Cet article a été intialement publié sur MUNCHIES Italie.
Quand on part à la chasse au sanglier, c’est pour une journée entière. « Pour choper le sanglier, il vaut mieux rester dans la fange » m’avait-on dit. Il était 11 heures du matin et je commençais déjà à saisir le véritable sens de cette phrase – la fange étant ici un ensemble de troncs, de boue, de branches et de buissons.
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Ce conseil, c’est un chasseur octogénaire qui m’en fait cadeau alors qu’il prépare son poste. Pour lui, si on a le champ de vision obstrué par de la végétation, ce n’est pas un problème. Au contraire : plus on va choisir un endroit bien crade pour se poser, plus on aura de chance de voir un sanglier charger vers soi. Et ça tombe bien, c’est un peu le but de la journée.
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Après quelques minutes à rester plantée là, sa phrase résonne déjà comme une bonne métaphore de la vie en général – sensation décuplée par la combinaison de fatigue, de tension et de découverte permanente dans laquelle je me trouve à ce moment-là. Alors, j’ai décidé que moi aussi j’allais me poser dans la terre humide, loin des choses qui me sont familières et avec une visibilité quasi nulle sur ce que j’étais en train de faire. Moi aussi, j’allais attendre le sanglier.
La chasse a une autre utilité que celle, très primaire, qui consiste à être le meilleur moyen d’approvisionnement en viande jamais inventé par l’homme.
L’idée de participer à une battue m’avait été suggérée par des vignerons. Vignerons qui, comme bon nombre d’agriculteurs, doivent gérer chaque année les dégâts que causent les sangliers dans leurs vignes. C’est un problème récurrent qui revient souvent à l’ordre du jour des administrations locales – en Toscane notamment. C’est ce qui me fait dire que la chasse a une autre utilité que celle, très primaire, qui consiste à être le meilleur moyen d’approvisionnement en viande jamais inventé par l’homme.
Et justement, si je suis venue ici, dans la campagne qui entoure la ville de Florence – et accessoirement, la terre qui m’a vu naître –, c’était pour assister en personne au « making-of » de mon prochain plat de pappardelle al ragù. La partie de chasse à laquelle j’ai participé s’appelle « braccata ». C’est une battue qui se déroule à plusieurs (entre 30 et 70 personnes) et où chaque groupe de chasseurs a un rôle bien défini. Assez vite, j’ai renoncé à mes idéaux et ma lecture très « écolo » de cette pratique. Au final, la sensibilité que l’on peut éprouver pour la chasse dépend avant tout de paramètres individuels, comme entretenir un rapport viscéral à la forêt.
Il est 7 heures quand on fait la connaissance de Remo. Ce chasseur géant et toujours souriant sera notre fixeur pour aller chasser avec l’équipe d’Incisa-Banchetto-Sampolese. On se retrouve dans la zone de Poggio alla Croce, au sud de Florence. Ce matin, il y une belle lumière automnale et un peu de brouillard.
On arrive au niveau d’une cabane en bois dans laquelle pas mal de chasseurs sont déjà réunis et se partagent un peu de jambon en attendant le départ de la battue. Ma présence attire les regards, tantôt méfiants, tantôt amusés. En même temps, je suis la seule nana, je suis assez propre sur moi et je ne connais rien à la chasse. Impossible de passer inaperçue.
La première étape consiste à « repérer des traces » : les chasseurs font un tour d’exploration de la zone à la recherche d’empreintes laissées par des sangliers. L’idée est d’emmagasiner assez d’infos pour pouvoir ensuite désigner l’endroit où seront positionnés les différents groupes. Ce tour de chauffe est notamment effectué par les traqueurs qui observent les indices laissés par les animaux sauvages tandis que le chef de battue se charge de définir la stratégie. On part avec Remo, le chef de battue, Marcello et Filippo, les traqueurs et Polo, le chien.
Ici, des glands indiquent qu’un repas de sangliers s’est tenu dans le coin. Là, le sol a été retourné probablement parce qu’ils se sont ensuite roulés par terre.
On s’engouffre dans la forêt et on tente de déchiffrer les signes. Ici, des glands indiquent qu’un repas de sangliers s’est tenu dans le coin. Là, le sol a été retourné et le tronc d’un pin éventré, probablement parce qu’ils se sont ensuite roulés par terre avant de se gratter à l’arbre. J’apprends à distinguer les traces d’un sanglier de celles d’un cerf ou d’un chevreuil, à différencier les traces récentes des plus anciennes. Polo renifle, tire sur sa laisse et aboie doucement quand il sent l’odeur du sanglier. La forêt lui parle et on lui fait entièrement confiance.
Marcello est un des « canai » (un chasseur avec chien) de la battue. Il y une espèce de symbiose entre Polo et lui. J’ai l’impression que Marcello, c’est un peu l’intello de la bande. Ce n’est pas pour rien qu’il parle d’« art de la chasse » et qu’il me confie que son ancien nom de bataille était « chien errant ».
Pendant à peu près une heure, on avance encore un peu plus dans la forêt. On scrute les expressions de Marcello, parfois enveloppé de brume, en espérant lire sur son visage si la journée s’annonce bonne ou pas. Observer les traces est une étape où la concentration, muette, est à son comble. On s’enfonce dans les méandres du bois avec les sens ouverts au maximum. Les sangliers, eux, sont invisibles. Ils sont pourtant là, quelque part, protégés par les ronces et les buissons de romarin sauvage. Ils ignorent qu’ils sont en train de rater une occasion de s’enfuir, au moment où on est encore vulnérables.
Les chasseurs ont tous une sorte de carte mentale du bois – que je découvre organisée autour de noms de code assez pittoresques.
Après cette opération, on retourne à la cabane pour une dernière réunion. Le chef de battue, les traqueurs, les chasseurs, les chiens – et moi, qui essaie désespérément d’avoir l’air crédible – pour planifier la marche à suivre. S’il y a d’autres chasseurs qui s’approchent et tendent l’oreille, Remo les écarte de cette assemblée des grandes puissances. Ils ne doivent pas écouter ce qui se dit dans le conciliabule sous peine d’enfreindre la hiérarchie interne du groupe.
Les chasseurs ont tous une sorte de carte mentale du bois – que je découvre organisée autour de noms de code assez pittoresques : « la vigne des cochons », « les ronces », « le pignon », « la maison du russe », « les thermes », « la maison de la femme qui gargouille », « le camp du général », « l’aire de repos ». J’entends ses termes au milieu d’un patois toscan. Tout le monde semble optimiste : « Aujourd’hui, il y a de quoi finir ses cartouches. »
Petite parenthèse pour les néophytes : la battue fonctionne sur une zone fermée. Dans le périmètre délimité préalablement, il y a les « postés », c’est-à-dire les chasseurs qui ne bougent pas et qui sont prêts à tirer. Ces derniers une fois en place, les chasseurs avec chiens commencent à bouger dans la zone pour débusquer les sangliers et les pousser à courir à découvert sous le feu des « postés ». Le chasseur posté qui voit arriver la bête devant lui tire. S’il rate son coup, il doit dire : « Padella ».
J’ai l’impression de gagner peu à peu la confiance du groupe et je découvre qu’il y a des gens qui viennent de loin : je reconnais les chasseurs de Brescia ou de Vicenza et je distingue des accents romains et napolitains. Beaucoup sont des anciens, certains vont même à la chasse depuis 50 ans. Leur crainte ? Que la tradition de la battue se perde au fil des générations – ce qui peut se comprendre vu le faible nombre de quarantenaires.
Ils sont à la fois joyeux et sérieux avec leur ensemble assorti, leurs gilets fluorescents et leurs ceintures bourrées de projectiles divers et variés.
En discutant, je prends la mesure de cette petite armée qui a à la fois une dimension simple et sans prétention et un air un brin menaçant. Ils sont à la fois joyeux et sérieux avec leur ensemble assorti, leurs gilets fluorescents et leurs ceintures bourrées de projectiles divers et variés.
Les chasseurs postés se répartissent la zone et c’est un peu comme si on assistait à un ballet de spectateurs en train de s’installer au théâtre.
Le temps est venu de lancer la battue. Normalement, un chasseur « posté » est seul. Mais aujourd’hui, Remo fait une exception puisqu’il partage sa place avec moi – tout en sachant que je ne lui serai globalement d’aucune utilité. En revanche, j’en profite pour découvrir une chose merveilleuse ; des walkie-talkies (qui fonctionnent du feu de Dieu même au milieu du bois et même s’ils datent des années 1980).
Les chasseurs postés se répartissent la zone et c’est un peu comme si on assistait à un ballet de spectateurs en train de s’installer au théâtre. Certains, qui ont même pris des tabourets pliables avec eux, s’assoient et préparent leur fusil. Il est quasiment 11 heures quand tout est prêt.
Remo me retranscrit à voix basse ce qu’il se passe au loin. Il écoute simultanément les bruits de la forêt et les messages sur son talkie.
Tout d’un coup, les chiens aboient. J’ai à peine le temps de voir un mouvement dans le sous-bois que quelqu’un tire, puis d’autres.
« Il est mort ? Tu l’as eu ? Padella ? »
Une voie éclate dans l’émetteur-récepteur et enchaîne frénétiquement les questions : « Il est mort ? Tu l’as eu ? Padella ? » Puis le silence. Je me rends compte à nouveau du gazouillis des oiseaux, de l’air frais et humide, du tapis de feuilles jaunes.
Pendant ce temps, les chasseurs et les chiens continuent de courir au milieu des bois. Ils font des allers-retours dans le maquis, au milieu des ronces et des fossés. À peine un sanglier meurt qu’un autre débouche du bois, haletant. On vérifie que tout va bien et on rameute les chiens. Une scène qui se répète 8 fois. 8 sangliers morts, deux devant moi, un de Remo – c’est ce qu’on dit du chasseur qui donne le coup de grâce.
Je trouve d’ailleurs assez surprenant que toute cette équipe de chasseurs (âge moyen : 65 ans) puisse répéter cet effort trois fois par semaine.
À 17 heures, on s’arrête enfin, en silence ou presque. On me l’avait dit : « la battue, on sait quand elle commence, mais on ne sait pas quand elle se termine ». Je suis complètement crevée de toute manière. Je trouve d’ailleurs assez surprenant que toute cette équipe de chasseurs (âge moyen : 65 ans) puisse répéter cet effort trois fois par semaine du 15 octobre au 15 janvier.
À la fin de la battue, il faut récupérer les chiens et les sangliers. Ils sont si gros qu’il faut parfois se mettre à quatre pour en déplacer un. Les chasseurs prennent quelques selfies et se félicitent : « Belle prise ! C’est un vrai ». Je commence à être un peu pâle. Tout le monde me demande si j’ai froid. Je réponds que tout va bien. Je suis juste légèrement éprouvée par le fait de voir un groupe de mecs détruire un sanglier de 180 kg et probablement incommodé par l’odeur. Les sangliers sont jetés sur des remorques direction l’abattoir. Avec un brin de déception, je leur dis qu’au fond, je suis restée la fille de la ville que j’étais au début de la battue.
L’équarrissage se fait à flanc de cabane. Les sangliers sont décapités, écartelés, éviscérés, écorchés et suspendus à un croc de fer. En gros, le protocole classique qu’il y a derrière chaque assiette de viande. Observer chaque étape n’est pas facile mais ça aide à remettre les choses dans le contexte.
Je pense que ces images devraient être montrées à tous les carnivores, juste pour information. Peut-être que ça déclencherait quelques vocations. Même si l’équarrissage est un processus éreintant, la bonne humeur n’a pas disparu : « Oh ! Vous me l’avez suspendu alors qu’il a encore les viscères », dit l’un. « Ça, c’est ma femme qui me l’a fait » dit un autre en montrant son tablier de plastique à pois rose. Sans les mains ensanglantées on trouverait ça sûrement super mignon.
Pendant ce temps, dans la cabane, les chasseurs déballent de la bouffe faite maison qu’ils ont emportée et ouvrent des bouteilles de pif. Avant la battue, il est interdit de boire. Du coup, tout le monde rattrape assez rapidement le temps perdu. La journée a été positive. Ils se sont amusés. Dans le vacarme général, je me rapproche du cuistot, Serse, et je lui demande la meilleure chose à faire avec un sanglier. Sans hésitation : les pappardelle al ragù.
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« D’abord, il faut congeler la viande. Toujours. Puis on la met dans une poêle avec de l’eau, des carottes, du céleri, des oignons, du vinaigre, du citron et du laurier. Au bout d’un jour, on filtre et on change l’eau. Moi, pour me débarrasser de l’odeur un peu forte du sanglier, je le fais bouillir aussi 20 minutes. Comme ça, il se vide de tout son sang. Puis je le lave à nouveau et je le broie pour faire la sauce. Dans la sauce, j’ajoute la peau des citrons et des trucs du bois, comme du fragon épineux. Je fais bouillir tout ça pendant 4 ou 5 heures environ. »
Les chasseurs continuent de faire la fête. Dans quelques instants, ils se diviseront la viande de sanglier (environ 4 tonnes aujourd’hui). Serse se mettra ensuite aux fourneaux pour un repas de groupe. Demain, ils recommenceront tout à zéro, à 7 heures du matin, sous la pluie et les premiers rayons du soleil.
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