Je me souviens… mais de quoi?

On doit à Lise Payette l’inscription de la devise « Je me souviens » sur nos plaques d’immatriculation. Depuis 1978, ces trois mots ont remplacé le slogan « La belle province », parti depuis orner les façades d’une chaîne de casse-croûtes. S’il est commun de parler de la mémoire comme d’une faculté qui oublie, il est aussi admis d’en parler comme d’une faculté que l’on peut forcer à oublier. On repensera à Gérald Tremblay, le maire le plus socratique de l’histoire récente de la métropole : celui qui « savait qu’il ne savait pas ». Loin des fantoches du grand capital et des propriétaires de bineries du Québec inc. se profile une catégorie d’individus qui sait que « se souvenir » a un prix et que, malheureusement, par les temps qui courent, le Québec magasine surtout dans la section des soldes. Ils sont archivistes, éditeurs, médiathécaires et collectionneurs.

Menacés d’expulsion par la Commission scolaire de Montréal (CSDM), propriétaire du 1214 rue de la Montagne, la Médiathèque littéraire Gaëtan Dostie (MLGD) et le collectif La Passe ont de la difficulté à ne pas rire jaune en pensant à ce qui adviendra de la maison centenaire que la MLGD occupe depuis 2009. À cette adresse se trouvent 50 000 livres, 7000 objets d’art, une librairie, une chambre noire, des ateliers de typographie, ainsi qu’une salle accueillant près de 200 concerts par année.

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Le 27 juin dernier, une lettre recommandée prescrivant de « cesser [les] activités immédiatement » et de « quitter les lieux » a été acheminée à la MLGD, sous prétexte que l’endroit présentait un danger potentiel, en raison de moisissures au sous-sol. Dans un courriel récent envoyé à VICE, Philippe Blouin et Hubert Gendron-Blais, du collectif La Passe, soulignent que la CSDM refuse toujours de fournir son rapport d’expertise, alors que des spécialistes leur ont indiqué qu’il ne reste plus aucune trace de moisissures. [NDLR : La Passe a finalement eu accès au rapport d’expertise, mardi, sous l’oeil des experts de la CSDM, lors d’une réunion à la CSDM.] Questionné par VICE, Alain Perron, responsable des relations de presse à la CSDM, a quant à lui fait savoir que la Commission ne commentait pas les négociations qu’elle menait avec les locataires de ses immeubles.

Ayant découvert la MLGD dans la foulée du printemps 2012, Blouin et Gendron-Blais se souviennent : « Dès notre première visite, on est tombés sur le manuscrit de Nègres blancs d’Amérique et sur des archives de Gérald Godin. On s’est dit qu’il fallait trouver une manière de les exposer et de les mettre en dialogue avec notre situation. »

Une commissaire scolaire indépendante a confirmé aux membres de La Passe que la CSDM n’a fait aucune demande de financement et n’a fait état d’aucun plan précis pour le 1214 de la Montagne lors de la dernière réunion de son conseil d’administration. En avouant n’avoir aucun plan de restitution des lieux à un usage scolaire, ce que la CSDM sous-entend selon La Passe, c’est qu’il serait plutôt question de barricader le tout pour ensuite vendre au privé. En empêchant la tenue d’activités après le 30 septembre 2016 et en forçant l’éviction des occupants, au plus tard le 30 mars 2017, ce que la CSDM semble faire, c’est bel et bien ficher à la porte un outil clés en main de sa mission première : l’éducation.

Se souvenir : du big data au 375e anniversaire de Montréal

Un récent article du journal du Centre national de recherche scientifique [CNRS], au sujet des défis entourant la pérennité des données de la recherche à l’ère du big data, soulignait qu’« à mesure que les instruments et les outils d’analyse se perfectionnent, la quasi-totalité des disciplines fait face à une explosion du volume de données produites chaque année ». Une réalité qui entraîne un sérieux questionnement face à des problèmes tels : « Comment garantir qu’on saura les lire dans dix ou vingt ans? »

Frédéric Savard, technicien en archives audiovisuelles à l’Office national du film (ONF) et Marjorie Grenier-Marcotte, médiathécaire à Radio-Canada, corroborent cette affirmation en soulignant qu’ironiquement, les contenus vidéo des 15 ou 20 dernières années sont plus pressants et difficiles à archiver que des documents sur pellicule qui datent de 1950. Savard ajoute que, s’il y a en ce moment un travail de recontextualisation des archives qui doit être fait, un côté très mercantile est tout de même attaché à celles-ci : « On va évidemment préconiser des contenus qui vont être diffusables par différents clients. Et d’un autre côté, on a des pièces introuvables et inédites, comme la trame sonore du film de Gilles Groulx, Le chat dans le sac, signée John Coltrane et jamais mise en marché. »

L’un des cerveaux derrière La Conspiration dépressionniste, Jasmin Miville-Allard, cofondateur de Moult Éditions et ancien conservateur de la collection d’œuvres et d’objets des Archives des jésuites au Canada, explique : « Aujourd’hui, on a l’impression qu’il faut diffuser tout, le plus vite possible, en suivant l’idéologie de Google. » Il ajoute que l’un des problèmes contemporains du milieu des archives est lié à la mobilité du travail, à la difficulté qu’ont les institutions de conserver leurs employés. Mais par-dessus tout, selon lui, le phénomène de la perte de mémoire volontaire contemporaine est attribuable à une constante générale depuis les années 60 : tout liquider pour des impératifs soi-disant économiques. Un point qui vient toucher quelque chose de fondamental dans l’éthos de l’Amérique, qui fait depuis sa fondation sporadiquement table rase de son passé.

Le contentieux financement des activités liées au 375e anniversaire de la ville de Montréal a de quoi rappeler cette tradition. Du moins, il a de quoi faire grincer des dents certains organismes culturels qui ont laissé tomber l’idée de développer des projets en partenariat avec le Bureau du 375e, tant il y aurait des lacunes au sein de l’organisation de ce dernier. Comme l’explique Louis Rastelli, administrateur de l’organisme à but non lucratif Archive Montréal (ARCMTL), « on parle d’une improvisation totale, une sorte de ”calcul-bénéfice net citoyen”. On nous demandait de calculer combien de Montréalais seraient exposés à nos projets par dollar reçu de la part de leur bureau. » De son côté, le Bureau du 375e, par la voix de sa relationniste, Isabelle Pelletier, a fait savoir à VICE qu’a posteriori de ses deux appels d’offres, les dossiers avaient été traités par un comité de sélection compétent, à la suite d’un processus clair et rigoureux. Notons par ailleurs que le Musée McCord tout comme le Château Ramezay se sont vu refuser les projets qu’ils avaient proposés dans le cadre du 375e (bien que le Bureau du 375e a par la suite approché le Musée McCord afin de concevoir l’exposition itinérante La ville suspendue).Une réalité que soulignait Josée Legault dans un éditorial en juin dernier, et qui montre encore une fois une volonté de faire abstraction des outils et des ressources dont le Québec dispose déjà.

La volonté palpable de certaines instances gouvernementales de mettre de côté l’Histoire n’est pas sans rappeler la dégénérescence entraînée par la maladie d’Alzheimer, dont les premiers symptômes courants sont les pertes de mémoire et les difficultés à communiquer. Il en va ainsi jusqu’au stade de fin de vie, où le soutien fourni au malade est surtout axé sur la qualité de vie et le confort. En fermant les yeux et en s’imaginant assis sur la terrasse d’une tour à condos bâtie au 1214 de la Montagne, on peut presque faire le lien entre ce stade palliatif et le « confort et l’indifférence » dont parlait Denys Arcand, il n’y a pas si longtemps…

Le mois de septembre devrait [théoriquement] s’avérer le dernier pour les activités publiques de La Passe et de la MLGD. Ceux-ci ont mis sur pied le Festival Qui Passe Reste afin de garnir la programmation des lieux.