Je suis un enfant du viol

Gwendoline Alves Garcia est la fille de Caroline*. Cette mère célibataire, sous l’empire de drogues dures et de relations destructrices, lui a fait vivre un cauchemar permanent sans que sa famille – notamment sa tante Sylvie* –, les services sociaux ou encore l’Éducation nationale ne réagissent.

Gwendoline a tout de même réussi à s’en sortir après avoir tourné le dos à sa mère lors de son placement en foyer, vers l’âge de 12 ans. À 14 ans, elle coupe totalement les ponts avec elle. C’est plus de dix ans plus tard – lors de son décès – qu’elle entendra de nouveau parler de cette femme mince, à la peau mate. La jeune femme, âgée de 24 ans à l’époque, s’occupera toute seule de ses funérailles, malgré ses difficultés financières – souhaitant lui offrir « une mort digne, à défaut d’avoir eu une vie digne ».

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La perte de sa mère, qu’elle considère toujours comme « la seule famille [qu’elle ait] jamais eue », marque un tournant dans sa vie. Elle découvre alors qu’elle est le fruit d’un viol. À la suite de ces évènements, elle publie À cœur ouvert : Née d’un viol. Elle a accepté de revenir sur la manière dont cette information lui a fait reconsidérer son histoire personnelle et sa relation avec sa mère.


Quand j’étais petite, j’étais très douce, très sage – j’avais des airs de poupée. Je n’osais parler que lorsque l’on me posait une question. Cette inertie, très rare chez un enfant, était le résultat de la peur liée aux coups et aux insultes de ma mère. Elle expulsait toute sa rage sur moi. Une fois, elle m’a poussée dans les escaliers de l’école, et je me souviens seulement de m’être réveillée à l’hôpital sans jamais avoir su combien de temps j’étais restée dans le coma.

Je me demanderai toujours pourquoi personne n’a rien fait, ni mes professeurs – sachant que je n’allais presque jamais à l’école –, ni mes voisins, et encore moins ma famille. Ma tante Sylvie me considérait comme la bonne à tout faire lorsque je vivais chez elle avec ma mère. Pourtant, j’ai continué à l’aimer car étant nourrisson, c’est elle qui a pris soin de moi. À l’âge de sept ans, je m’occupais de mon cousin de trois ans et je me levais à 5 heures du matin pour nettoyer la maison et vider les toilettes. Quand elles étaient bouchées, je devais les vider avec une louche puis je mettais les excréments dans un sceau que je versais dans un trou devant le pavillon. Mais ce n’était pas le pire. Dès l’âge de 5 ans, mon cousin me forçait à lui faire des fellations – parfois devant son petit frère, qui s’en souvient – en recourant au chantage. Conscient de la peur que ma mère provoquait en moi, il menaçait de lui dire que je m’étais mal comportée. Je me suis souvenue de tout cela vers l’âge de 16 ans, à travers des cauchemars. Pendant longtemps, j’ai douté de ma propre mémoire.

Ma tante a dû lui demander à plusieurs reprises ce qu’il se passait, jusqu’à l’aveu : elle venait tout juste d’être violée, perdant de fait sa virginité.

Devenue adulte, j’avais besoin de comprendre la spirale de la violence maternelle. Je me suis toujours posé énormément de questions, car je savais que quelque chose clochait. Le soir de l’enterrement de ma mère, j’ai appelé ma tante Sylvie et lui ai dit que j’avais besoin de réponses. Je voulais tout connaître de l’histoire de ma mère avant ma naissance, je voulais savoir pourquoi ma mère était considérée comme le vilain petit canard de sa famille – et surtout, comment mes parents s’étaient rencontrés. Ma tante m’a alors expliqué que sa sœur n’écoutait pas leurs parents et avait du mal à respecter les règles – ce qui était très mal vu dans une famille luso-espagnole attachée aux traditions.

Ma tante m’a ensuite raconté que mon père avait demandé la permission à mon grand-père d’inviter sa fille à boire un café – chose qu’il a acceptée très facilement, étant donné qu’il connaissait ses parents. Ma mère n’avait aucune envie d’y aller, mais elle a fini par céder sous la pression familiale. Du coup, elle s’est rendue chez lui pour boire ce fameux café. En rentrant, elle semblait triste. Ma tante a dû lui demander à plusieurs reprises ce qu’il se passait, jusqu’à l’aveu : elle venait tout juste d’être violée, perdant de fait sa virginité.

Personne d’autre n’a jamais su que ma mère avait été violée, et que j’étais en quelque sorte la « preuve » de cet acte ignoble.

Ma tante a ensuite déboulé chez cet homme pour le confronter, mais elle a fini par le croire quand il lui a dit que ma mère mentait. Un doute s’est installé, et ma mère a dû continuer à le fréquenter. Résidant chez sa sœur, elle l’accueillait là-bas. Au final, ma tante a tout compris le jour où elle l’a surpris en train d’étrangler ma mère et de la forcer à avoir des relations sexuelles. Elle l’a alors mis à la porte.

Par la suite, ma mère a appris qu’elle était enceinte. Ella a voulu avorter, mais c’était sans compter sur l’autorité de ma tante, dont les paroles avaient valeur de loi au sein de la famille. Celle-ci lui a interdit d’avorter – non sans l’avoir cognée au préalable. Ma mère a donc accouché, avant de tenter de pousser mon père à payer une pension alimentaire. Sans succès.

J’ai compris que ma tante avait été l’un des points de départ de toute cette souffrance. J’étais tellement déçue par celle que j’idéalisais jusqu’alors – comme tout le reste de la famille – et à qui je voulais ressembler. Je l’aimais comme une mère, ce qui n’a fait que renforcer ma déception à son encontre. Personne d’autre n’a jamais su que ma mère avait été violée, et que j’étais en quelque sorte la « preuve » de cet acte ignoble.

Ma mère a été la victime d’une famille qui n’a jamais su l’aimer. Si sa souffrance est le résultat direct des actes de mon père, elle aurait pu s’en sortir si sa famille – ma famille – l’avait soutenue. Ma tristesse s’est transformée en colère au fil du temps. J’ai tenté de retrouver mon père biologique pour mettre un terme au combat de ma mère. Sachant qu’il ne pourra plus être jugé pour ce viol, je voulais lui faire payer son acte au sens littéral du terme – c’est la seule punition qu’il restait. Malheureusement, je n’ai jamais réussi à le retrouver et je n’ai pas les moyens d’engager un détective privé. De plus, le délai est passé : j’avais jusqu’à mes 28 ans pour lui faire reconnaître la paternité.

Tout comme ma mère, j’ai fini par prendre un café chez un homme qui m’a abordée dans la rue, et qui m’a agressée.

Apprendre que j’étais née d’un viol m’aura tout même permis de comprendre énormément de choses de mon passé. Sans ça, je n’aurais jamais pu avancer. Je regrette simplement de ne pas l’avoir appris plus tôt. J’aurais peut-être pu sauver ma mère, en renouant certains liens au cours de ces dix années de silence. Nous aurions pu travailler sur notre relation, suivre une thérapie, et ainsi construire une relation mère-fille atypique, certes, mais une relation quand même.

Apprendre tout ça sur ma mère m’a poussée à moins lui en vouloir. Alors oui, je suis et resterai sa plus grande victime, mais les vrais responsables sont ailleurs – au sein du reste de ma famille. Je l’ai d’autant plus comprise, sans lui pardonner pour autant, après avoir été moi-même violée. Tout comme ma mère, j’ai fini par prendre un café chez un homme qui m’a abordée dans la rue, et qui m’a agressée. J’ai continué à le fréquenter pendant cinq mois à cause de la peur – il possédait des armes, plusieurs cartes d’identité. Plus je constatais à quel point il était dangereux, moins j’arrivais à me sortir de cette situation.

Tout comme ma mère, je suis tombée enceinte, mais j’ai pu avorter. Cette IVG m’a traumatisée. Je ne l’ai dit à personne car je voulais vivre ça toute seule. À mes yeux, c’était de ma faute – je m’étais mise dans cette situation toute seule. Il m’a ensuite fallu sept ans – dont deux de thérapie – avant de pouvoir dire à haute voix qu’un homme m’avait violée.

Quelques années plus tard, j’ai été victime d’un second viol.

Après ces épisodes, qui m’ont dégoûtée de la sexualité, j’ai voulu sortir de ce cercle vicieux. La solution a été la fuite en avant. J’ai emménagé à Poitiers et après avoir vécu une histoire immature, j’ai rencontré quelqu’un. C’était une relation saine, dans laquelle j’avais trouvé un équilibre. Je suis de nouveau tombée enceinte, alors que je prenais la pilule. Cet homme était prêt à me suivre peu importe ma décision, même s’il voulait le garder. Je n’ai pas su l’écouter, j’ai été égoïste. Je passais mon temps à pleurer, j’avais peur d’être incapable d’élever un enfant. J’ai donc décidé d’avorter.

Je le regrette aujourd’hui. Nous aurions été capables de l’élever, mais mes peurs ont pris le dessus. Je n’étais pas habituée au bonheur. J’ai fini par le quitter car il ne croyait plus en notre histoire. Je ne suis pas retombée amoureuse depuis. Tout cela prouve que les conséquences du viol de ma mère par mon père biologique sont multiples. Ma mère et moi avons été incapables d’accepter le bonheur.

Pendant toutes ces années à Poitiers, j’ai suivi une thérapie. J’ai dû revivre mes émotions d’enfant, celles que j’avais refoulées. À la fin de celle-ci, ma psychologue m’a écrit une lettre. Dans cette dernière, elle m’expliquait qu’elle était arrivée à la limite de son travail de thérapeute. La mère en elle avait été ébranlée par mon histoire. Elle aurait voulu me consoler, me prendre dans ses bras, mais elle ne pouvait pas dépasser cette frontière. Cette lettre m’a apporté davantage qu’un travail thérapeutique. À travers elle, j’ai été reconnue non pas tant par une professionnelle, mais par une femme, une mère de famille.

À 29 ans, après avoir autant bataillé, on n’a plus d’énergie.

Mon histoire aura toujours des conséquences sur ma vie. Je me suis battue pour sortir de cette matrice infernale en ayant mon bac, en réussissant ma licence, en évitant le plus possible les situations et individus malsains. Pourtant, parfois, j’ai peur d’emprunter le même chemin que ma mère.

Aujourd’hui, je dois faire des choix, malgré des obstacles constants sur mon parcours. À 29 ans, après avoir autant bataillé, on n’a plus d’énergie. Me rendre dans un bâtiment administratif est un calvaire. Je n’ai plus aucune sécurité économique : je l’ai abandonnée au profit de ma mère. J’ai peut-être été trop loyale. Je ne le regrette pas pour elle, elle méritait une mort digne, mais pour moi. J’aurais pu penser un peu plus à moi-même, et faire les choses autrement. Malgré tout, je garde espoir. Je continuerai à faire preuve de résilience.

*Les prénoms ont été modifiés.

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