Confessions d'un ex-auteur de manuels de survivalisme

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Confessions d'un ex-auteur de manuels de survivalisme

Je venais de lâcher mon job, et j'avais envie de me lancer dans l'écriture. Par contre, je n'avais aucune forme d'expertise dans le domaine de la survie.

La première fois que j'ai candidaté à un job en freelance pour écrire un guide de survivalisme, on ne m'a posé qu'une seule question : est-ce que j'avais déjà écrit pour un public de quinquagénaires de droite ? J'ai répondu au client que j'avais déjà écrit pour des gens d'âges et d'orientations politiques très divers, ce qui était assez vague pour être vrai.

Le client m'a simplement répondu : « Ok, c'est cool. »

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C'était parti.

On était en 2009, et pour une raison obscure, énormément de gens semblaient croire que notre société allait s'effondrer en 2012, autour du 21 décembre, comme l'avaient supposément prédit les Maya (bizarrement, les spécialistes de culture mésoaméricaine ne semblaient pas convaincus). Le film 2012, dont tout le scénario est basé là-dessus, était sorti la même année. Tout cela devait servir de base à notre guide de l'apocalypse, mon tout premier. Je venais de lâcher mon job à plein temps et je voulais me lancer dans l'écriture, et ce job figurait au sommet de la liste d'offres sur un site pour freelances. Au moins, ça avait l'air plus marrant que la plupart des autres offres.

Je ne savais absolument rien du client (appelons-le Dimitri), à part qu'il vivait en Floride et qu'il avait 600$ à me filer si je parvenais à pondre 100 pages de conseils pour survivre en cas de fin du monde. Le seul moyen de gagner assez pour vivre de ce genre de projets, c'est de les écrire rapidement. Parfois, on demande aux freelances de « bâtonner » des ouvrages existants – autrement dit, de copier la structure et le contenu de ces livres tout en les modifiant juste ce qu'il faut pour pouvoir raisonnablement (et légalement) les vendre comme des produits nouveaux. C'est quelque chose qui se fait aussi dans la presse, où l'on réorganise et réécrit vaguement un article pour en faire un ou plusieurs « nouveaux » articles (il existe même des logiciels qui font ça à votre place, aujourd'hui).

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Je n'avais aucune expertise particulière dans le domaine de la survie, mais j'étais parfaitement capable de régurgiter des informations que je trouvais à droite à gauche.

Je me suis mis au boulot. Mon plan, c'était d'éviter de m'éparpiller et de me concentrer sur des choses basiques pour survivre : comment purifier et stocker de l'eau, quels types d'aliments étaient les plus faciles à conserver, des techniques de secourisme, des techniques de cuisine sans électricité, etc. Je n'avais aucune expertise particulière dans ce domaine, mais j'étais parfaitement capable de régurgiter des informations que je trouvais à droite à gauche.

Mais au final, pour ce guide comme pour les suivants, on m'a demandé d'inclure des trucs plus « extrêmes ». « C'est ce que les lecteurs veulent vraiment », m'a expliqué un autre client.

Mais en général, on évite de mettre ces fameux trucs « extrêmes » tout au long du bouquin. Dans le cas de mon premier guide, par exemple, on m'a demandé d'expliquer la théorie du cataclysme de Nibiru, mais d'attendre le dernier chapitre pour en parler. Comme ça, quand le monde ne disparaîtrait pas vraiment en 2012 – et même Dimitri semblait bien conscient que c'était l'hypothèse la plus probable – on pourrait tout simplement supprimer ce chapitre et le remplacer par une nouvelle théorie quelconque. Apparemment, à l'heure actuelle, les plus inquiets redoutent une impulsion électromagnétique.

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*

J'ai terminé le premier bouquin sans encombre. Après ça, je n'ai eu aucun problème à trouver de nouveaux projets. Au total, j'en ai écrit sept en six mois, et mon nom ne figure sur aucun d'entre eux.

Pendant quelque temps, ces guides sont devenus ma principale source de revenus, et à chaque fois j'ai été employé par une boîte qui visait spécifiquement le marché du survivalisme, et non par une maison d'édition traditionnelle. À chaque fois, c'était le nom de la boîte qui apparaissait sur la couverture, pas celui de l'auteur. Il existe actuellement des milliers de manuels de ce type sur Amazon – 2849 rien dans la catégorie « survivalisme et préparation », et 4214 résultats pour le mot-clé « prepper » - et seuls quelques-uns ont été produits par de véritables maisons d'édition. La plupart sont en fait édités par des entreprises qui vendent du matériel de survie, et vous pouvez faire un tour n'importe quand sur un site de rédacteurs freelances comme Upwork, vous y trouverez toujours au moins deux ou trois offres tournant autour du survivalisme.

Ces guides sont parfois disponibles en impression à la demande, mais ils sont aussi bien souvent distribués sous forme de documents PDF. Les gens se les passent via des forums, les évaluent sur des blogs spécialisés, et les intègrent ou non à des « bibliothèques USB de survie » - des clés USB tout à fait classiques remplies de PDF de guides de survie. Quand les guides sont vendus directement par les producteurs, ils sont souvent accompagnés de quelques guides « bonus » (plus courts, entre 15 et 25 pages) avec des titres hyper clickbait, souvent sous forme de listes : « Les 25 erreurs qui peuvent vous être fatales si les choses tournent mal », « 10 articles à avoir absolument dans son sac de survie », « Les 15 armes à posséder en cas d'apocalypse », etc. Ce genre de trucs.

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Est-ce que les gens achètent ça ? Oh oui, et pas qu'un peu. Mais les ventes n'importent pas tant que ça. Le but, c'est de mener les gens vers un certain style de vie et un certain état d'esprit, puisque les boîtes qui produisent les manuels vendent aussi des cours de survie en milieu hostile, de la nourriture conçue spécialement pour la survie, des outils, des armes et des vitamines. C'est un énorme business, et Yahoo ! Finance rapporte que 3,7 millions d'Américains s'identifiaient comme « preppers » en 2013, ce qui alimente une industrie pesant des milliards de dollars.

Globalement, mes clients avaient tout l'air de gens normaux et sympathiques, au moins par e-mail et par téléphone – je n'en ai jamais rencontré aucun en personne. Mais au final, plus on travaillait longtemps ensemble, et plus les clients se sentaient à l'aise pour laisser libre cours à leurs opinions les plus extrêmes, comme s'ils s'étaient initialement retenus. Souvent, ils devenaient de moins en moins professionnels au fil du temps (et leur orthographe en pâtissait pas mal, au passage).

« Sérieux, c'est hyper addictif tous ces trucs sur 2012, pouvait-on lire dans le tout dernier e-mail que j'ai reçu de Dimitri, envoyé à 4h05 en octobre 2009. Je fais plein de recherches, j'arrive pas à m'arrêter lol. Apparemment y'a 800 camps de concentration ici, aux Etats-Unis, avec des fours, des cercueils et tout. Pas de prisonniers, seulement des gardes. »

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C'est n'importe quoi, évidemment. Mais ça en dit long sur la vision du monde de pas mal de survivalistes, qui sont des gens assez bizarres pour lesquels il est tout aussi bizarre d'écrire.

Ce sont des gens qui croient qu'une prophétie millénaire est sur le point de se réaliser. Des gens qui croient que la plupart de leurs proches seront morts dans moins d'un an. Des gens qui se préparent à l'éventualité de tuer leurs voisins, qui selon eux retourneront à l'état sauvage et seront prêts à tout. Des gens prêts à acheter des imprimantes 3D et des purificateurs d'eau pour survivre à l'effondrement de la civilisation, mais surtout prêts à mettre 10$ dans des fichiers PDF portant des titres tels que Élever des poulets après l'effondrement du dollar. Ce sont des gens qui pensent très sérieusement qu'eux-mêmes n'ont peut-être plus qu'un an à vivre.

Du coup, je me pose une question évidente : est-ce qu'ils croient vraiment à tout ça ? Honnêtement, je ne suis pas sûr. Mais ils ne prennent aucun risque.

*

C'est facile de coller une étiquette sur ces gens – qui, après tout, se comportent surtout comme s'il s'agissait d'un hobby, et c'est le cas – en les prenant pour des ploucs potentiellement violents, le genre de mecs qui foutent des drapeaux confédérés partout. Qui refusent de payer des impôts par principe, et se plaignent quand même que l'argent public est gaspillé ; qui prophétisent une guerre civile entre blancs et noirs et semblent s'en réjouir ; qui se méfient comme de la peste du président, des médias généralistes, des médecins, et de toute forme d'autorité. Oui, ces gens existent.

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En traînant sur un fil de discussion survivaliste sur Tea Party Community, une sorte de réseau social de droite qui se pose en alternative à Facebook, je suis tombé sur une discussion portant sur le maniement d'une arme quand on est trop gros pour marcher et qu'on se déplace en fauteuil roulant pour obèse. Dans ce scénario très particulier, les différents interlocuteurs échangeaient sur la meilleure façon de tuer des casques bleus. Ces gens sont bien réels, et il y en a sans doute pas loin de chez nous. Ils font leurs courses au supermarché et la queue à la Poste, comme tout le monde. La seule différence, c'est que ces gens-là voient la société comme étant à l'agonie, et qu'ils imaginent qu'ils seront bientôt confrontés à un nouveau mode de vie, sauvage et dangereux, et manifestement ça les stimule pas mal.

Pour autant, tous ceux qui se préparent à un éventuel désastre ne sont pas des débiles, et les gens que je viens de décrire ne sont pas les seuls à envisager cette éventualité. La Croix Rouge, par exemple, vend des sacs de survie, un grand classique du matériel survivaliste. Vous trouvez ça fou de vous fier à la Croix Rouge ? Pas vraiment. Et globalement, l'essentiel de la préparation à une catastrophe, c'est juste d'avoir un plan, ce qui n'est pas le cas de la plupart des gens.

Ça ne fait jamais de mal de savoir se débrouiller un peu tout seul.

Des catastrophes se produisent régulièrement – il suffit de citer les ouragans Katrina, Rita et Sandy, par exemple – et dans ces situations-là, il vaut clairement mieux être un minimum préparé plutôt que de dépendre complètement des pouvoirs publics et des secouristes. Ça ne fait jamais de mal de savoir se débrouiller un peu tout seul.

Mais il y a une différence entre être préparé et être parano, et quand tout partira en sucette, tout ira mieux si on est tous un poil plus préparés et un poil moins paranos. La limite n'est pas toujours évidente.

Et Dimitri ? Quand la fin du monde n'est pas survenue en 2012, ça ne l'a pas perturbé outre mesure : il s'est lancé dans l'édition d'autres guides pour devenir un séducteur, gagner à Farmville ou World of Warcraft, et gérer des enfants difficiles. Aujourd'hui, il gère une entreprise qui entraîne et vend des chiens de garde – et il vous promet qu'ils vous protègeront, si le monde part en vrille.

Mais ce n'est pas moi qui écrirai les manuels de dressage.