« Je passais des nuits blanches en backroom ou sur les lieux de drague. J’allais d’un endroit à un autre, j’allais voir un prostitué. J’avais deux, trois, quatre, dix partenaires dans la nuit, parfois quinze. C’était sans fin. » Stéphane*, 56 ans, a passé la majeure partie de sa vie dans la « compulsion » sexuelle.
« J’en avais fait une drogue dure. » Louise, 27 ans, travailleuse sociale, a mis quatre ans à se défaire de sa « relation dysfonctionnelle ». À l’époque étudiante, elle passe « six jours sur sept » chez son petit ami, à l’attendre, même lorsqu’il n’est pas disponible. « Je me coupais de tout pour être sûre de pouvoir le voir. »
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Tous deux ont rejoint le programme Dépendants affectifs et sexuels anonymes (DASA). Cette fraternité a été fondée en 1976 à Boston sous le nom de Sex and Love Addicts Anonymous (SLAA) par un membre des Alcooliques anonymes qui trompait régulièrement sa femme. Le programme a fait son arrivée en France au milieu des années 1990. Comme les autres fraternités calquées sur le modèle des Alcooliques anonymes (Narcotiques anonymes, Débiteurs anonymes etc.), DASA propose douze étapes à suivre pour s’engager sur la voie du « rétablissement ».
« Chaque réunion obéit à des règles précises : on ne doit pas réagir au « partage » des autres, toujours chronométré, ne pas se justifier, ne pas préciser de lieu ou d’acte explicite, toujours dire “je” et non “on” ou “tu”. Et, bien sûr, la « base spirituelle » des réunions : l’anonymat »
Un dimanche soir de mai dans un centre culturel rue de la Sourdière, près d’Opéra, dans le 1er arrondissement de Paris. La vingtaine de participants arrive au compte-gouttes dans la petite salle et s’assied en cercle. Il y a de tout, de la vingtaine au troisième âge, autant de femmes que d’hommes. La réunion s’ouvre sur la Prière de la sérénité, texte d’un théologien américain rendu célèbre par les fraternités : « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. »
Aconfessionnelle, la fraternité recommande une forme de spiritualité sans en faire une « obligation ». Marine, 28 ans, communicante, se souvient de sa première réunion il y a sept ans, alors qu’elle était « fondamentalement athée » : « Je me suis dit : putain, ils sont chelous ces mecs. » Aujourd’hui, elle ne se revendique d’aucune religion mais a des « croyances spirituelles ». Stéphane, après dix ans à fréquenter le programme DASA, demeure « totalement incroyant ». Lors des Prières de la sérénité, il remplace « Mon Dieu » par « puissé-je ».
Les réunions sont « autogérées » : pas de chef, pas de professionnel soignant. Derrière un bureau, un « modérateur », qui change chaque semaine, est chargé du bon déroulement de la réunion. Il fait lire à ceux qui le souhaitent la définition de la dépendance affective et sexuelle et le « préambule » DASA. Puis demande si quelqu’un souhaite faire un « témoignage de rétablissement ». « Je n’en suis pas encore là, moi », plaisante mon voisin de gauche, dans les 70 ans. Finalement, c’est Louise, assise à quelques places de moi, qui livrera le sien.
Chaque réunion obéit à des règles précises : on ne doit pas réagir au « partage » des autres, toujours chronométré, ne pas se justifier, ne pas préciser de lieu ou d’acte explicite, toujours dire « je » et non « on » ou « tu ». Et, bien sûr, la « base spirituelle » des réunions : l’anonymat. Une manière de protéger la vie privée des participants mais aussi d’assurer l’égalité entre les membres, quelle que soit leur race, genre, religion, orientation sexuelle ou classe sociale.
Avant la réunion, Louise, membre du Comité d’information publique (CIP) de DASA, qui s’occupe des relations avec les médias, étudiants ou chercheurs, m’a fait signer un « accord de confidentialité » : je ne pourrai citer aucun des témoignages partagés ce dimanche soir. « On est assez frileux avec les médias », explique-t-elle. Par le passé, de mauvaises expériences avec des journalistes ont engendré chez certains membres de DASA une « méfiance » à leur égard. « Il y a des personnes qui peuvent se retrouver à perdre leur boulot », justifie Marine, elle aussi membre du CIP.
En 2009, alors qu’il vient de rejoindre DASA, Stéphane a dû déposer le bilan de sa société pour la quatrième fois. Il lui devenait de plus en plus dur de concilier ses « nuits blanches » sexuelles et sa vie professionnelle : « Le lendemain, quand j’avais un rendez-vous avec un client, je n’étais pas crédible, j’étais fatigué. » C’est souvent ce qui pousse une personne à commencer le programme : lorsque la compulsion ou, au contraire, l’« anorexie » affective et sexuelle prend trop de place. « La limite, c’est quand les gens n’arrivent plus à s’en passer et que ça prend une importance trop grande sur leurs finances, leur santé, leur moral, leurs relations sociales, professionnelles », développe Augustin, 46 ans, commercial. Lui a découvert DASA il y a quatre ans. Depuis son adolescence, il a développé un « autoérotisme » autour du porno et de la masturbation, couplé à un « problème de timidité », qui le pousse à « rester enfermé sur [lui-même] » et l’empêche de « vivre la réalité de [ses] désirs avec une vraie personne ». « Il m’est arrivé de préférer rester chez moi ou de rentrer chez moi plus tôt au lieu d’avoir une vie sociale. Il y a une auto-suffisance qui me rend indisponible aux sorties, aux rencontres amicales et amoureuses. Ça vient parasiter tout fonctionnement normal. »
« C’est assez genré : les femmes arrivent en disant qu’elles sont dépendantes affectives, les hommes dépendants sexuels. En fait, ils comprennent que ça se rejoint d’une manière ou d’une autre » – Marine
Rue de la Sourdière, les « partages » se poursuivent. Après s’être présenté, chaque participant commence généralement par la phrase : « Je suis dépendant affectif et sexuel. » Une jeune femme évoque ses crises d’angoisse et ses idées suicidaires. « L’amour, c’est ma passion et en même temps ma maladie », dit une autre. Parfois, certaines anecdotes provoquent des éclats de rire. Malgré la dureté ou au contraire la beauté des partages, personne ne verse de larmes. « Cette réunion… elle est dure », commente une femme, la cinquantaine, qui redoute ses vacances durant lesquelles elle sera privée de réunions. La soirée se termine, certains vont donner quelques pièces pour la « quête », seul financement qu’accepte l’association. Les participants, se lèvent, se donnent la main et récitent une dernière fois la Prière de la sérénité.
Alors que je me dirige vers le métro, une femme aux boucles blondes qui m’a aperçu à la réunion m’aborde. Nous nous revoyons quelques semaines plus tard dans un restaurant thaïlandais du 13e arrondissement. Ariane, 39 ans, travaille dans l’éducation et a deux enfants en bas âge. Elle a découvert DASA il y a une dizaine d’années, avant d’arrêter il y a quatre ans quand elle a rencontré son compagnon. Depuis quelques mois, elle y retourne. « Au départ c’était affectif, parce que je n’avais pas du tout conscience que j’avais un problème sexuel », raconte-t-elle. Dans ses jeunes années, elle était « anorexique » et ne parvenait pas à trouver un copain. « Je ne voyais pas le regard des hommes, je ne voyais pas quand un homme me draguait. » Elle est désormais en couple mais son compagnon n’est pas vraiment tourné vers le sexe. Alors, pendant un an et demi, elle a « pris un amant », rencontré sur Gleeden, ce site de rencontres spécialisé dans les relations extraconjugales. C’est ce qui l’a poussée à revenir à DASA. Plusieurs participants décrivent un « schéma » différent pour les femmes et les hommes qui participent au programme. « C’est assez genré : les femmes arrivent en disant qu’elles sont dépendantes affectives, les hommes dépendants sexuels, déroule Marine. En fait, ils comprennent que ça se rejoint d’une manière ou d’une autre. » Ainsi, au fil des réunions, Stéphane a appris à identifier l’aspect affectif de sa dépendance : « Quand je sortais dans les lieux de drague, je me disais : au moins, avec des partenaires anonymes, je ne souffre pas. »
Alors que l’alcoolisme, l’addiction aux drogues ou même le « workaholisme », c’est-à-dire l’addiction au travail, sont de plus en plus reconnus, les dépendances affectifs et sexuelles restent assez mal comprises. Quand Stéphane s’est confié à ses amis, certains lui ont répondu : « Mais ce n’est pas grave d’avoir envie de baiser. » Lorsqu’elle a rejoint le programme DASA, il y a sept ans, Marine s’était lancée dans une relation qu’elle pensait « polyamoureuse », mais qui en réalité relevait pour elle de la « dépendance » : « J’essayais de me convaincre intellectuellement que c’était moderne, que je pouvais aimer plusieurs personnes en même temps. » D’après elle, la « libération sexuelle » à l’œuvre dans nos sociétés depuis les années 1950 a pu exacerber certaines dépendances affectives et sexuelles : « On est encore dans un mode de société qui confond un peu tout. À travers cette soi-disant libération sexuelle, j’ai l’impression qu’on est de plus en plus dans une consommation d’affection et de sexe partout, tout le temps, dans quelque chose d’assez compulsif. »
En 2015, Stéphane se retrouve sans domicile fixe. « Ça allait tellement mal que j’étais au bord du suicide. » L’été, il décide d’intégrer une clinique psychiatrique pendant deux mois et faire une « cure de désintoxication ». À sa sortie, il fait le « ménage » sur son ordinateur et dans son carnet d’adresses et recommence à suivre les réunions DASA et à voir un psy. Depuis, il pratique l’ « abstinence » : plus de porno, plus de sites de rencontres, plus d’escorting. « J’en suis assez fier, sourit-il. C’est libérateur de ne plus être addict. Ça change la vie. » Parfois, quand il se promène dans le Marais, il ne peut s’empêcher de sourire en passant devant des bars dans lesquels il pouvait passer des nuits. « Quand je descendais dans les sous-sols des backrooms, je me disais que je descendais en enfer, avec une certaine délectation. Aujourd’hui je peux me promener dans le quartier, même tard, je sais que je ne suis pas en danger. » Pour autant, il est conscient du fait que, s’il arrêtait de voir son psy et d’aller en DASA, il ne lui faudrait pas bien longtemps avant de « rechuter ». « J’irai peut-être jusqu’à la fin de mes jours, je n’en sais rien. »
C’est aussi le cas de Marine : « Si je vais moins en DASA pendant un mois ou deux, je me retape à nouveau des pics émotionnels où je ne contrôle plus rien. Je retombe dans des vieux schémas de dépendance où je m’abîme. » Une addiction au programme ? La quasi trentenaire voit plutôt ça comme un « traitement » : « Comme un diabétique ne peut pas se passer de sa piqûre, un dépendant ne peut pas se passer de ses réunions. » Ariane a justement arrêté une autre fraternité, Débiteurs anonymes (DA), qu’elle fréquentait pour des problèmes d’endettement, parce que sa psy l’avait mise en garde contre le risque de devenir dépendante aux réunions. « Ce qui m’est très difficile dans ces fraternités, c’est le côté « à vie » : on est malades à vie. C’est dur à intégrer. » Louise, elle, a tenté plusieurs fois d’arrêter les réunions avant de se dire qu’elle ne pouvait pas faire sans sa « béquille » : « Je préfère être « addict » à quelque chose qui me fait du bien et me permet d’évoluer, plutôt qu’être addict à quelque chose qui me tire vers le bas. »
*À la demande des témoins, tous les prénoms ont été modifiés.
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