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Electric Dreams, mélange improbable entre technologie et téléréalité

En 2009, la BBC essayait d'étudier l'évolution des technologies durant les 70s, 80s et 90s. Un échec aussi cuisant que révélateur sur notre époque.

Au cours des quarante dernières années, la technologie a profondément modifié notre mode de vie. Personne n'ose contester ce diagnostic, qui est devenu un lieu commun. Les philosophes, les sociologues, mais aussi les publicitaires ne cessent de s'interroger sur la nature de ces modifications, de tenter de cerner l'impact de la technologie sur nos comportements. La tâche est d'autant plus ardue qu'il est impossible de reproduire en "laboratoire" l'arrivée des différentes technologies auprès du public.

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Pour remédier à cela, la BBC a produit en 2009 une mini-série de télé-réalité intitulée

Electric Dreams

. Le principe est simple. Une famille de six personnes (deux parents et quatre enfants) va vivre pendant trente jours sans aucune technologie actuelle. Le premier jour, ils n'auront accès qu'à la technologie disponible en 1970. Le deuxième jour, ils recevront des gadgets et objets électroménagers commercialisés en 1971. Le troisième jour, des gadgets commercialisés en 1972, et ainsi de suite… Les rushs issus du tournage sont ensuite montés en trois épisodes d'une heure chacun, correspondant à chaque décennie.

Évidemment, le principe de base de l'émission montre rapidement ses limites. Tout d'abord, il est difficile de prétendre que priver une famille de la technologie contemporaine pendant un mois permette de reproduire l'état d'esprit des années 70… surtout lorsqu'elle subit ensuite une évolution technologique accélérée. En outre, le format même de l'émission limite à six minutes environ le temps disponible pour illustrer chaque nouvelle année et chaque nouveau gadget.

Dès lors, l'émission se réduit rapidement à un trip nostalgique pour les parents et à une sorte de visite d'un musée de la technologie pour les enfants. En parallèle, la voix-off alterne entre explications factuelles sur les technologies commercialisées au cours des décennies passées et des commentaires assez clichés sur les réactions de la famille, en particulier sur les technologies qui "rassemblent" ou "isolent". Pour ne rien arranger, l'émission ne lésine pas sur la quantité de kitsch afin de présenter l'équipe de "chercheurs" chargés de sélectionner les technologies présentées.

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Au final, l'émission en elle-même ne révèle pas grand-chose sur l'impact de la technologie sur notre mode de vie. Tout au plus présente-t-elle une rétrospective des évolutions technologiques avec un côté happening pour apporter une dose de divertissement et d'identification au spectateur. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que l'émission ne présente aucun intérêt : son principe même est extrêmement révélateur.

L'idée sous-jacente à Electric Dreams est que la technologie aurait un impact objectif, observable, et qu'il suffirait de mettre une famille en contact avec une technologie donnée pour nous éclairer sur ses effets immédiats, au sein du foyer mais aussi au sein de la société elle-même. Outre le problème de l'échantillon d'individus sélectionnés, ridiculement petit, la mini-série repose sur le postulat que les interactions entre les individus et la technologie sont à sens unique, que la technologie produit des effets sur les individus sans que ce soit réciproque.

Pourtant, l'idée que les relations entre l'humain et la technologie puissent être plus complexes qu'une simple relation de cause à effet n'est pas récente. En 1991, le sociologue des sciences Bruno Latour s'opposait directement à cette conception dans son essai Nous n'avons jamais été modernes. Selon lui, le fait de séparer radicalement technique et nature, science et société, humain et non-humain mène à une impasse quand on essaie de comprendre la modernité. À cette opposition, Latour propose avec d'autres sociologues (par exemple, Michel Callon, Madeleine Akrich ou John Law) une théorie basée sur la notion d'acteur-réseau où individus, objets et discours font partie d'un même réseau matériel et sémiotique au sein duquel ils interagissent tous au même titre.

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Il ne s'agit évidemment pas de reprocher à la production d'Electric Dreams de ne pas avoir basé le principe de son émission sur les théories non seulement complexes mais également abondamment controversées de Latour. Néanmoins, on peut regretter qu'une émission bénéficie de l'aura de scientificité accordée par un partenariat avec l'Open University (que John Law a d'ailleurs rejoint en 2010) ne s'interroge pas plus sur les fondements de sa démarche… surtout lorsque celle-ci va de fait à l'encontre du but qu'elle affiche.

En traitant la technologie comme un élément distinct et extérieur à l'humanité, Electric Dreams la réduit à une simple accumulation de gadgets. Ceux-ci modifient parfois subtilement certains comportements, rendent certaines tâches plus faciles, mais en dehors de quelques lieux communs (comme le fait que les membres de la famille passent moins de temps ensemble), l'émission échoue à rendre compte de modifications profondes et durables.

Cet échec invite alors à réfléchir sur la façon de représenter la technologie et ses enjeux, notamment – voire surtout – dans des programmes de divertissement. En tant que programme de télé-réalité singeant un protocole scientifique dont le but est de reproduire et d'analyser des événements qui se sont réellement produits, Electric Dreams apparaît finalement comme une représentation totalement artificielle et incongrue du progrès, et de l'évolution de nos rapports à la technologie. À l'inverse, une série comme Black Mirror, qui assume ouvertement son statut fictionnel, semble à même de proposer une réflexion bien plus pertinente. Les histoires de Black Mirror sont ancrées dans des émotions proprement humaines ; la technologie interagit avec les personnages en fonction de ces émotions, elle n'est pas parachutée dans la vie des personnages comme un intrus.

Black Mirror saison 2.

Même si Electric Dreams ne précède que de deux ans la première saison de Black Mirror en 2011 et que ces deux années ont vu l'explosion d'une utilisation extrêmement personnelle, voire intime, de la technologie et des réseaux sociaux, Electric Dreams apparaît comme anachronique. Elle semble issue d'une époque où on pouvait prétendre distinguer et opposer l'humain et la technique. Le succès de Black Mirror et la facilité avec laquelle le public a accepté de se plonger dans ces histoires mêlant technologie et intimité montrent à l'inverse que la distinction entre les deux est déjà floue dans l'esprit du public, qu'elle n'a pas résisté à l'omniprésence des smartphones ou des réseaux sociaux.

Au final, Electric Dreams nous en révèle bien moins sur les années 70, 80 ou 90 que sur les années 2000 et les dernières résistances à considérer la technologie comme étant distincte de nous-mêmes.