L’an dernier, j’ai entrepris un long voyage de l’autre côté de mon patrimoine génétique. Étant née à Londres de parents binationaux – un père américain, une mère française –, j’ai passé les 25 premières années de ma vie à profiter des institutions européennes et à profiter des merveilles, tant en termes de sécurité sociale que de gastronomie, de ce petit paradis qu’est l’Hexagone. Baptisée à l’âge de trois mois avec une goutte de champagne déposée sur ma langue, l’alcool a toujours fait partie du décor, d’un paysage français qu’on aime et dont on est fiers.
Ma première cuite, c’était au Nouvel an, l’année de ma 4ème. Quatre filles, cinq bouteilles achetées au Petit Casino du coin. De nombreuses autres cuites ont suivi ce dépucelage éthylique. Ayant depuis toujours souffert d’une timidité presque maladive, l’alcool est vite apparu comme un moyen rapide et efficace de remédier à mon manque de confiance en moi, notamment en termes de relations amoureuses (ou, pour être plus claire, de sexe). Au lycée, me foutre une race est petit à petit devenu un moyen efficace de me vider la tête. Même chose de mon entrée en prépa à mon installation à Paris pour bosser. C’est désormais tous les soirs que je bois. Je pensais tout cela normal, jusqu’au jour où j’ai déménagé dans la petite ville de Chico, en Californie.
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« J’accumule en effet plus de 6 symptômes critiques, tous décrits de façon très vague, parmi lesquels avoir la gueule de bois, ressentir de l’anxiété et faire des trucs dangereux sous les effets de l’alcool – comme aller se baigner, par exemple »
N’ayant jamais bu dès le matin, je ne m’étais jamais définie en « alcoolique ». Comme le cancer, on pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres. Pourtant, si j’en crois le DSM-5, le document officiel servant de référence pour tout ce qui est diagnostic de maladies mentales – dont les addictions – aux États-Unis, je suis victime d’un « Alcohol Use Disorder » modéré à sévère. J’accumule en effet plus de 6 « symptômes » critiques, tous décrits de façon très vague, parmi lesquels avoir la gueule de bois, ressentir de l’anxiété, faire des trucs dangereux sous les effets de l’alcool – comme aller se baigner, par exemple – avoir tenté d’arrêter à tout jamais l’alcool sans y être parvenue et avoir dû augmenter le nombre de pintes pour atteindre cet état de déshinibition que nous recherchons tous. Avec de tels critères, il est certain que 70% de la population française serait alcoolique. Car en France, boire dix verres par semaine ne fait pas de vous un alcoolique.
Il est fort possible que j’aurais, moi aussi, fini chez les Alcooliques anonymes à 17 ans si j’avais été élevée de ce côté de l’Atlantique. Ce fut d’ailleurs le cas pour mon meilleur ami vivant ici, de même que pour d’autres « enfants-stars » envoyés dans l’arène des centres de « réhabilitation » avant même d’avoir soufflé leurs quatorzièmes bougies. Si j’avais grandi dans l’atmosphère puritaine américaine, il y a de grandes chances que mes parents m’aient aussi envoyée en rehab s’ils avaient été témoins de mon été de seconde passé à boire des litres de vodka avec mon groupe de potes et à découvrir les joies de l’attraction homme-femme au cours de roulages de pelles goût Get 27 encore innocents.
Si mes cuites adolescentes sont matière à rigoler en France, j’ai rencontré ici quelques regards déconcertés, choqués ou déçus à l’évocation des mêmes histoires. La consommation d’alcool en grande quantité est ici un sujet tabou avec lequel on ne peut plaisanter. Devoir sortir sa carte d’identité de façon systématique pour pouvoir s’acheter une bière ou même entrer dans un lieu servant de l’alcool me rappelle à chaque instant que boire n’est pas anodin. Impossible, également, d’être saoul dans la rue sans craindre d’être alpagué par les flics. Une véritable source de stress pour mes potes américains, qui n’ont d’autre choix que de rester sur le lieu de la beuverie une fois venue l’heure d’aller se coucher, rentrer à pied n’étant même pas une option.
« Il est par exemple tout à fait normal de se faire servir une vodka-pomme au ciné, ou de ramener sa bouteille de rosé au cours de poterie. »
Bien sûr, être entourée de gens qui font l’effort de contrôler leur consommation d’alcool ou s’identifient comme alcooliques a joué un rôle dans la remise en question de mes habitudes, ce que je n’aurais peut-être jamais fait si j’étais restée en France où le bon vin coule à flot dès le déjeuner. À Paris, je ne dirais toujours pas que je suis alcoolique, ne répondant pas au cliché de l’alcoolique dépendant physiquement qui se descend un litre de Label 5 tous les matins. Ici, je prends peu à peu conscience des mécanismes de dépendance cachés derrière cette consommation en apparence mondaine et désinvolte, mais surtout prolongée, voire systématique. Je tente également d’analyser les raisons de ma consommation en soirée. J’y trouve, cachée derrière une fière tradition française de la fête et de la picole, une angoisse du contact avec les autres.
Depuis que j’ai déménagé à Chicago, j’essaye donc de ne plus consommer autant d’alcool pendant les soirées. Ma dernière cuite fut assez humiliante : lors d’une soirée dans une salle de concert, j’ai mis le paquet sur les bières belges. Et j’ai fini en soutif devant tout le monde, à danser comme jamais. C’était très drôle jusqu’au réveil le lendemain matin, en gueule de bois, alors qu’il était prévu d’aller fêter la fête des mères à la maison de retraite avec toute la famille de mon mec – qui ne boit pas car « diagnostiqué » alcoolique aux États-Unis.
Malgré toutes ces bonnes raisons d’arrêter de boire, je ne peux quand même pas m’empêcher de questionner les raisons qui font qu’un pays condamne autant les jeunes consommateurs d’une substance légale comme l’alcool. La vérité étant qu’aux États-Unis, l’addiction est devenue un tel business, amassant plus de 35 milliards de dollars chaque année et dont 10% de la population serait alcoolique.
Ce business florissant est au cœur de l’hypocrisie de ce pays. Des messages voués à dissuader les plus jeunes de toucher à l’alcool sont visibles dans le métro, mais il est par exemple tout à fait normal de se faire servir une vodka-pomme au ciné, ou de ramener sa bouteille de rosé au cours de poterie qu’on a choisi pour occuper son après-midi. C’est le principe du « BYOB », Bring Your Own Bottle [ramène ta propre bouteille, ndlr], qui loin d’éloigner la consommation d’alcool, la confine seulement à la sphère privée. Là où l’alcool est convivial en France, il est une simple consommation, souvent solitaire, aux États-Unis, et n’intervient pas dans un rituel festif comme l’apéro hexagonal. On pourra dire que je me trouve des excuses pour, encore une fois, éviter d’admettre un probable problème avec l’alcool, soit.
Toujours est-il que quelque part perdu au milieu de l’Atlantique se trouve un juste milieu, entre banalisation de la consommation quotidienne de doses d’alcool, et condamnation systématique de l’expérimentation alcoolique, notamment chez les plus jeunes. En attendant de trouver cet archipel, je continue de tâtonner. Peut-être qu’il s’agirait tout simplement de redonner ses lettres de noblesse à la bonne vieille grenadine une fois de temps en temps, après tout. Mais honnêtement, une bière bien brassée me paraît parfois moins dangereuse qu’un coca au sirop de glucose Monsanto dans un pays rongé par les paradoxes, où boire à 16 ans est tabou mais se faire prescrire des anti-dépresseurs à 12 ans est acceptable. Mais là-encore, je me trouve sans doute des excuses pour picoler.
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