Brandt Brauer Frick fait entrer le voguing à l'opéra de Berlin

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Brandt Brauer Frick fait entrer le voguing à l'opéra de Berlin

Nous sommes allés à la rencontre du groupe Berlinois à l'occasion d'une représentation de « Gianni », leur opéra consacré à Versace et à la culture ballroom.

« She contoured, Bitch! » Sur les gradins du Tischlerei, la salle de l'opéra de Berlin dédiée aux nouvelles créations, des créatures aux jambes fuselées hurlent et voguent avec style dans un décor au croisement du dancefloor et du catwalk, au rythme de la musique de Brandt Brauer Frick, adeptes comme Aufgang, Elektro Guzzi ou les Français de Cabaret Contemporain, d'une techno acoustique qu'ils exécutent sur piano, batterie, avec quelques synthés et un percussionniste fou en renfort. La scène, où l'on installerait le choeur s'il s'agissait d'une tragédie grecque, est recouverte de logos rappelant celui de Versace, qui avait signé des costumes pour des ballets de Béjart - même si pour le commun des mortels, la griffe reste associée au visage boursouflé de Donatella et au vestiaire imprimé jungle des soeurs Kardashian. Les trois musiciens Berlinois, qui portent l'héritage Kraftwerk jusque dans leurs costumes-cravates, ont échappé aux slips frappés d'une bouche en diamants qu'arborent certains chanteurs et danseurs de Gianni, l'opéra qu'ils ont composé et joué durant la première quinzaine d'octobre sur une poignée de dates et qu'ils espèrent désormais faire tourner en Europe. Écrit avec le metteur en scène britannique Martin Butler, le spectacle fait plutôt dans la résille que dans la dentelle. Un genre de Phantom Of The Paradise de la culture voguing rythmé par une dance music martelée sur piano classique, centré sur l'adoration de soi et entrecoupé de punchlines telles que « Youth Knows No Death » ou « Fasion! Money! Glamor! Wealth! », ressuscitant deux heures durant la décadence du maître de la mode italienne (oui, on parle de Gianni Versace pour les deux du fond qui n'ont toujours pas compris).  Sortis de leurs costumes étriqués, Daniel Brandt, Jan Brauer et Paul Frick ont refusé de voguer pour nous mais ont accepté de répondre à quelques questions après une des représentations berlinoises de Gianni.

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Noisey : Quels sont vos premiers souvenirs d'opéra ?
Paul Frick : J'étais très jeune, mes parents m'y emmenaient souvent et chaque fois je me disais que j'aurai préféré être dans un concert ou au théâtre tellement ces opéras étaient raides et vieux jeu. Plus tard j'ai pu assister à des opéras bien meilleurs, comme Pelléas et Mélisande de Debussy ici à Berlin.

Daniel Brandt : En primaire j'étais dans un groupe d'opéra, on incarnait les personnage de La Flûte enchantée, c'était marrant mais quand je vais à l'opéra tout seul maintenant, je pars toujours après l'entracte car c'est trop long et c'est trop tout court d'ailleurs.

Dans vous ne devez pas trop en vouloir aux nombreux spectateurs à crinière blanche qui ont quitté la salle ce soir ?
Paul Frick : C'est parce que c'est trop fort pour eux ! Ce serait bien vu de leur part de s'installer sur le côté pour partir discrètement. Chaque soir je vois une bonne poignée de gens qui se lèvent, bon parfois ils vont seulement aux toilettes. Les gens pensent à un opéra conventionnel, d'ailleurs mon père a dit à tout le monde que j'avais fait un opéra, j'ai dû le prévenir que ce n'était pas ce qu'il s'imaginait, ici le volume est le même que dans un concert de rock.

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Berghain a été reconnu légalement à la rentrée comme un lieu de culture et non plus seulement de divertissement,  de votre côté vous rendez hommage au voguing à l'opéra de Berlin, l'institutionnalisation de l'électro est-elle l'étape obligatoire de sa reconnaissance ?
Paul Frick : Ce n'est pas le but de cet opéra, mais le Deutsche Opera est une structure qui a de l'argent et nous a donné la possibilité de faire Gianni. L'idée nous est venue quand on a été approchés par le metteur en scène Martin Butler il y a plus de 3 ans et on a directement aimé l'idée. On trouve que c'est chouette et mérité que Berghain soit reconnu de la sorte, même si ça ne semble être qu'une histoire de paperasse tout ça.

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Malgré votre vestiaire chic sur scène on ne vous imagine pas vraiment mordus de mode, pourquoi avoir envie de consacrer autant de temps à la vie de Versace  ?
Jan Brauer : On a tout de suite été emballés car l'opéra n'est pas centré sur l'industrie de la mode, mais sur ce personnage qui nous permettait de mélanger notre musique au voguing avec en fond l'histoire de son tueur.

Paul Frick : L'idée de Martin Butler était d'en parler comme d'une tragédie grecque. Les stars sont d'ailleurs traitées comme des dieux grecs. Regardez ceux qui veulent suivre les aventures de Brad Pitt et Angelina Jolie comme s'ils étaient des êtres surhumains. Ca n'a déjà plus rien à voir avec l'art.

Quel est le dress-code pour venir à un opéra comme Gianni ?
Jan Brauer : Dans l'idéal  à cet opéra tout le monde devrait se lâcher et être en condition pour danser, puis il y a de la place. On aimerait dans le futur avoir une configuration différente, où les gens ne seraient pas assis et danseraient autour d'un vrai podium, mais on a peur que le public commence à parler trop fort.

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Comment avez-vous abordé le côté très bling-bling de Versace qui ressort en grand dans cette création ?
Jan Brauer :  Un opéra a besoin de grands éléments, de drame et d'imagerie, et on n'avait franchement pas ça en nous. Donc c'est arrivé au bon moment. On s'en fiche un peu de la mode mais la musique est tout ce qui nous intéresse.

Paul Frick : C'était important que, même si la mode est présentée de façon négative, elle soit crédible, car si on essaie de critiquer un milieu dont on ne ressent pas la tentation qu'il provoque, c'est tout de suite ennuyeux.

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Pourquoi dire que Gianni est un opéra plutôt qu'une comédie musicale ?
Jan Brauer : Si c'était une comédie musicale, ce devrait être très descriptif et narratif, alors que l'opéra est plutôt abstrait, la musique est très directe, c'est là que c'est intéressant pour nous et que ça marche avec notre son.

Paul Frick : Par moment on ne sait même plus qui est Gianni, les personnages sont interchangeables.

Avez-vous beaucoup fouillé l'histoire du voguing et la musique des ballrooms pour composer ?
Paul Frick : Nous avons beaucoup discuté avec Amber Vineyard, qui incarne ici la reine mère du voguing. Elle nous a expliqué quelle musique devait apparaître à quelles étapes du ball. La disco, la house, nous connectent forcément au sujet car même si avec Brandt Brauer Frick on s'éloigne chaque fois un peu plus de la musique club, ça reste nos racines. Là on s'est donné la possibilité de jouer des beats très lourds et de la trap.

Jan Brauer : En décembre, on est partis à Amsterdam assister à un voguing ball qu'on a eu du mal à croire de nos propres yeux tellement c'était dingue. Amber était la Mother de l'événement, il y avait des juges très old-school venus de New-York, d'où le voguing est originaire. C'était la meilleure partie de notre recherche.

Les producteurs électro sont de plus en plus nombreux à dire leur frustration de ne pas avoir de geste musical et cherchent des solutions pour occuper leurs mains libres sur scène. Vous semblez l'avoir trouvée depuis longtemps…
Paul Frick : Je les comprends complètement. Quand on a formé le groupe on était déjà lassés de ce côté laptop, c'est évident que ça n'offre pas beaucoup de spectacle, c'est bien pour ça que les grands stars se masquent, Daft Punk en étant la meilleure incarnation. Ce sont des gadgets visuels qui marchent car on les reconnait. Au départ on ne jouait que dans des clubs, et on voulait apporter plus de ce côté live.

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Jan Brauer : Tu peux t'inventer plein de mouvements sur des contrôleurs mais tout dépend de si tu oses prendre des risques. Si tout est planifié et se joue tout seul, ça ne sera jamais excitant car en vérité il n'y a aucune connexion entre ce que tu fais et la musique. Si les gens voient que les choses ne fonctionnent comme prévu c'est là que ça devient intéressant.

Vous avez de l'espace pour improviser avec ce type de création ?
Paul Frick: Non, c'est un peu différent chaque soir mais c'est trop cadré.

Daniel Brandt : Mais on a l'habitude pour avoir joué avec notre ensemble de 50 musiciens sur scène. Là on a quelques pistes enregistrées mais quand on est tous les trois sans ordinateur, on peut changer des choses, jammer.

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Il y a un opéra de répertoire que vous aimeriez reprendre ?
Daniel Brandt : Ce serait dur et vain car tout le monde le détesterait. Ce que nous avons appris avec cet opéra c'est que nous ne devrions surtout jamais faire ça car que ce soit moderne ou classique, les gens détestent. C'est dur de se mettre en compétition avec d'anciens compositeurs. Tous les gens qui vont à l'opéra attendent certaines choses et ce sont toujours les mauvaises. Et puis ça aurait l'air d'un projet crossover bizarre.

Paul Frick : Beaucoup de gens ont eu l'impression que nous mixions électro et musique classique comme si c'était une recette mais on n'a jamais eu l'impression de faire ça. On nous a déjà demandé de retravailler des oeuvres de type Bach mais on a toujours évité car nous n'avions rien envie de changer !

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Daniel Brandt : Ce type a déjà fait du bon boulot !

Comment imaginez vous le futur de l'opéra ?
Paul Frick : Il y aura certainement de grands changement dans l'opéra, car il se fait vieux, il est conservateur, ça va changer ! Mais c'est notre premier et une grande partie de notre inspiration et de notre liberté vient du fait que ce projet n'a jamais été fait avant.

Daniel Brandt : Si tu vas à Ibiza et regarde les gens qui dansent, c'est presque un opéra. C'est presque le même prix du ticket d'ailleurs.

Vous aimez toujours aller en club ?
Daniel Brandt : Désormais je préfère aller voir des concerts mais c'est toujours un plaisir d'aller dans un club comme Berghain, qui ne prend jamais une ride.

Paul Frick : C'est comme les concerts, c'est bon quand les gens osent. S'ils ne prennent pas de risques, jouent de la tech-house sur laquelle rien ne peut mal se passer, ça n'a rien d'inspirant.

Jan Brauer : Parfois un live techno c'est comme regarder le mauvais concert d'un groupe de reprises, c'est la même vibe mais avec du bullshit en continu.

Daniel Brandt : En revanche il existe des gens comme DJ Harvey qui ont des résidences où tu peux aller chaque soir en étant sûr que ça sera chaque fois incroyable et différent.

Imaginez-vous monter sur scène avec seulement des machines et non plus cette configuration acoustique?
Paul Brauer : Pourquoi pas, on joue tous un peu de tout en studio et on touche tous aux synthés. Par contre les gars, parfois je fais des rêves où chacun d'entre vous part et oublie que c'est un concert et je me retrouve tout seul sur scène [hilarité générale]. Je rêve aussi qu'on joue tous très concentrés et qu'en levant la tête on réalise qu'il n'y a plus de public mais je me sens obligé de jouer quand même.

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Votre nouvel album Joy, écrit après cet opéra , orbite autour du thème de la joie. Ces concepts narratifs c'est encore une façon de prendre la musique répétitive à contre-pied ?
Paul Frick : C'est le chanteur Beaver Sheppard qui a écrit les paroles, nous l'avons rencontré il y a trois ans à Montréal où nous jouions au festival Mutek. Nous nous sentions proche de sa façon de raconter les choses, il connecte les éléments de façon étonnante.C'est un chef qui a fait une école de cuisine mais il  joue aussi dans beaucoup de groupes, peint, écrit tout le temps, il a tout le temps des idées. Nous aimions que ce ne soit pas un chanteur qui essaie de prouver son talent et qu'il soit à la fois tendre et agressif.

Daniel Brandt : Les fois précédentes, nous expliquions notre thème aux chanteurs mais cette fois ci c'est vraiment sous l'impulsion de Beaver Sheppard que ce thème de Joie a fait son apparition.

Ce nouvel album pourrait-il être un opéra ?
En choeur : Non certainement pas. Et il ne passera peut-être pas en club mais en live les gens danseront. Les photos de Gianni sont de Thomas Aurin. La photo du groupe est de Max Parovsky.

_Joy, le nouvel album de Brandt Brauer Frick​ est disponible depuis fin octobre sur !K7 Records /_ _Because Music._ Charline Lecarpentier est sur Twitter​.