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Je me suis tapé 3 jours de festival digital non-stop devant mon ordi

Le Bon Air Marseille festival

Il y a tout un tas de memes en ce moment qui circulent pour dire que 2020 ressemblerait à un trailer ringard d’un vieux film de science-fiction dystopique en VHS, quelque part entre Blade Runner, Minority Report et Soleil Vert pour aller vite. Mais si on devait chercher un symbole-totem pour illustrer le fait que nous sommes effectivement arrivé à un tournant de l’Histoire pas très joli-joli, personne ne semble avoir pensé au télécran de 1984 – ou alors c’est le cas et je me suis simplement trompé d’amis.

Dans tous les cas, il faut dire que notre asservissement par écrans interposés, entre les apéros-zooms, les visioconférences et autres concerts « confinés », a de quoi non seulement grignoter une bonne partie de notre jus de cerveau (et de notre attention), mais surtout, de faire de nous une belle bande d’agneaux domestiqués, qui n’auraient plus d’autre loisir que celui de s’épier de manière totalement décomplexée. Agneaux qu’il faudra probablement tondre à la fin de tout ça.

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@ Naïri / Un Autre Air / Festival Le Bon Air / Bi:Pole.

Tout ça pour dire que le festival marseillais Le Bon Air, soit l’un des meilleurs réceptacles du futur de la club music dépenaillée de France, dans un premier temps repoussé, a choisi de faire de son édition 2020 une version exclusivement digitale – mais également plus locale. Rebaptisé pour l’occasion Un Autre Air, il se débarrasse des grosses têtes d’affiches de type Laurent Garnier et/ou Motor City Drum Ensemble pour replacer sur le devant de la scène les valeurs marseillaises du cru comme les jeunes chiens fous de Metaphore Collectif. Le tout retransmis en direct sur les écrans de ceux qui voudraient bien y participer, une série de sets qu’on a pu apprécier pendant près de 3 jours directement depuis son écran d’ordinateur. Ce qui est pratique pour réduire son empreinte carbone, et augure peut-être d’un développement durable de la fête dans le futur ?

Pour vérifier tout ça, et puisqu’on doit être assigné à résidence, j’ai décidé de me taper 3 jours de festival non-stop, tout seul, devant mon ordi, pour voir si la magie seule de la musique pouvait encore opérer sur moi, sans avoir recours à des expédients artificiels comme des drogues de synthèse ou bien encore des amis.

Vendredi

En bon non professionnel de la profession que je suis, j’ai oublié qu’un festival techno pouvait commencer avant 3 heures du matin, du coup je me pointe avec plus de deux heures de retard après avoir bu deux trois coups en terrasse. Il est environ 21 heures, je suis déjà gris, j’ai raté le set de Goldie B et aperçois à peine celui de Judaah, lesquels n’ont pas eu la chance de se produire sur le toit-terrasse, la faute à un mistral tenace. Je dois plisser les yeux pour être attentif, j’avais décidé de faire cette édition en mode straight edge, encore raté.

Suit le live d’Azu Tiwaline, ce qui d’office fait figure de respiration, non pas que les DJ sets me tapent sur le système mais parce que les lives évitent forcément l’autoroute techno de bonne heure. Il faudrait cependant interroger ce qui fait que tout le monde ou presque aujourd’hui tente de faire des trucs qui ressemblent de près ou de loin à des chutes de studio des compilations d’Arabstazy.

Si l’on se fie aux déclarations de son directeur Cyril Tomas-Cimmino dans une interview donnée pour 20 minutes, Le Bon Air n’aurait sans doute pas tenu le coup à la suite d’une éventuelle annulation cet été, du coup on comprend mieux cette étape qui permettra sûrement aux artistes, intermittents et techniciens de tenir le coup cet été, même si le format peut également ouvrir en théorie de nouvelles pistes de diffusion que l’on aurait difficilement envisagées autrement – d’où le but de cet article par ailleurs. Par exemple, je découvre quelque chose que je n’aurais probablement jamais fait en festival, et encore moins en festival à 22h30. Déjà, je n’aurais sans doute jamais été en festival cette heure-ci, et encore moins en train de checker le Soundcloud de Lugal Lanbada pendant son set. Je me rends compte qu’il n’ont sûrement pas voulu mettre leurs lames les plus tranchantes dès le début, son dub arabisant dégage des vapeurs à la fois lysergiques et léthargiques, pardon pour les petites mains de la techno, la musique est très bien mais depuis son canapé il est difficile de ne pas piquer du nez.

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Lugal Lanbana, © Naïri / Un Autre Air / Festival Le Bon Air / Bi:Pole.

Le set de Superchérie ouvre vaguement les hostilités acid, ça démarre un peu, l’ennui est un peu ferme mais poli. Plus tard, pendant que Jack Ollins du Cabaret Aléatoire fait monter le truc, j’aperçois une meuf derrière la console qui danse, je me demande si j’hallucine ou si mon esprit commence juste tout doucement à dériver. Ben non, il y a quand même des gens qui doivent bosser, même si on a bien souvent l’impression d’être seul.

Passée minuit, l’expérience devient franchement éprouvante, car on se rend compte d’une vérité qui dérange : la techno, quand il n’y a pas de drogue, c’est quand même vachement chiant. Pendant le set de Niloc, boss du shop marseillais Extend & Play, quelque chose de relativement plus effrayant qui se met en place dans mon esprit : je ne peux pas changer de scène. J’ai la désagréable sensation d’être condamné pour l’éternité à regarder de la techno coupée à mon eau du robinet, tandis que je ne bois pas, ne fume pas, ne fais rien en somme, et que des amis sont possiblement en train de vivre une expérience de mort imminente qu’ils raconteront à leurs petits enfants ébahis sur leur lit de mort. Il est 4h passées maintenant, il y a moins de 100 personnes connectées sur le livestream et tout un tas de terreurs de l’enfance qui remontent à la surface.

Samedi

« Un vieux peuple, fait pour les grands espaces, le vent de Galerne, le mistral et la tramontane, qui accepte d’être enfermé, ses libertés fondamentales amputées, comme des troglodytes dans une falaise de craie. » Voilà le genre de sentence que je me coltine, prononcée par l’inimitable Philippe De Villiers de passage chez Sud Radio, que j’écoute d’une oreille distraite en même temps que je garde un œil sur le set de Lulu Divine. Il est 17h, il fait super beau dehors, j’ai l’impression d’avoir raté ma vie mais c’est pas grave car je samplerai sûrement les éructations de notre Vendéen préféré sur les « tissus conjonctifs de la France industrieuse » pour mon prochain projet de new disco ironique que j’intitulerai DJ Pascal ProTools. Pour ce qui est de Lulu Divine, puisqu’on est dans la semaine des premières fois, voilà que je me mets à shazamer la collection de son DJ set vinyl only après avoir reconnu des trucs très recommandables comme Saâda Bonaire ou une meuf de new wave polonaise dont je ne me suis jamais souvenu du nom.

C’est de la musique de before, vaguement enivrante et accueillante, et qui me rappelle pourquoi j’avais envisagé devenir pour de vrai à Marseille à la base, ville dont j’apprécie tout particulièrement l’accueil chaleureux, l’accent chantant et la bonne humeur galopante, tout en espérant me rendre compte à la fin de cette phrase qu’il faut que j’arrête de penser comme un gros tas de merde parisien et paternaliste.

J’aimerais dire que le set de Akzidance est pas mal, mais je m’endors juste avant. En même temps, j’ai veillé toute la nuit.

Je me réveille la tête dans le gaz en plein Maraboutage, il est 19h15, et j’ai enfin l’impression de ne plus être seul. DJ Scrap Coco danse avec deux meuf autour de lui. Ça se la colle avec des bières, ça c’est mon spectacle vivant. La musique est un peu pupute, il y a du Lizzo, du Buju Banton, mais c’est bien, ça respire et ça permet de décoller tout doucement les paupières.

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DJ Scrap Coco, @ Elisa Grosman / Le Bon Air Festival / Un Autre Air / Bi:Pole

Je craque un peu dans mon entreprise straight edge et vais m’acheter un petit apéro composé de knacki balls, de tomates séchées, de pinard et d’olives, et qui me revient pour la somme rondelette de 12,46 euros au Cocci Market d’en face. Le budget n’est pas alloué sur celui des notes de frais de la rédaction, mais quand c’est pour l’amour de l’art on ne compte pas.

Mystique balance du Kelman Duran, visiblement nous sommes en présence de gens de goût.

Un échange marrant se met en place dans la section commentaire. Alors pour faire vite un type dit qu’il aimerait bien lui aussi savoir bouger sa graisse comme le font les deux danseuses, un autre lui répond que ses commentaires sont offensants, et le premier s’excuse en disant qu’il ne pensait pas à mal, qu’il n’y avait aucun sexisme de sa part, et qu’il n’était que bienveillance.

Un autre festivalier conclue cet échange sagace par de sages paroles : « Vive les gros boules ».

Suite au set de Moesha 13, la Cartonnerie n’aura jamais aussi bien porté son nom. Il ya quelque chose d’assez réjouissant dans sa manière de mêler rap et samples futuristes, DJ set et paroles scandées, beats turbulents et kicks sortis de l’hyperespace en passant du Elysia Crampton.

Puisqu’une bonne surprise n’arrive jamais seule, le set de Paillettes est sans doute le meilleur du festival jusqu’ici, entre post-gabber des familles et breaks coupés-décalqués. Par moments, je me dis qu’on est enfin arrivés à ce moment de Steak, où ils passent de la musique du futur, totalement absurde et délirante, et que je ne suis pas loin d’être complètement largué. Ce qui est plutôt bon signe pour la musique en fait.

Je commence tout doucement à m’interroger sur ma santé mentale, est-ce qu’on peut être fiché S si on écoute du Sinnead O’Connor gabber qui vire vaguement reggaeton en plein milieu ?

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Dasha et Sasha (Paillettes), © naïri / Le Bon Air / Un Autre Air / Bi:Pole

Toute autre ambiance ambiance avec TTristna, plus « civilisée » disons, qui passe du Robyn, Kane West, Marie Davidson. C’est quasiment de la musique de fond sonore, je bouquine un peu de Hawthorne, je fais d’autres trucs. Je suis fatigué.

Quelqu’un passe ce morceau, et dehors des sirènes de flics retentissent, ce qui ajoute un effet vraie vie – vie digitale très étrange :

Quelqu’un dans les commentaires réclame de la micro house pendant le set de Vazy Julie, ce qui confirme bel et bien que quand on passe sa vie devant un écran, le temps finit par ne plus vouloir rien dire.

Si je ne m’abuse DJ 13 NRV est le seul de la soirée qui porte un masque. Quand je rafraichis la page j’ai l’impression d’entendre toujours le même morceau de gabber patibulaire en boucle. C’est peut-être ce qu’on appelait de la licence artistique quand j’étais à l’école, ou alors c’est mon ordi qui déconne, ou alors c’est le festival qui rencontre des problèmes techniques.

On se dit vraiment que c’est un instantané de la musique en 2020, et pourtant, il y a encore des types comme Israfil pour revenir sous des auspices hardcore. Un set partagé entre l’ultra violence et la débauche d’infrabasses, qui nous dit que le milieu, c’est pas forcément le mieux. Ça devient tellement pas adapté à la circonstance que ça en est presque de l’hypnose. Je sens que je suis sur le point d’admettre des crimes que je n’ai pas commis, on est à 150 BPM minimum, j’ai l’impression que mon cœur va lâcher alors que je n’ai rien pris.

Ciment des nuits marseillaises, Metaphore Collectif nous prouve que quand tu enlèves les gros noms rutilants, il reste toujours le noyau dur, et que pour le coup, il fait plutôt bien le taf.

Shlagga n’est pas le dernier pour la déglingue, mais je ne serai sans doute pas le dernier à aller jusqu’au bout. J’ai l’impression qu’on m’a plongé de force sous la chaine Youtube de Hate, et j’en conclue que seul, on rentre se coucher forcément plus tôt qu’à l’accoutumée. Ça va quand même faire 15 heures que je suis là.

Dimanche

Le lendemain, réveil avec la pâteuse en compagnie de Musique Chienne, qui est exactement ce dont j’ai besoin à ce moment-là, surtout avec les couleurs. Ça me fait penser à une version d’Elli & Jacno en plus inquiétant, mais à ce stade je ne sais plus vraiment répondre de rien. Je tends l’oreille et je crois entendre des chansons qui traitent d’Adibou et de tourbillons, ou quelque chose d’avoisinant. Elle parle d’une collaboration avec une artiste japonaise, ce qui sonne bizarrement vu qu’elle n’est pas là.

Mais il y a des chiens qui arrivent, donc ça va. Sur sa page Facebook, on peut lire comme influences Frank Zappa et les Inconnus, et c’est à peu près ça. Les chiens s’appellent Hector et Cerise, mais c’est pas évident à entendre avec le delay sur la voix.

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Musique Chienne, © Martin Nogrette / Le Bon Air / Un Autre Air / Bi:Pole.

Il y a un instant percus et bruits de la forêt, j’ai toujours peur que Jacques se ramène quand je vois des apartés musicaux comme ça. Dans un autre onglet, je regarde des vidéos de violences policières, c’est encore très étrange comme contrepoint.

L’édition du Bon Air 2020 se termine avec French 79, et l’on se laisse lentement fondre grâce aux attributs d’une musique cosmique et vaguement épique. On est pas loin des vidéos Radio France enregistrées en son binaural et filmées avec une caméra rotative. Il y a des longs plans sur les instruments, le mec est là au milieu de ses pads et de ses synthés analogiques, j’attends qu’un mec vienne d’audiofanzine vienne nous annoncer que la démo pour KORG est terminée. Dans la boite à commentaires, quelqu’un demande qui a invité Justice. C’est fini, il est 20h30, rideau.

Résultat des courses, est-ce que j’ai appris quoi que ce soit sur la musique en tentant cette curieuse expérience, quelque part entre Boiler Room et Abu Ghraib ? Tout ce que je sais, c’est que la techno hardcore si cathartique en hangar d’ordinaire se révèle être le truc le plus oppressant qui soit lorsqu’on est tout seul chez soi (bravo Sherlock), que bizarrement, je suis sorti de là plus lessivé que si j’avais gobé 3 paras et m’être injecté de la kétamine dans l’urètre, et que tout ce que j’espère désormais, c’est revoir un jour les gens qui me sont chers, la lumière du soleil, et surtout, que la musique revienne pour de vrai. À l’année prochaine le Bon Air, on l’espère.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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