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Culture

Yan Morvan

Le photographe le plus badass de tous les temps.
Yan Morvan Bio
Yan Morvan. Photo : Maciek Pozoga

Si l’on devait donner un award du mérite au photographe le plus badass de tous les temps, c’est à Yan Morvan qu’il faudrait le décerner. Ce mec a une paire de couilles plus épaisse que la tienne, c’est un fait. Et surtout, il s’en est servi trente-cinq années durant. Pendant tout ce temps – et alors que d’autres s’occupaient de choses inutiles comme payer des impôts ou fonder une famille –, il a traîné avec des Hell’s Angels, voyagé dans les zones en guerre les plus reculées du globe, failli se faire tuer des dizaines de fois et fréquenté le tueur en série le plus abominable que la France ait jamais connu. Il a même bossé avec lui. Au-delà de ces hauts faits d’armes, Yan Morvan a ­participé à la naissance du photojournalisme en France, et l’a élevé au rang d’art. Il a été le premier à s’intéresser aux bastons et aux beuveries des rockeurs français (c’était en 1975), le seul à sortir un bouquin sur les gangs de voyous en banlieue. Il a aussi documenté les vies des grands ­blessés d’accidents de la route, les nouvelles pratiques sexuelles dans le monde et les obsessions de quelques nerds qui ­rejouent les grandes scènes de guerre de l’Histoire. Il a aussi été prof, voleur de métier et sympathisant situationniste. Mieux, il a réussi à s’occuper de choses inutiles comme payer des impôts et fonder une famille. Après avoir bu nos cafés et dit tout le mal que l’on pensait de Nan Goldin, on a traversé les couloirs remplis de bouquins de son appartement pour s’asseoir dans sa cuisine. Puis on l’a écouté pendant une heure.

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Vice : Comment vous êtes-vous intéressé à la photographie ?
Yan Morvan : Je crois que la toute première photo que j’aie faite, c’était en 1967 au Grand Prix de Monaco. Je photographiais les voitures de course avec mon père. C’est l’année où Lorenzo Bandini s’est crashé et a fini carbonisé. J’avais un Kodak et j’ai fait des photos de ça. J’avais 13 ans.

C’est un bon début.
Puis après, la fac de sciences. J’étais dans un genre de groupuscule crypto-situationiste, un truc de gros glandeurs, quoi.

Ah, ah. Vous aviez pourtant lu tous les bouquins, je suis sûr.
Tous, tous. J’ai tout lu. Les Wyckaert, les Vaneigem…

Vous n’étiez pas si glandeur que ça, alors.
Si, parce que je n’y comprenais rien. Le seul truc de ­Debord que j’aie aimé, ce sont les deux tomes de son ­Panégyrique dans lesquels il parle de ses problèmes d’alcool. Ça, ça m’a plu. Le reste, les théories, bon bah, hein… Mais force est de reconnaître qu’il n’avait pas tort. Je me faisais la réflexion l’autre fois en roulant, on s’attend à tout moment à voir une pub Carrefour avec une photo de Larry Clark pour l’illustrer. Un truc avec une légende : « Ne vous shootez pas, vivez sainement », tu vois ?

Je vois.
Enfin bref, ce que je trouvais marrant, c’était qu’on se fasse taper sur la gueule à la fois par l’ordre établi, par l’ordre nouveau et par les trotskistes. C’était après la Loi Debré, je crois. On avait fait alliance avec l’ARA – ­l’Alliance révolutionnaire anarchiste – et on se retrouvait après les cours pour se mettre sur la gueule avec à peu près tout le monde. Les staliniens et les maoïstes nous venaient en aide, aussi. Mais pas les maoïstes pro-chinois, juste les maoïstes pro-albanais. C’était une époque assez marrante. C’est un peu comme quand tu vas au musée d’histoire naturelle et que tu te dis : « Waouh, alors ces trucs ont vraiment existé ! »

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D’ailleurs, il va falloir que vous m’expliquiez ce qu’était ce mystérieux groupuscule maoïste pro-albanais.
La gauche marxiste prolétarienne pro-albanaise, ça représentait bien une demi-douzaine de personnes en France. Pour montrer les bienfaits du socialisme à ­l’albanaise, les responsables organisaient des voyages encadrés à Tirana, en bus… Nous, on n’était pas « rouges » du tout. On était plus dans cette logique du « Staline, Trotski, Hitler : même combat ! »

Et donc, à part cette vie politique intense, qu’est-ce que vous faisiez de vos journées ?
Eh bien, l’aspect pratique de tout ce magma théorique, on s’en servait tous les jours : c’était le vol. Tout tournait autour du vol. On volait tout.

Tout ?
Je volais pour manger, déjà. Mon père voulait que je fasse Polytechnique mais je n’étais pas assez fort. Il ­disait : « La fac, ça sert à rien. » Il n’avait pas forcément tort d’ailleurs. Puis, il y avait les filles. Et du coup, il ne me donnait pas d’argent. Rien. J’étais comme ça, lâché en pleine nature. C’était facile de dire : « Voler, c’est politique. » Ça m’arrangeait bien. À cette époque-là, il n’y avait pas de portiques à la sortie des magasins.

On pouvait taper ce qu’on voulait, quoi.
Pas vraiment non plus, en fait. Je me suis fait courser plus d’une fois. Notamment pour avoir volé un poulet chez un rôtisseur. Ça correspond à l’époque où j’ai décidé d’arrêter la fac de sciences.

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Vous êtes parti pour Vincennes, c’est ça ?
Oui. C’était l’époque de la grande Vincennes, avec Foucault, Derrida, etc. Et là-bas, je me suis inscrit en cinéma. Je me disais que c’était la seule filière qui me permettrait d’éviter tous ces trucs théoriques fastidieux. Je suis un praticien, moi, tu sais. Je suis quelqu’un qui applique les théories. Et c’est là que j’ai fait mes premières photos, pour mon prof Gérard Girard, qui lui aussi était dans cette mouvance prolétarienne pro-albanaise. Et comme il était très occupé par la théorie, il m’a filé les clés du labo photo pour que je puisse travailler la fameuse pratique. Puis il m’a présenté aux gens de Libération.

Ça devait être plutôt différent de maintenant, j’imagine.
Tout à fait. Ce n’était pas encore ce journal bobo-­branché, mais plutôt une revue genre : « Ami du peuple, lève-toi ! »

Ah, ah.
Je suis entré à l’agence de photos de Libération par la petite porte. On devait être en 1974, j’avais 22 ans. En parallèle, comme voleur n’était pas considéré comme un statut à part entière, je vendais des petits journaux ou je bossais à Gibert Jeune. À la FNAC aussi, où j’ai volé mes premiers appareils photo. Puis un an plus tard, en 1975, en sus de toutes mes autres activités, j’ai vendu des bijoux du côté de la place du Tertre.

Un vrai job d’Albanais.
Ouais, il devait y avoir des bijoux volés parmi tous ceux que j’avais dans mon petit baluchon noir. Bref, une espèce de type arrive, un type en cuir avec des badges, et demande à m’acheter une bague avec une tête de mort. Je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? Il a l’air super rock ‘n’ roll. » Moi, j’avais un look de tradi-situationniste, avec un parka vert, la barbe, les cheveux très longs, les lunettes rondes, et des badges « Paix au Vietnam », tu vois. Du coup, j’étais un peu impressionné. Je lui demande ce qu’il fait dans la vie et il me répond : « J’suis un rockeur. » Très bien. On papote un peu et je finis par lui dire que j’aimerais bien le prendre en photo. Comme c’est un rockeur, donc une star, il me dit : « Mouais, la semaine prochaine. »

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Et ça s’est fait, je présume.
Ouais. Il était garçon boucher à cette époque. Il m’a proposé de passer chez lui le soir après le boulot. J’y vais, je fais les photos, je les développe chez un copain – évidemment, les pellicules étaient volées – et je me débrouille pour les avoir assez vite. C’est l’été 1975, juillet ou août. Quand on se revoit, le mec me fait : « Viens avec moi, je vais te présenter d’autres rockeurs. » Ce à quoi je réponds : « Super ! » Ma relation avec le gang des rockeurs a commencé comme ça. Ça s’est terminé deux ans plus tard quand le bouquin [ndlr: Le Cuir et la Baston] est sorti et que des Hell’s Angels ont détruit ma piaule à la carabine. Entre-temps j’avais déménagé et c’est un pauvre Africain qui s’est fait défoncer à ma place.

Comment s’appelait le rockeur qui vous a introduit dans le milieu ?Johnny. Johnny de Montreuil. Je l’emmenais faire des tours en Solex, histoire de se montrer. Il était complètement ­mytho. Il se faisait régulièrement casser la gueule. Une fois, on est rentrés dans un bar pourri, il était bourré. Il était d’ailleurs bourré en permanence. Il regarde un mec et lui fait : « Arrête de me regarder sinon je vais te remonter les chaussettes ! » L’autre type sort, va dans sa caisse, revient avec un nunchaku et massacre le pauvre Johnny. Et c’était tout le temps comme ça. Je me suis fait casser un bras par des Hell’s Angels, aussi.

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Et vous continuiez à voler ?
Je faisais des trucs bizarres à droite, à gauche. Des photos de salons : quand il y avait un salon Porte de Versailles, j’y ­allais et je prenais des photos des stands. Évidemment, c’était ­absolument dégueulasse mais il y avait toujours des mecs pris de pitié qui me les achetaient. Ça coûtait dix francs le tirage. Mais quand t’as à peu près 500 exposants, t’arrives à te faire un peu de blé. Les mecs venaient me voir et me faisaient : « Oh, brave petit, c’est mignon ce que tu fais. »

Comment vous avez pu côtoyer les Hell’s ?
Bah, comme toujours, de fil en aiguille. Le principe du reportage est toujours le même : tu commences petit, t’as un contact qui te présente un autre mec qui aime tes photos, il veut des photos de lui, et ainsi de suite. Là, je suis en train de faire Gang II, et c’est le même cheminement. Puis en plus, ces mecs sont souvent hyper exhibitionnistes. C’est des stars. Là, les mecs sont venus me chercher en me disant : « Hé, t’as fait Gang, le seul livre jamais paru sur les voyous, il faut que tu refasses un livre avec nous. »

C’est pas compliqué de sortir un bouquin aussi jeune ?
Je ne sais pas, je ne me suis pas rendu compte, je crois. Ça coïncide avec l’époque où j’ai rencontré Maurice Lemoine, l’auteur. Il bossait pour l’agence Norma. Il m’a dit qu’il aimait bien mes photos – c’était le seul d’ailleurs, puisqu’à cette époque, les photos de rockeurs, les gens n’en avaient rien à foutre –, il a écrit dessus, et c’est comme ça que Gang est finalement sorti. Beaucoup de monde en a parlé, Le Monde, L’Express, Le Figaro. Et Paris Match, pour qui j’ai bossé pas longtemps après.

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Ça n’a pas été chiant de passer d’un statut où vous étiez libre de faire ce que vous vouliez à un autre, où vous étiez coincé dans un bureau et où plus rien n’était « dangereux » ?
Pas forcément. Bosser à Match, c’était dangereux. Je me suis retrouvé dans des situations, je te raconte pas. Là où j’ai dérapé, c’est que pendant que j’étais chez Match, Le Figaro Magazine se créait. On devait être en 1977, j’étais une sorte de ministar à ce moment-là. Le mec du Figaro Magazine me contacte, François Angèle, un mec adorable, et me dit : « On va faire des trucs à la Warhol, ça va être fantastique. » Et il m’embauche. Je suis resté un an et demi là-bas, à ne faire que des merdes. Des genres de photos « art de vivre ». Je sais pas si tu vois à quoi ressemble Le Figaro Magazine aujourd’hui, mais sache que c’était pire à l’époque. Donc je fais des photos, j’apprends mon métier, quoi. Jusqu’au jour où je pique une crise de parano totale, le SAMU vient me chercher, et miracle, j’ai rien. Le lendemain, je vais au Figaro, et je leur dis : « Désolé les mecs, vous êtes très gentils et tout, mais je ne peux pas rester sinon je vais mourir. » Ah, Ah. On est en 1979.

Et qu’est-ce que vous avez fait, du coup ?
Je suis parti six mois en Asie, dans les bas-fonds. Je vais sortir un bouquin sur ça, sur Bangkok, qui sera trash de chez trash.

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OK.
J’étais dans des bordels, avec des filles. J’habitais à l’hôtel. J’ai d’abord loué une piaule avec un gay local qui faisait le tapin, et par la suite, des filles m’ont hébergé. J’ai écrit une sorte de journal intime à l’époque. Ça va sortir bientôt, là. Puis je suis revenu en France.

Vous deviez être lessivé.
Ouais, j’étais aux amphèts là-bas. Mais pas de dope, c’est pas mon truc. J’étais bien grave, quoi. Je savais que je pouvais remonter, comme je te disais, les gens me connaissaient, savaient qui j’étais.

On vous attendait en France ?
Ce métier, c’est un vrai showbiz, tu vois. Les gens savent tout, puisque tout le monde connaît tout le monde. Et du coup, j’étais considéré comme « out ». En plus, j’étais maigre comme un clou, j’avais les lunettes noires, bottes en serpent, veste rouge… Alors quand t’arrives chez les BCBG prout-prout de la presse, tu vois, quoi. Ma carrière était déjà foutue. On m’a finalement présenté à un type de l’agence SIPA, une des plus grosses agences de presse en France. Le type en question était turc et avait un accent incroyable. Il m’a vu et a fait : « Keské cé qué cé typé qué tu mé raméné là ? » Forcément, les photographes de l’époque étaient très propres sur eux, avec une petite écharpe, gna gna gna… Il me fait : « Bordélé dég-gueu-lasse jé veux pas cé typé ici. » Ce à quoi le mec qui me présentait répond : « OK, c’est vrai qu’il a pas un look terrible, mais je t’assure que c’est un super bon. » Le Turc m’a finalement pris à l’essai. Et tant mieux, parce que j’étais rentré à poil – j’avais même pas d’appart, juste une piaule minuscule que je sous-louais.

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Ouais, j’imagine. C’est donc ce Turc qui vous a remis sur le terrain ?
Oui, si l’on veut. Entre-temps, j’avais deux, trois plans paparazzi pour 100 balles ou à peu près. La baronne de Rotschild et Greta Garbo en train de s’embrasser, tu vois le genre. Puis en lisant Le Monde – je le lisais tous les jours, c’était ma base –, j’ai compris qu’il y aurait dans un avenir très proche un coup d’État en Turquie. Je vais voir le Turc de SIPA pour lui dire que je veux couvrir le truc, et il me répond : « Cé qué des connéries, yé pas dé coup d’État, la Turquie grand pays démocrétique, bla bla bla… » Une semaine après, coup d’État en Turquie. Ah, ah.

Ah ! Ouais, ça a dû le convaincre.
Bah du coup, tous les reporters voulaient couvrir l’événement. Mais le Turc a été réglo, il m’a laissé y aller. Je savais que j’avais droit à un seul tour de piste et que si je me plantais, c’était fini pour moi.

C’est SIPA qui vous a payé le billet ?
Le billet ? Quel billet ? C’était un genre de mec avec des ­lunettes noires, tu lui filais 100 dollars et il te laissait ­passer. À l’ancienne. J’arrive en Bulgarie, je sais pas trop comment, j’ai un coup de bol. Puis je prends un bus glauque, bizarre, et je descends à Ankara. J’arrive à faire trois films, des ­photos de nuit, des ambiances, comme je sais faire. Je reviens à Paris le dimanche soir. Le Turc : « Mais t’es très con, fallait rester ! bla, bla, bla… » Lundi, dans Match, six pages. Boum.

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Vous avez gagné des thunes pour ça ?
Que dalle, j’ai dû gagner peut-être 500 francs. Mais le Turc était content. Il m’a dit que je pouvais rester un peu si je voulais. Ce que j’ai fait.

Vous êtes devenu photojournaliste de guerre, « comme ça », parce que vous lisiez Le Monde.
J’ai couvert des conflits pendant huit ans, une vingtaine de guerres en tout. Je suis resté trois ans au Liban. J’ai bossé pour SIPA jusqu’en 1988 mais j’ai continué les guerres jusqu’en 2000. L’actu, ça va bien un moment, mais ça m’a vite fait chier. Je préfère les longues histoires dans des conflits oubliés. Après le Kosovo, j’en ai eu marre. Quand les réfugiés sont sortis, les mains en l’air, et qu’un millier de photographes les attendaient, c’était bon, quoi. Ça m’a saoulé.

Vous écriviez des articles, aussi ?
Non, jamais. On me demandait juste des photos, un truc de technicien, quoi. Tu sais, on a toujours considéré les photographes comme des grosses merdes.

Plus maintenant, je crois.
C’est vrai que ça a évolué. Mais à la fin des années 1970, les photographes, c’était de la chair à canon, ni plus ni moins. Je m’en suis surtout rendu compte quand j’ai ­bossé avec les Américains. Déjà, ils considèrent les Français de la même manière que nous, on considère les Arabes. Au Liban, j’étais même le chef du bureau de Newsweek. Quand des Ricains se faisaient tuer, ils écrivaient des ­articles de six pages, et quand c’était un Français, ils n’en avaient rien à foutre.

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Beaucoup de journalistes sont morts là-bas ?
Quelques-uns, mais surtout des Libanais. Et eux, tout le monde s’en foutait complètement. Je suis resté chez Newsweek jusqu’en 1987, jusqu’au mini-krach de Wall Street, et là ils ont viré tout le monde. J’étais dans je ne sais plus quel pays pourri. Un mec est arrivé et m’a fait : « Vous êtes viré. » Ah, ah. Pareil pour le mec de chez SIPA : « C’est terméné Yan, y’a plou d’argent ! »

Quels pays vous avez parcourus, après ?
Plein. L’Ouganda, le Mozambique, le Kurdistan, l’Afghanistan, le Cambodge, l’Irak plusieurs fois…

Pour la guerre du Golfe ?
Non. La guerre Iran-Irak. J’étais le premier sur le front, du côté iranien. Puis j’ai fait plein de trucs à la fois, comme toujours. Je bossais en même temps sur Gang et Mondosex. Et je travaillais sur mon propre journal online, je continuais à couvrir des guerres, j’étais photographe au Parisien et prof au CFJ du Louvre. À la ­polonaise. Ministre le matin et chauffeur de taxi le soir. Sinon, je m’ennuie.

C’est assez comique de vous imaginer en prof.
Ouais, je donnais des cours à des apprentis journalistes, même à des types de Sciences Po. J’y allais une semaine tous les ans, on m’avait mis avec les première et deuxième années. Je leur ­apprenais la culture de l’image avec des bouquins de sémio­logie, du Goethe, etc. Mais je préférais discuter avec eux, de toute façon ils ne comprennent que le bla-bla, parce que le reste du temps ils sont devant leur écran d’ordinateur et ça leur va très bien comme ça. Ils n’aiment pas trop aller au charbon, hein. Je m’adapte, je raconte des histoires à ceux qui veulent des histoires, et je parle du réel à ceux qui veulent du réel.

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J’ai l’impression que vous avez eu genre, six carrières différentes.
Ouais. Après la sortie de Gang, j’ai eu ce que l’on pourrait appeler la « crampe du peintre ». Je me suis fait kidnapper par le tueur en série Guy Georges. Ça m’a fait flipper, ça.

Ah, ah. Ouais, forcément. Comment ça s’est passé ?
C’est compliqué, c’est une longue histoire, je peux pas trop en parler. Grosso modo, j’ai fréquenté pendant pas mal de temps des mecs qui foutaient la merde, et je me suis retrouvé confronté à Guy Georges et des plus haut placés qui voulaient me faire prendre des photos que j’avais pas envie de faire. C’était pour les banlieues, tu vois, créer une sorte de peur.

La fracture sociale de 1994.
France 2 avait bidonné des images à cette époque mais ils s’étaient fait prendre. Et donc là, je tombe sur des mecs en train de me braquer et qui me disent : « Hé toi, va prendre ces photos, là tout de suite. » Ils m’ont séquestré et torturé pendant trois semaines. Puis ils ont vite enchaîné sur : « On va étriper tes filles et violer ta femme. » J’ai pris les photos, du coup. Ces mecs avaient déjà buté des gens, je le savais. Je les ai vus. Du coup, j’ai pris la fuite avec ma famille et les négatifs. Ils m’ont cherché pendant trois mois. L’autre [ndlr : Guy Georges], les flics l’ont finalement chopé parce que son compère avait tout balancé.

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Comment ça se fait ?
C’est des voyous, tu vois. Ils sont défoncés à la coke en permanence. Il a tout avoué. J’ai connu plein d’histoires de malades. Une fois, j’ai été chercher Guy Georges en fin de matinée pour bosser sur Gang, il venait de tuer une fille ! C’était mon assistant photo, à l’époque. Il m’aidait à porter tout le matériel pour cette histoire de photos bidons. Chez lui, il y avait des flingues partout, des grenades… Je me souviens d’être allé chez lui, dans un squat où il vivait comme un animal. Il n’arrivait pas à se réveiller, c’était une nuit où il avait dû… C’était un vrai travail, quoi, il les égorgeait et les dépeçait vivantes. Enfin, je les ai eus sur le dos – lui et sa bande – un bon moment, et ça m’a bien cassé, quoi.

C’était vers 1995, c’est ça ?
Voilà. En plus j’avais plus de fric, parce qu’on m’avait pris tout mon pognon. J’ai mis deux ans à m’en remettre.

Et votre famille ?
Ça va. Ma femme est très forte. Les enfants n’ont rien vu. Le jour en question – les voyous m’avaient laissé deux heures pour aller chercher le fric –, je suis arrivé à la maison et j’ai dit à ma femme : « Ça suffit, on y va. » Je me suis déshabillé, et j’avais le corps constellé de marques de coups. Je lui ai dit que je lui expliquerais plus tard. Elle a compris.

Vous n’aviez plus envie de rien faire après ce jour-là.
Si, mais je n’avais plus envie de faire de la photo. Enfin, j’ai monté photographie.com, mais c’était plus un passe-temps. C’était à deux doigts de me dégoûter à vie. Enfin, quand j’ai été condamné à mort…

Hein, quoi ?
J’ai été condamné à mort deux fois, au Liban.

OK. On peut en parler, non ?
C’était au moment de l’invasion israélienne, au début des années 1980. Les mecs m’ont préparé à la mise à mort, ils m’ont aspergé de trucs… Là, j’ai eu peur, putain.

Qu’est-ce que vous vous êtes dit ?
Quand j’ai été condamné à mort, je me suis senti comme un cheval qu’on envoie à l’abattoir. Je me suis mis à transpirer, des litres, et j’étais incapable de bouger. Le bourreau m’aspergeait avec du patchouli – parce qu’avant de tuer un homme, il faut le purifier. Ils avaient capturé mon chauffeur qui était un espion sunnite. C’était différent de l’autre fois, où j’avais failli me faire exécuter d’une balle dans la tête, et où finalement c’était pas très impressionnant. C’était un processus plus « simple », quoi. Ah, ah.

Ouais, le pire c’est de devoir attendre.
C’est ça, c’est l’appréhension. Le rituel. Ils ont finalement reçu un coup de fil de l’ambassade qui leur a ordonné de ne pas me tuer. À la place, ils m’ont forcé à lire le Coran. Ça a failli foirer tellement je bégayais de peur. J’ai été incapable de dire en arabe la phrase : « Allah tout-puissant, je m’incline devant toi. » Ils me l’ont fait répéter trois fois et j’en étais toujours à « La-la-la… » Quand je suis rentré à Beyrouth, j’ai appris par cœur chaque sourate du Coran, au cas où. Enfin, je l’ai fait pendant un mois et j’ai laissé tomber.

Forcément. Qu’est-ce que vous avez fait après le Kosovo, dans les années 2000 ?
J’en ai eu marre de la guerre, je suis rentré en France. Et très peu de temps après, j’ai eu un accident de moto. Je me suis massacré. J’ai eu une prothèse en titane, j’ai encore tout un tas de trucs dans le corps…

Mais combien de fois vous avez été à deux doigts de mourir ?
Oh, je ne sais pas. Là, c’était pas vraiment ça, j’étais juste désarticulé. J’ai passé un mois et demi à l’hôpital. J’ai rencontré plein de victimes d’accident. Je me suis aperçu que les blessures en moto étaient semblables aux blessures de guerre : c’est du métal qui te rentre dans la chair. J’en sais quelque chose parce que des balles me sont rentrées dans la peau à plusieurs reprises. Et une autre fois, ma voiture a explosé. Ah, ah. Il ne restait plus que le guidon, on aurait dit De Funès. Et donc, j’ai eu l’idée de travailler sur les victimes de la route. Le projet a été financé par le Centre national d’arts plastiques et je l’ai vendu à presque tous les journaux. Pour moi, les accidentés sont des blessés de guerre modernes. Puis, je me suis petit à petit remis au travail. En 2003, j’ai commencé mon projet sur les reconstitutions de scènes de guerre.

Vous travaillez sur des bouquins, maintenant.
Je dois en sortir quatre bientôt. Je fais plein de revues, aussi. Mais j’ai tellement travaillé pour la presse que forcément, ça m’intéresse moins aujourd’hui. Je bosse sur des films, à côté. Mais c’est vrai qu’il n’y a plus que les bouquins qui m’intéressent. Et les galeries. Puis je donne aussi des cours dans une école, enfin tout un tas de trucs. Je suis sur dix trucs à la fois. J’en suis à ma cinquième carrière. Après Match, y’a eu SIPA, redescente, remontée, toujours la même chose. Jusqu’au moment où ça sera fini, quoi. C’est une question d’énergie.