Chambre des comparutions immédiates du tribunal correctionnel de Nantes, le 14 mars. Après une première affaire portant sur une agression dans le tram, arrive le dossier de Joël. Il est poursuivi pour acquisition et détention de stupéfiants et complicité d’offre ou de cession. De grande taille, l’homme a les cheveux blancs, le ventre de ses 58 ans et la pointe du nez trahissant un penchant un peu trop prononcé pour la bibine. Il porte des tennis blanches sans marque, un jean bien coupé et un épais pull gris. Quand il retrousse ses manches, on distingue sommairement l’encre d’un tatouage suranné sur le haut de son avant-bras.
La présence à la barre de Joël est une anomalie, comme celle de Robert il y a quelques mois. Mais contrairement à son prédécesseur, voir le loup judiciaire à l’aube de la soixantaine et à la suite d’une vie sans pet de travers ne le stresse guère. Une impression confirmée en l’écoutant raconter son quotidien aux magistrats, d’un ton flegmatique cadrant parfaitement avec l’allure générale. Cette convocation, c’est l’occasion d’une petite sortie et de pouvoir causer un peu. Il faut dire que les contacts avec l’extérieur se sont drastiquement réduits ces dernières années. Les deux principales activités de la journée se résument à la sortie du chien et à l’achat de la baguette.
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« Je mettais les boulettes dans les tiroirs de la salle à manger et le plus gros derrière la télé »
Natif de Saint-Nazaire, Joël vit seul dans une tour des quartiers Nord de Nantes. Ses deux grands enfants ont quitté le foyer et il s’est séparé de sa femme. Elle l’accompagne ce jeudi, assise au quatrième rang de la salle, le visage fermé. Il fait régulièrement appel à elle pour les courses ou les rendez-vous médicaux. Il y a près de 30 ans, le quinquagénaire est resté sur le carreau suite à un accident du travail. Son corps esquinté ne peut plus lui permettre travailler. L’allocation adulte handicapé (AAH) constitue depuis son unique rentrée d’argent, 800 euros et des brouettes, chaque mois.
Une précarité financière qui l’a conduit à franchir la ligne rouge, à l’automne 2018. « Ça a dû commencer en septembre », croit se souvenir Joël, sans certitudes plus d’un an après. À l’époque, la police nantaise vient de mener une opération de démantèlement du trafic de stupéfiants dans le quartier. Opération vaine comme souvent. Après une courte accalmie, les dealeurs ont délaissé l’immeuble numéro 4 pour s’installer au pied de la tour numéro 2, là où Joël habite. Mais cette délocalisation du four n’a pas ralenti pour autant la pression policière. C’est dans ce contexte que les trafiquants repèrent ce discret locataire et décident de lui proposer un arrangement. Moyennant 20 euros par jour, Joël doit laisser sa porte ouverte pour que les vendeurs puissent se réfugier chez lui en cas de descente. Marché conclu. « Vingt euros c’est pas grand-chose mais c’est déjà intéressant », observe Joël. Prenant acte de la fiabilité et de la coopération de ce « petit père tranquille », les dealeurs lui proposent ensuite de cacher de la marchandise.
Son logement comme solution de repli devient alors un appartement nourrice. Joël ne dit pas non. « C’était que du haschich, explique-t-il. Je mettais les boulettes dans les tiroirs de la salle à manger et le plus gros derrière la télé. » Pendant près de trois mois, au moins deux fois par semaine, un homme se présente chez lui en fin de matinée pour lui donner son billet. Cherchant à savoir s’il a subi des pressions, la présidente l’interroge : « Vous aviez peur d’eux ? » Réponse sans ambage du prévenu : « Oh non ils avaient l’air sympa. C’était souvent le même gars qui passait. Un grand noir. Les autres je ne les reconnaissait pas toujours. Ils avaient souvent une capuche ou un bonnet, c’était l’hiver. »
« Les 20 euros me permettaient de manger correctement tous les soirs et d’acheter mon tabac et mes feuilles tous les trois jours »
La combine prend fin brutalement le 11 décembre avec l’arrestation de quatre trafiquants et la perquisition du domicile de Joël. Les policiers y retrouvent une centaine de grammes de shit et de l’argent liquide. 185 euros dans une boite de gâteau et deux enveloppes contenant 50 euros chacune. « C’est des sous que j’avais mis de côté pour le Noël des enfants », précise le prévenu au sujet des enveloppes. Pour le reste, il s’agit d’un pot commun en partie alimenté par son ex-femme pour les dépenses courantes. L’argent issu du trafic a lui été dépensé au compte-gouttes. « Avec 800 euros d’AAH pour 180 euros de loyer et tout le reste, c’est pas simple tous les jours vous avez, souffle Joël comme pour se justifier. Les 20 euros me permettaient de manger correctement tous les soirs et d’acheter mon tabac et mes feuilles tous les trois jours. »
Entendus en procédure, les enfants de Joël ont fait part de leur étonnement face à cette histoire. Et plus particulièrement sa fille qui a vécu un temps chez son père sans s’apercevoir de rien. Quant au prévenu, son placement en garde à vue à la suite de la perquisition a fait l’effet d’une douche froide : « Je savais très bien que c’était interdit mais quand on m’a parlé de trafic, je suis tombé des nues. »
Alors que les dealeurs ont été placés en détention provisoire après leur garde à vue, Joël a été relâché sous contrôle judiciaire, avec l’obligation de pointer une fois par semaine au commissariat et d’entreprendre des soins contre l’alcool. Interrogé sur l’évolution de sa consommation, il déclare : « Ça va mieux depuis que je suis suivi. Je dois être à deux litres, deux litres et demi de bière par jour. « Ah quand même », s’inquiète un des deux assesseurs. « Oui mais c’est de la quatre degrés, les apéros et tout ça c’est fini ! », assure Joël. Sourire de la présidente : « Vous maniez bien la litote. » Le prévenu tourne ensuite la tête à gauche en direction de Fabienne Basset qui se lève pour ses réquisitions. « En vous voyant arriver, on se dit bien qu’on n’a pas le nouveau Pablo Escobar face à nous », lance d’emblée la procureure. En dix années de stups je n’ai jamais vu ce type de profil ». Joël écoute la suite avec attention. 800 euros d’amende avec sursis sont finalement requis. « Une sanction pertinente et pédagogique », précise la procureure en faisant référence au montant de l’AAH. Puis vient le tour de l’avocate de la défense qui insiste sur l’honnêteté et les regrets de son client. On apprend, enfin, que Joël souhaite désormais quitter le quartier.
Après délibération, le tribunal le relaxe de l’acquisition de stupéfiants mais le déclare coupable pour la détention et la complicité. Il est condamné à 500 euros d’amende, correspondant approximativement au tiers de la somme totale engrangée. Les 185 euros de la boîte de gâteau lui seront restitués mais pas les 100 euros des enveloppes.
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