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Les services de renseignement russes, le poison et la bouffe

Du KGB au FSB, la grande tradition des assassinats politiques par empoisonnement semble encore bien vivante.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Poison KGB

Le 20 août dernier, Alexeï Navalny s’apprête à monter à bord d’un banal vol Tomsk-Moscou. Il est attablé au Vienna Coffee House, un établissement d’inspiration Starbucks avec menu écrit à la craie et boissons chaudes, dans l’aéroport Bogashevo. À 44 ans, l’avocat, présenté par la presse occidentale comme le plus farouche opposant politique à Vladimir Poutine, boit seul un thé servi dans un gobelet en carton en attendant l’embarquement. Quelques heures plus tard, au-dessus de la Sibérie, Navalny est pris de violentes douleurs. Son avion, dérouté, atterrit d’urgence à Omsk où l’activiste est hospitalisé puis plongé dans un coma artificiel dont il n’est aujourd’hui, toujours pas sorti.

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Cela fait maintenant dix ans qu’Alexeï Navalny dénonce avec verve la gabegie qui gangrène les institutions russes. Un combat de longue haleine qu’il a d’abord mené sur son blog personnel puis sur le site Rospil et enfin, à travers l’ONG qu’il a fondée, la Fondation anti-corruption ou FBK. Navalny sait qu’il est dans le collimateur des autorités. Accusé de détournement de fonds, il a déjà fait plusieurs séjours dans les geôles moscovites, condamné pour désobéissance aux forces de l’ordre ou organisation de manifestation non autorisée. La pression du pouvoir, qui s’était révélée jusque-là majoritairement judiciaire, aurait-elle franchi un cap ? Navalny a-t-il été victime d’un « empoisonnement intentionnel » comme ses proches le craignent ?

Alors que les médecins russes qui l’examinent à Omsk ne trouvent aucune « trace de poison », Navalny est exfiltré manu militari à Berlin où les tests conduits par le personnel de l’hôpital de la Charité rendent un verdict totalement différent : la victime a bien subi « une intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase ». Le gouvernement allemand déclare considérer comme « assez probable » la thèse de l’empoisonnement et l’ombre du FSB, le service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, un des successeurs du KGB après sa dissolution en 1991, plane au-dessus de l’affaire.

« Dans les années 1970 sortiront les premiers poisons dits Novitchok, développés pour être moins dangereux à manipuler et surtout indétectables pour la majorité des équipements d’analyse »

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Les observateurs font déjà le lien entre le cas Navalny et d’autres tentatives d’empoisonnement portant le sceau des services de renseignement russes. Le thé du Vienna Coffee House ressemble étrangement à celui empoisonné au polonium 210 et bu par Alexander Litvinenko, ancien lieutenant-colonel du FSB exilé à Londres et grand détracteur de Poutine, tué par les effets de la substance hautement radioactive. L’agent innervant décrit par les médecins allemands se rapprocherait de celui utilisé lors de la tentative de meurtre sur la personne de Sergueï Skripal, lui aussi ancien officier du renseignement militaire « retourné » par les Britanniques.

Ce qui alimente les soupçons, au-delà des méthodes plus ou moins similaires, c’est la tradition quasi-centenaire des services secrets russes (du NKVD au FSB en passant par le KGB) de l’élimination politique par empoisonnement. Pour Boris Volodarsky, historien et auteur de The KGB’s Poison Factory, cette coutume serait née le 30 août 1918 quand Fanny Kaplan tire trois balles imbibées de curare sur Lénine alors en visite dans une usine à Moscou. Touché deux fois, le leader bolchevique survit mais sa paranoïa en sort légèrement renforcée. Le rapport de la Tchéka (police politique de l’époque) sur le poison qu’on extrait de certaines lianes amazoniennes le pousse à investir dans un laboratoire, appelé Kamera, dédié à la recherche sur les toxines établi trois ans plus tard à côté de son bureau.

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Pour se défaire de certains ennemis, le Kremlin comprend vite que le poison est une des armes qui laissent le moins de traces. Un modus operandi privilégié par une partie de la profession, Volodarsky citant notamment un ancien général du KGB et chef du contre-espionnage, Oleg Danilovich Kalugin au sujet des éliminations d’opposant : « Plus cela ressemble à une crise cardiaque, mieux c’est ». Volodarsky souligne l’envie très précoce des services de renseignement russes d’inventer de nouveaux moyens de tuer sans que la vraie raison de la mort ne soit détectable. En ce sens, l’empoisonnement, notamment par la nourriture, a des avantages non négligeables sur les exécutions par balles ou par bombe. L’observation des habitudes alimentaires de la cible choisie devient aussi fondamentale dans l’élaboration des plans d’assassinat.

Avant de s’attaquer aux théières, les agents russes se sont intéressés à de la bouffe en dur. En 1937, le NKVD, le commissariat du peuple aux affaires intérieures, tente déjà d’endiguer à sa manière les défections de certains de ses agents. C’est le cas d’Ignace Reiss, transfuge réfugié en Suisse avec sa famille. Le NKVD charge des connaissances de l’ancien espion de lui offrir une boîte de chocolats fourrés de strychnine. Finalement, le cadeau ne parviendra jamais jusqu’à son objectif – abattu dans son véhicule – mais servira de pièces à conviction pour la police suisse qui remontera la piste des agents missionnés par le NKVD et rapatriés illico en Russie pour éviter l’arrestation. L’année suivante, la boîte de chocolats transformée en colis piégé explose et tue Yevhen Konovalets, nationaliste ukrainien dont le combat acharné pour l’indépendance de son pays gênait Moscou et Staline (qui aurait mandaté lui-même l’exécution).

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Quant au fameux laboratoire voulu et créé par Lénine, il aurait été progressivement rattaché aux services de renseignement soviétiques. On retrouve sa trace dans de nombreux témoignages d’espions passés à l’Ouest qui racontent notamment les tests de poisons sur des prisonniers ou des condamnés à mort. Dans les années 1970 sortiront les premiers poisons dits Novitchok, développés pour être moins dangereux à manipuler et surtout indétectables pour la majorité des équipements d’analyse.

Empoisonner un adversaire par la bouffe est un truc vieux comme le monde – Agrippine, 4e épouse de l’empereur romain Claudius aurait mis fin à son règne en 54 avant J-C à l’aide d’un plat de champignons empoisonnés – la mort du souverain est un épisode encore discuté par les historiens, certains soutenant que Claudius ait pu succomber à une bête gastro. Les Russes n’ont d’ailleurs pas attendu la police secrète bolchévique pour s’y mettre. En 1453, Dimitri Chemyaka, le grand prince de Moscou, connaît une fin tragique après avoir mangé un poulet cuisiné avec une dose mortelle d’arsenic par un maître queux à la solde d’un noble rival. C’est aussi de l’arsenic qu’utilisent dans un gâteau certains membres de la cour du Tsar avec l’espoir d’en écarter définitivement Grigori Raspoutine. La tentative se solde par un échec – temporaire puisque le corps sans vie et criblé de balles de Raspoutine finira par être retrouvé flottant sur la Neva.

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L’empoisonnement par la bouffe n’est même pas l’apanage de Moscou. La CIA s’est aussi penchée sur la méthode comme le montrent des documents déclassifiés en 2007. Parmi les nombreuses et infructueuses tentatives d’assassiner Fidel Castro, l’agence américaine a tenté de profiter de son péché pour les crèmes glacés. L’objectif ? Empoisonner le milk-shake au chocolat du dirigeant cubain avec de la toxine botulique. C’était sans compter la maladresse des nervis chargés de la besogne qui renversent la fiole de poison après l’avoir stockée dans un congélateur de la cafétéria du Havana Libre Hotel. Pour Fabian Escalante, ancien chef espion de Castro cité par Reuters, c’était « le moment où la CIA a été le plus proche de tuer Fidel ».

En attendant d’en savoir plus sur la nature du poison qui a plongé Alexeï Navalny dans le coma, sachez que le métier de goûteur existe encore et que Vladimir Poutine en emploie un - parce qu’on est jamais trop prudent.

Edit : le gouvernement allemand a communiqué mercredi 2 septembre les résultats des examens médicaux pratiqués sur Alexeï Navalny. Ils ont révélé la présence d’un agent neurotoxique appartenant à la famille des produits dits Novitchok et viennent renforcer la piste de l’empoisonnement.

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