Téléphone avec du sang violences conjugales
Illustration : Cathryn Virginia
Société

Je travaille à la ligne d'écoute pour les victimes de violences conjugales en Belgique

« Le vrai danger du confinement, c’est qu’elles ne puissent pas appeler, car leur partenaire est tout le temps là. »
Souria Cheurfi
Brussels, BE

En Belgique, une femme sur cinq est victime de violences conjugales. Chaque année, plus de 45 000 dossiers sont enregistrés par les parquets. Et ce chiffre ne veut pas dire grand chose, puisque les actes de violence conjugale sont loin d’être toujours dénoncés. À cause du confinement, il y a de fortes de chances que la situation empire, tensions et manque de libertés obligent.

Dans ce contexte, on a décidé de mener une campagne de sensibilisation en collaboration avec le collectif féministe « Laisse les filles tranquilles » en rappelant aux victimes qu’elles peuvent être entendues, et à tout un chacun que c’est aussi notre responsabilité de réagir si vous soupçonnez qu’une personne est en danger. Vous pouvez nous aider à diffuser cette campagne sur Instagram , Facebook , ou en imprimant l’affiche (ou en la copiant, si vous n’avez pas d’imprimante) pour la coller à votre fenêtre, dans le hall de votre immeuble, et en donner à votre épicerie, supermarché ou pharmacie si vous devez sortir.

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Pour mieux comprendre le travail des personnes qui font en sorte que les victimes puissent avoir quelqu’un au bout du fil 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, on a discuté avec Graziella (58 ans), qui travaille à la ligne d’écoute pour les violences conjugales depuis un bon nombre d’années maintenant.

Pour les victimes : 0800 30 0 30
Pour les auteur·es : 02 217 98 70
En cas d’urgence : 101


« À la base, je suis éducatrice. J’ai été formée en 1980 à Mons. J’ai eu le déclic au moment où je suis tombée amoureuse de mon compagnon. Un jour il m’a confié : “Ma mère est morte, et c’est mon père qui l’a tué.” Je ne comprenais pas comment on pouvait en arriver là, donc j’ai décidé de me spécialiser là-dedans.

Avant ça, j’étais éduc’ dans un internat, puis je me suis retrouvée au chômage et je suis tombée sur une affiche de l'asbl Solidarité Femmes. Pour moi, c'était l’occasion d’essayer de comprendre ce qui s'était passé dans la vie de ses parents. Je me suis spécialisée sur le terrain. De formation en formation, j’ai peaufiné mes connaissances, et je continue d’apprendre chaque jour que j’exerce. Aujourd’hui, j’ai un vrai bagage.

Comme beaucoup de membres de l'équipe, je travaille entre la ligne d'écoute et le service ambulatoire post-hébergement, où on travaille le suivi psychologique des victimes après leur période d’hébergement en refuge. J’ai commencé au refuge en 1992 ; ça fait 28 ans que je fais ça.

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« On n’est que deux pour le moment donc ça ne s'arrête jamais. J’ai presque plus de voix. On va sûrement devoir mettre une troisième ligne en route. »

En temps normal, je bosse principalement au service ambulatoire et seulement quelques jours à la ligne. Mais à cause du confinement, je viens de passer 15 jours d'affilée au téléphone. On répond depuis notre maison. En temps normal, je dirais qu’on a une vingtaine d’appels par jour (la ligne est ouverte de 9h à 19h et est ensuite redirigée vers le 107). Mais là y a un pic et on en a plus de trente. On n’est que deux à notre pôle pour le moment donc ça ne s'arrête jamais. J’ai presque plus de voix. On va sûrement devoir mettre une troisième ligne en route.

Les refuges aussi sont complets, donc on a contacté les CPAS et grâce à eux, on a des maisons, des hôtels et des gîtes à disposition. Ces 15 derniers jours ont dû être très stratégiques. Il a fallu réagir vite et s’adapter à la situation. Maintenant, c’est plus rassurant, car on a des solutions à offrir aux victimes.

J’aimerais tout de même apporter quelques nuances aux chiffres, car l’augmentation du nombre d’appels n’est pas forcément le reflet exact du nombre de victimes ou de cas de violences conjugales. Premièrement, vu que le contexte est angoissant, les gens ont besoin de parler plus. On a même reçu des appels de prisonnier·es qui souffrent du confinement car iels ne reçoivent plus aucune visite. Puis on reçoit beaucoup d’appels de l’entourage des victimes aussi, par exemple une fille qui s’inquiète pour sa mère ou l’inverse.

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Le problème, c’est que souvent, les proches s’inquiètent encore plus que la personne concernée, donc on essaie de les apaiser. De plus, iels ne comprennent pas la complexité de la situation. La réaction typique de l’entourage, c’est d’encourager la victime à fuir, mais c’est pas toujours le bon moment ; une fuite, ça se prépare. S’ajoutent à cela les jugements du style : "Elle est encore retournée vers lui, moi c’est bon, je ne veux plus m’en occuper." C’est vraiment important que ce soit la victime qui nous appelle en personne pour qu’on puisse l'écouter sans la juger et la conscientiser sur toutes les ressources dont elle dispose et ce, dans le respect de ce qu’elle veut.

Au final, le plus grand danger du confinement, c’est justement qu’elles ne puissent pas appeler, parce que leur partenaire est tout le temps là. Mais il ne faut pas sous-estimer l'inventivité des victimes. Elles nous appellent quand il est parti faire des courses, ou simplement cachées dans la salle de bain. La violence a-t-elle augmenté ? On n’en sait encore rien, mais le fait d'être tout le temps contrôlée crée un sentiment d’angoisse. Et si elles ne peuvent pas nous appeler, on n’en saura jamais rien.

Quand on reçoit un appel, on établit la demande. Chaque appel est différent. Parfois, la victime veut juste être écoutée sans forcément avoir l’envie de s’en sortir ni de recevoir de conseils, ou elle veut savoir si ce qu’elle est en train de vivre est qualifié de violence, ou elle veut s'échapper et désire savoir comment s’y prendre. On a des spécialistes juridiques, des criminologues et plein d’autres profils dans notre équipe pour les assister. On a beaucoup de femmes qui nous appellent régulièrement et avec lesquelles on met en place des démarches sur le long terme.

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Récemment, j’ai eu un appel d’une femme qui ne savait pas si elle était victime de violences ou s’il s’agissait simplement de conflits. Mais si c’est la même personne qui vous humilie à répétition, c’est bien de la violence. Un conflit a lieu dans le cadre d’une relation égalitaire, c’est ça la différence.

« Chez une victime de violences, l’amygdale est gonflée car elle est en sur-fabrication de signaux de stress et écrase les autres zones. Ça entraîne une forme d'anesthésie de la victime - l’effet de dissociation. »

L’une des étapes importantes, c’est de conscientiser la victime quant au cycle de la violence et ses indicateurs. Savoir quand la violence s’installe, quand les tensions augmentent, quand ça explose, et quand ça s’apaise. Pour l’auteur, on passe de la tension à l’agression, puis de la justification à la réconciliation. Pour la victime, ça commence par l’anxiété, puis la colère et la honte, pour ensuite passer à la responsabilisation et à l’espoir. Si elle est victime de violences psychologiques et qu’elle tente d’exercer un contre-pouvoir pour briser ce cycle, on va l’en décourager. Car si elle est habituée à ne jamais répondre, la première fois qu’elle va le contrer, il risque de passer à la violence physique pour garder le pouvoir. En fait, il faut qu’elle reste dans une soumission, parce qu’au moins, elle sait ce qu’elle peut en faire de ce silence, que ce soit rassembler des vêtements, ou établir des codes avec son entourage,…

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On a discuté avec des hommes battus

Il y a des tonnes de cas de figures différents. Avec de simples indices dans leurs paroles, comme « Je le sens encore », je peux détecter où elles en sont dans leur parcours. Ici, le trauma est encore présent sensoriellement, il faut donc le désensorialiser. Ou si une femme me parle constamment de ce qu’elle fait pour son partenaire, ça veut dire qu’elle est dans l’oubli de soi, et que l’autre va faire d’elle une marionnette.

En fait, notre cerveau compte une zone pour les pensées, une pour les souvenirs, et l’amygdale. Chez une personne victime de violences, l’amygdale est gonflée car elle est en sur-fabrication de signaux de stress. Du coup, elle écrase les autres zones - ce qui est intéressant, c’est que ça se voit même sur une IRM. Ça entraîne une forme d'anesthésie de la victime - l’effet de dissociation. C’est comme des moments d’absence où la victime quitte son corps pour ne plus rien ressentir. C’est pour ça que souvent, une victime d’un viol ne se souviendra pas de son agression. C’est un atout, un mécanisme de survie. Mais le problème, c’est qu’il fonctionne comme une machine à remonter le temps et qu’il suffit d’un petit élément pour déclencher ces absences chez une victime.

« Une femme en meurt tous les dix jours en Belgique. »

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Depuis le début, je parle des victimes au féminin et des auteurs au masculin. Bien sûr, on reçoit aussi des appels d’hommes. Les réponses sont pareilles, on applique le même raisonnement avec autant de compassion. Mais il y en a beaucoup moins. Une femme en meurt tous les dix jours en Belgique. Les statistiques ne sont pas les mêmes pour les hommes. Mais quand un homme en meurt, aura-t-il même pris la peine de composer notre numéro ne serait-ce qu’une fois ?

On travaille aussi en étroite collaboration avec l’asbl Praxis, le service d'aide aux auteurs de violences conjugales et intra-familiales qui décroche avec nous aux appels de la ligne d'écoute. C’est ce qui fait notre force à mes yeux. On échange nos impressions et on se construit. On fait notre boulot chacun de notre côté dans un but commun : la sécurité.

Je sais que mon travail peut paraître intense, mais je suis passionnée. Je suis hyper heureuse dans mon travail et je ne vais jamais travailler avec des pieds de plomb. »

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