Jour de chasse à courre

En ce samedi matin, la Touraine se réveille. Pour beaucoup, le week-end qui s’annonce sera celui d’un repos bien mérité après une semaine de labeur. Land Rover, pick-up ou 4X4 serpentent la départementale 83 en Gâtine Tourangelle. Autour du bitume, tout n’est que forêts, étangs et lieux sauvages où la faune et la flore sont les maîtres de ces lieux que l’homme a de tout temps voulu respecter.

Au nord de la commune d’Ambillou, village typique d’une Touraine où il fait bon vivre et se ressourcer, se trouve le domaine des Landes – un millier d’hectares qui appartient à la même famille depuis trois générations. Bruno Cheuvreux est le maître des lieux. Notaire à Paris en semaine, il reçoit chaque samedi ses invités dans la forêt des Landes et de la Trigalière, peuplées d’arbres centenaires qui cohabitent avec une faune sauvage qui vient chercher ici une certaine quiétude.

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Ce matin-là, le bruit des moteurs des cylindrés viennt perturber quelques instants le silence des lieux. Tractés par les voitures des invités de Bruno, les « vans » nous rappellent que l’homme ne sera pas seul en cette matinée bien particulière. Le hennissement des chevaux, le bruit des sabots à l’intérieur de ces habitations roulantes et les écuries nous offrent le spectacle ancestral du couple entre l’équidé et l’Homo sapiens.

Photos de Pascal Montagne/Hans Lucas

Aux sons mêlés des souffles forts des montures s’accompagnent ceux d’autres mammifères plus courts sur pattes. Juste derrière les box des chevaux, un lieu à l’odeur et au brouhaha particuliers, plus de quatre-vingts chiens de race ne font qu’un autour de leur maître à la voix forte et autoritaire. La meute écoute Hubert, le piqueux, patron du chenil. Mais pour tous, Hubert n’existe pas sous son vrai prénom. Pour tous les participants, il se nomme « la Branche ». Un « nom de vénerie » qui, pour les profanes, pourrait sortir tout droit d’un roman du Moyen-Âge.

À y regarder de plus près, tout ce qui nous est donné d’observer en ce matin ensoleillé nous rappelle que nous ne sommes plus dans notre temps contemporain. « La Branche » porte une veste verte et un jabot tenu en son milieu par une épingle dorée appelée le « bouton ». Dans l’organisation aux allures cérémoniales, Hubert est le « piqueur » (prononcé « piqueux »), celui qui est en charge de la meute. Il porte aux pieds des bottes de cuir cirées qui cachent mal l’usure du temps et témoignent des heures passées sur sa monture. En écharpe, Hubert « La Branche » porte une trompe à la structure dorée qui nous donne les clefs de cet univers hors du temps.

L’équipage de chasse à courre se prépare à attaquer le roi des forêts, un cerf.

Deux heures plus tôt, le café noir chaud humait encore dans le pavillon de chasse. Dehors, il faisait encore noir et humide. Seulement quatre degrés au thermomètre. Une dizaine d’hommes aux vestes de chasse, bottes et foulards étaient rassemblés autour de l’imposante table en bois massif. Avec eux, Charles 30 ans.

Depuis l’âge de sept ans, ce directeur commercial pour un soda mondialement connu pratique la vénerie. Chaque week-end, il rejoint sa résidence secondaire aux abords de la petite ville de Château-la-Vallière, au nord de l’Indre-et-Loire. Le bourg est situé à quelques kilomètres du domaine des Landes. Casquette en tweed anglais, jabot et pantalon blanc recouvert d’une protection contre la pluie, Charles a la reconnaissance de ses pairs. Tombé dans le monde de la chasse à courre à l’âge de raison, il vit et respire pour cet « art de vivre », comme il aime à le rappeler. Il ne conçoit pas de monter à cheval pour chasser le cerf sans passer ces heures d’observation dès potron-minet avec ses camarades, vieux briscards de la chasse. Les valets de limiers qui l’entourent autour de la table en chêne ce matin-là connaissent par cœur leur rôle. Dans quelques minutes, chacun rejoindra la parcelle du domaine qui lui est dévolu.

Leur rôle ? Repérer aux quatre coins du territoire de Bruno Cheuvreux la bête qui sera chassée. Charles, lui aussi, observera dans le silence de la lande et des plaines embrumées les mouvements des animaux sauvages. Sans bruit, un briquet toujours dans la poche, il regardera au gré de sa déambulation silencieuse le sens du vent donné par la flamme. Pas question d’être repéré par l’animal à l’odorat si puissant. Sa marche sera toujours dans le sens du vent. Puis, immobile, l’ouïe sera substituée à la vue.

Les premiers oiseaux se réveillent, les jets hauts dans les arbres crient comme des avertisseurs. Le Roi n’est pas loin. Puis, là, à quelques mètres dans l’entremêlement des troncs d’arbre aux âges avancés et des bosquets de fougères, il trône majestueux, fier sur ses quatre pattes prêtent à courir au moindre bruit. C’est la rencontre, à ce moment-là, de Charles et du cerf. Un moment intime avant l’affrontement. Le cervidé décide de bouger. Charles attend son départ. Puis, la tradition des valets de limiers reprend ses droits. Charles prend dans ses mains des branches qu’il casse contre son genou. La cassure du bois fraîchement fendu forme une pointe. Ces branches seront posées sur un chemin dégagé, là où le cerf a été vu et repéré. Dans quelques heures, ces « brisées » seront comme la boussole qui donne des indications pour la trentaine de cavaliers qui fouleront le sol sec de la forêt de Bruno.

Dans les traces des sabots des chevaux préparés à traquer la bête, badauds, promeneurs et amis des amateurs de vénerie suivront la chasse, sacs sur le dos, appareils photo autour du cou – un cérémonial remarqué autour de la petite commune d’Ambillou.

Dans la lande, s’élève un son sourd atténué par la forêt dense… Celui de dizaines d’aboiements des chiens de meute. Derrière leurs « cris » exaltés, le son du cor de chasse qui donne les indications sur la piste suivie par le cerf chassé. Traqué et fatigué, « portant sa hotte », le cerf a le dos rond. Au loin, un plan d’eau. L’espoir pour lui de fuir et d’échapper à son destin tragique. Charles et Hubert le suivent. L’un aux rames d’une petite embarcation verte et l’autre, veste enlevée et jabot apparent, une dague à la main. La fin est proche. Dans leur sillage, quelques chiens nagent toute langue dehors. Exténuée par plus de trois heures de course à travers la lande et la forêt, la bête se meurt. Charles arrive à sa hauteur. La pointe de la dague poursuit, elle, son chemin droit dans le cœur du cerf. Ses battements cessent et avec eux la chasse à courre de ce matin-là dans la campagne tourangelle.

Derrière tout ce décorum, il s’agit bien là d’un art de vivre, d’une tradition séculaire que Bruno, Charles et les autres transmettent de génération en génération. Inacceptable pour certains, majestueux pour d’autres, la vénerie ne peut laisser indifférent. Elle est le témoignage bon gré mal gré de traditions ancestrales qui ont survécu au temps, aux révolutions et à la modernité. Durant un instant, le temps suspend son vol et l’homme se donne rendez-vous avec la nature, même si la mort est souvent au bout du chemin.

La mort de la bête traquée a aussi son cérémonial. Une communion entre l’homme et son fidèle compagnon. Les chiens de la meute ont le respect de leurs maîtres, cavaliers et « piqueux ». Le cerf est offert à l’occasion de la curée. En préliminaire à ce droit des chiens sur l’animal, les chasseurs ont quitté leur monture. La cravache est remplacée par le cor. Alignés face aux chiens, les notes expulsées par l’air des joueurs de cor rendent hommage aux chasseurs à quatre pattes qui ont « forcé » le cervidé. Dans quelques minutes, un privilège leur sera accordé. Celui de profiter d’une partie de l’animal en récompense de leurs efforts de la matinée.

Pascal Montagne est un photographe français membre du studio Hans Lucas. Retrouvez-le sur son site et Instagram.