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Société

Autoportrait de mes migraines chroniques

Lucia souffre de migraines chroniques depuis près d’une dizaine d’années. Même si elle ne veut pas s'identifier à sa maladie, elle a choisi de se photographier pendant ses crises, pour au moins ouvrir le débat.
Niki Boussemaere
Brussels, BE

Imaginez, vous vous réveillez avec une sensation oppressante dans le crâne, vous êtes à deux doigts de vomir, la lumière du soleil qui traverse la fenêtre vous brûle les yeux comme les flammes de l'enfer et le moindre bruit vous fait froncer les sourcils. Vous essayez de vous tenir droit·e et vous sentez une pulsation qui part de votre cou, comme une vague de douleur, pour atteindre votre front. Ça pourrait bien être une migraine

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Alors qu’on est beaucoup à souffrir de maux de tête ou de grosses gueules de bois, les migraines sont d'un tout autre calibre. Surtout si de cette tare, vous en souffrez deux fois par semaine. On peut alors parler de maladie chronique. Et ces moments spécifiques, où vous ressentez de la douleur, ce sont les attaques. 

Lucia Brassart a 27 ans et vit avec une migraine chronique depuis neuf ans environ. Elle travaille comme aide-soignante dans un service pour personnes sourdes souffrant de troubles mentaux. Elle ne se souvient pas précisément de la première fois qu'elle a eu une attaque, mais se rappelle avoir vu des choses étranges avant que la douleur n'arrive - une aura. « Je me souviens avoir vu des trucs comme des étoiles et des couleurs, se rappelle Lucia. Ce que je voyais se transformait petit à petit en une forme, comme un “C”. Et puis la forme revenait le long du côté gauche. Mes potes se disaient que ça venait sûrement du fait que j’étais exposée à des lumières trop fortes. » Elle se souvient aussi qu'un jour, la lumière vive a soudainement commencé à lui faire mal. Elle a fini par aller chez le médecin, qui lui a dit qu'elle souffrait probablement de migraines. Et puis rien de plus. « C'est seulement deux ans plus tard que je suis allée chez un neurologue, raconte-t-elle, j'en avais vraiment marre, c'était pas normal. »

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Absurde. Selon l'OMS, la migraine chronique est l'une des maladies les plus invalidantes au monde. D’après une étude publiée dans The Lancet, plus d'un milliard de personnes dans le monde souffrent de migraines. C'est la « première cause d'invalidité chez les personnes de moins de 50 ans (surtout chez les femmes) ». Le Dr. Jan Versijpt, neurologue à l’UZ Brussel, me confie qu'« environ 1 à 2 % de la population en souffre de façon chronique, ça peut être génétique et ça semble surtout toucher les personnes âgées de 20 à 50 ans ». Mais si tant de personnes sont affectées par cette maladie, pourquoi n'avons-nous pas encore trouvé de solution à ce problème ? Beaucoup se font prescrire des analgésiques, comme le paracétamol ou l'excedrin - un analgésique caféiné spécialement conçu pour les migraines.

« Je prends des triptans », explique Lucia. Il s'agit d'un médicament visant à arrêter une crise migraineuse, en particulier pour les personnes pour lesquelles les analgésiques ou les AINS (anti-inflammatoires non stéroïdiens) ne fonctionnent pas. Bien qu'ils puissent arrêter une crise, « il ne faut pas en prendre trop, parce qu’on peut alors avoir un mal de tête de rebond ». Ce genre de chose arrive quand on prend tellement de calmants qu'ils déclenchent une crise. « Je ne peux pas m'en passer non plus », dit-elle. Parce que si Lucia est frappée par une crise pendant son travail, elle ne peut pas se permettre d’arrêter. Pourtant, ce n'est pas une solution. Les triptans peuvent donc aussi vous rendre malade. « Je les prends et je dois ensuite m'allonger pendant une heure ou deux, ça fait tellement mal que j'ai l'impression qu'un bus m'a renversée. Ça me paralyse vraiment. »

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Une personne diagnostiquée migraineuse chronique « a des maux de tête environ quinze jours par mois, dont huit avec des symptômes de migraine », m’explique le Dr. Versijpt. Lucia subit généralement deux attaques par semaine : « Ça dure environ une journée entière, parfois deux ou trois, parfois juste quelques heures. » Alors que certaines personnes connaissent leurs déclencheurs - les éléments qui constituent la source d’une crise - Lucia n'a aucune idée de ce qui enclenche sa migraine : « Elle vient quand elle veut, quand je me réveille ou que je veux m'endormir, ou si j'ai bu une pinte par exemple. Je sais que si je travaille toute une journée et que je vais ensuite prendre un verre ou aller à un concert, je serai plus sensible à une possible attaque. Y’a aussi des jours où je vais super bien et où j'ai quand même des migraines. C'est super frustrant. » 

« Tu vas généralement t’isoler, rester chez toi, dans ton lit, à gémir dans le noir »

Cette imprévisibilité est en soi un facteur qui peut peser sur votre vie. « Vous ressentez une sorte de distance par rapport à votre corps, comme si vous n'étiez pas exactement les meilleurs potes du monde. Et c'est difficile, parce que d'un côté vous devez prendre soin de votre corps, et l'aimer. Mais c'est souvent lui qui prend le dessus et qui, en fin de compte, choisit à quoi ressemblera votre journée. »

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Lucia qualifie la maladie d'invisible. Quand je lui demande pourquoi, elle me répond que c'est parce qu'elle est presque toujours seule dans sa souffrance. « Tu vas généralement t’isoler, rester chez toi, dans ton lit, à gémir dans le noir », dit-elle. Les gens ne vous voient pas quand vous souffrez, parce que vous ne pouvez pas faire grand-chose d'autre que vous mettre dans une pièce sombre et espérer que vous allez enfin vous endormir. Et que vous cesserez d'avoir des nausées, que votre tête cessera de bombarder, comme par magie.

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« J'ai parfois l'impression que les gens pensent que je fais semblant, que tout ça c'est dans ma tête. »

Outre les heures que vous passez dans votre chambre ou votre fauteuil, la migraine chronique a également un lourd impact sur votre santé mentale. Votre vie sociale est mise à rude épreuve. « En plus de la douleur, je trouve que le plus dur c’est de manquer les moments sociaux, regrette Lucia. J'ai des potes qui aiment se retrouver dans des bars ou aller à des concerts, et j'ai envie de les accompagner, mais ça arrive trop souvent que je reste assise ici, avec une attaque. C’est quelque chose que je veux pas montrer. Alors, quand je suis chez moi, j’ai un FOMO de dingue parce que, malgré tout, j'ai trop mal pour sortir. Ne pas pouvoir voir ses potes, c'est dur. »

Conséquence : non seulement les gens ne voient pas la souffrance de Lucia, mais ils ne la croient pas toujours. « J'ai parfois l'impression que les gens pensent que je fais semblant, que tout ça c'est dans ma tête. Ils me disent : "Ouais, t’es toujours malade en fait." Mais je fais pas ça pour faire de faux-plans, annuler des rendez-vous, ou pour le plaisir de vomir constamment. » 

Lucia ne l'admet pas facilement non plus : « C'est ce qui est difficile avec moi, je veux juste être normale, que les gens ne voient pas que je souffre autant, surtout au travail. Je veux pas que les gens se disent qu’ils ne peuvent pas compter sur moi. J'essaie tant bien que mal d'aller au travail et d'assumer mes responsabilités. » Vous n'êtes certainement pas quelqu’un de « faible », mais les gens qui vous entourent semblent le penser, ou alors c’est peut-être vous qui vous en persuadez. Selon Versijpt, il est également fréquent que la migraine chronique s'accompagne d'une dépression. Selon l'American Migraine Foundation, environ 30 à 50 % des personnes souffrant de migraines chroniques risquent de tomber dans la dépression. Lucia aussi a admis qu'il s'agissait d'un énorme défi émotionnel. « Je ne peux pas vraiment être une personne normale, je ne peux pas fonctionner normalement. Parfois, j'envoie des messages à des potes, ou à mon copain du style : "Je ne veux plus vivre comme ça, continuer comme ça." J'essaie tellement de passer outre, mais c’est quand même là. C'est tellement frustrant. »

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Lucia approuve lorsque je lui demande si elle considère sa migraine comme un handicap. « Je travaille avec des personnes qui souffrent de limitations physiques, alors c'est peut être bizarre que je parle de handicap. Mais oui, tant que t’es limité·e dans certains domaines par quelque chose que tu peux pas changer, alors je vois effectivement ça comme un handicap. Je veux juste faire ce que les jeunes de mon âge font, mais mon corps ne veut pas toujours. » Elle se force pourtant à tirer le meilleur de ses journées : « Je pousse juste pour continuer à avancer. Je prends des médicaments, j'ai des hauts et des bas pendant un moment, mais je m'en sors. Sinon, je reste assise chez moi et je vis à peine ma vie. Même si c’est parfois la seule option. »

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Lucia a commencé à prendre des analgésiques ordinaires vers l’âge de vingt ans. « Je prenais que de l'excedrin et du paracétamol, beaucoup de paracétamol, se souvient-elle. D'après mon journal, trois par jour sur une longue période. » Aujourd’hui, même avec ses triptans, l'effet se détériore après un certain temps. Comme pour les antibiotiques, votre corps développe une sorte de résistance à ces pilules. On lui a donc prescrit des injections. « Je peux m'enfoncer une seringue dans la cuisse, et la crise s'atténue au bout de 10 minutes. Mais ça m'angoisse, alors je garde ça pour une attaque vraiment sévère. » On lui a également prescrit des antidépresseurs, qui apparemment fonctionnent aussi pour les migraines. « Idéalement, j'aimerais vraiment ne pas utiliser ces produits, et me soigner avec du curcuma ou du gingembre. Malheureusement, ça se passe pas comme ça. » Il n'existe pas de médicament miracle permettant d'arrêter les crises. Le mieux que vous puissiez obtenir, c'est un médicament qui réduit leur fréquence.

Le fait d'être si jeune et de devoir déjà prendre tant de médicaments, de se rendre fréquemment chez le médecin ou le spécialiste, ça fait aussi des ravages. Quand je demande à Lucia quel est son point de vue vis-à-vis du corps médical, elle me répond : « Je sais pas trop. J'ai parfois l'impression qu'ils ne me comprennent pas vraiment. Mes migraines se calent toujours sur mes règles et sur mon cycle hormonal. Je ressors souvent  de mes rendez-vous médicaux avec plus de questions que de réponses. » Comme quand son premier médecin lui a simplement donné des analgésiques sans même l’orienter vers un·e spécialiste. Un autre médecin des urgences lui a aussi déjà répondu « Je suppose que c'est lié au stress de votre travail », sans autre examen. « C'est juste une migraine et il faut apprendre à vivre avec, remet-elle. Ça s’arrête là. »

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Avec une année de retard dûe à sa maladie, Lucia a quand même réussi à obtenir son diplôme. Dans son travail d’aide-soignante, elle se retrouve parfois dans des situations d'urgence où elle ne peut pas partir si elle ne se sent pas bien. « C'est difficile pour moi de dire aux autres que je dois prendre une pause de 10 minutes aux toilettes, dit-elle. Ou si je suis absente le lendemain à cause d'une crise, on pourrait dire que je suis pas apte à travailler. Ça se comprend, mais mes collègues doivent aussi pouvoir compter sur moi. Surtout dans le domaine des soins de santé, où on souffre d'une pénurie de personnel. »

« J'ai parfois peur d'avoir le syndrome de l'imposteur, que les gens pensent que je fais juste semblant. »

En dehors de son travail, Lucia essaie également de se faire une place en tant que DJ. Elle ne se produit pas souvent - une fois tous les mois ou deux - ni depuis longtemps, mais elle a déjà joué dans de chouettes lieux. « La plupart du temps, je joue dans des cafés ou à des vernissages, j’ai pas encore beaucoup d’expérience. » Bien sûr, ici aussi son état de santé lui met des bâtons dans les roues. Elle m'a raconté qu'elle s’était un jour sentie très mal pendant un set : « Je jouais au Vlasmarkt à Gand, l'ambiance était bonne et les gens dansaient sur le bar. Je me suis souvenue qu'un type est venu me demander si je pouvais venir un jour jouer dans son café du quartier de l'Overpoort, mais l'haleine du type sentait tellement la bière que ç’a déclenché une crise. » Et c'est absurde, explique-t-elle, « parce que tout le bar sentait déjà la bière ». Elle voulait continuer, mais son corps ne pouvait pas. Heureusement, ce genre de crise ne lui est arrivé qu'une seule fois. 

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Bien qu'elle ne veuille pas s'identifier à ça, Lucia souhaite tout de même utiliser sa maladie et sa passion pour la photo pour parler de sa condition, notamment sur sa page Instagram. « J’aime bien photographier de manière brute, un peu voyeuriste même », dit-elle. Elle capture par exemple des moments que vous ne prendriez pas nécessairement en photo : un ami lisant une histoire à son vomi, un groupe de potes qui se roulent une pelle et j’en passe. Quand son copain l'a vue faire une crise sur son lit, il a senti qu'il pouvait lui aussi capturer quelque chose d’intime, qu'on ne voit pas normalement. « Comme ça, tu peux voir ce qui se passe quand je suis toute seule, isolée, ce qui se passe en coulisses », dit-elle. Elle le fait principalement pour rendre sa condition plus visible : « Je veux juste qu'on en parle davantage, parce que beaucoup de personnes ont ce problème. Je pense que c'est une bonne chose que les gens trouvent du réconfort avec un diagnostic complet, parce que, souvent, les maladies sont plus médiatisées sur les réseaux sociaux. »

« J'espère que je ne passerai pas pour quelqu'un qui cherche à attirer l'attention en partageant ma maladie, conclut Lucia. J'ai parfois peur d'avoir le syndrome de l'imposteur, que les gens pensent que je fais juste semblant. Mais en fait, je sais très bien que je veux pas être cette personne qui est toujours malade. Mais j'y peux rien, je dois vivre avec. »

Lucia est sur Instagram.

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