités dans un espace diversifié comme une université, c’était un véritable besoin. Particulièrement après la forte augmentation des cas de règlements de compte perpétrés par de soi-disant ‘protecteurs des vaches’, suite à l’interdiction d’abattage de bovins instaurée dans différents États à travers le pays », a ainsi déclaré M. Sree Charan, vice-président du syndicat des étudiants de l’Université de Hyderabad.

Quand je pense au bœuf, je pense au traumatisme, à la fête ou encore à la peur que ressentent les communautés marginalisées lorsqu’elles évoquent ce sujet. Mais je pense surtout à notre volonté de réaffirmer notre identité et notre estime de soi à travers un aliment absolument délicieux. La nourriture fait partie de notre vie quotidienne et les décisions politiques qui s’immiscent dans nos cuisines ne devraient pas être dictées par la peur de l’humiliation ou de la mort.

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