« Elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes. » Le 5 décembre 1922, devant le tribunal de Tulle, un journaliste du Matin brosse un rapide portrait d'Angèle Laval. Vingt ans plus tard, ses mots passeront dans le langage courant pour désigner les « anonymographes » – ceux qui, comme cette petite femme d'une trentaine d'années, terrorisent leur entourage par l'envoi de lettres anonymes.
Dans Le Corbeau, Henri-Georges Clouzot met en scène « une petite ville, ici ou ailleurs », sur laquelle pleuvent les lettres anonymes, dénonçant la mauvaise conduite des uns, les infidélités des autres, les secrets de famille et les petites hontes individuelles. Peu à peu, les missives, abandonnées sur les trottoirs, dans l'église ou directement envoyées aux intéressés, se répandent comme un vrai poison. Les informations calomnieuses, de ragots, deviennent des rumeurs puis des sujets ouvertement discutés. Le film, sorti en 1943, sera immédiatement critiqué pour sa noirceur et sa misanthropie.« [Le corbeau] mériterait d'être attaché à un pilori sur une place publique de Tulle et de recevoir en pleine figure un crachat de chacun de ses habitants. » – un journaliste du Télégramme, édition du 5 janvier 1922
« Méfiez-vous de Monsieur Moury, c'est un ennemi ; il vous calomnie ; il dit que votre père est un mouchard, il vous calomnie chez sa maîtresse. » – lettre prétendument envoyée à Angèle Laval
Celles-ci reprennent de plus belle en octobre 1919. Dans ces lettres, le corbeau enjoint au fonctionnaire d'afficher son amour pour Mademoiselle Fioux et d'officialiser leur liaison – réelle – au plus vite, tout en le mettant en garde contre Angèle Laval « vieille fille, laide et acariâtre n'ayant jamais pu rencontrer un mari », « une pimbêche qui fait circuler de faux bruits ».Pire, l'entourage du chef de bureau commence également à recevoir des lettres calomnieuses ; sa famille, ses collègues, ses amis, et même le préfet, qui trouve sur son bureau une lettre qui parle d'Angèle Laval en ces termes : « Cette demoiselle s'était figuré que Monsieur Moury l'épouserait. Fourbe, hypocrite et menteuse, elle jette l'effroi dans l'administration. Dites à Moury de se marier et ensuite qu'il dépose contre les Laval une plainte au procureur de la République. »Le pauvre fonctionnaire est de plus en plus consterné. Ses collègues se font pressants pour qu'il reconnaisse effectivement sa liaison et qu'il épouse Marie-Antoinette Fioux, afin que les lettres cessent.Les soupçons, comme le souhaitait Angèle Laval, se portent assez naturellement sur Mademoiselle Fioux : après tout, c'est à elle que profite le crime. Peut-être cherche-t-elle à hâter le mariage, de peur que son compagnon change d'avis ? Peut-être est-elle jalouse d'Angèle Laval ? Jean-Baptiste Moury lui-même soupçonne, pour un temps, sa future femme, et le couple frôle la rupture. Heureusement, les fiançailles sont annoncées, les lettres s'arrêtent et le mariage est célébré. Tout le monde s'en réjouit.Les soupçons, comme le souhaitait Angèle Laval, se portent assez naturellement sur Mademoiselle Fioux : après tout, c'est à elle que profite le crime.
Dès 1920, les lettres commencent à cibler les familles de tous les notables qui gravitent autour de la préfecture – c'est-à-dire, dans cette petite ville de 13 000 habitants, presque tous les bourgeois de Tulle. Elles sont signées « L'œil du tigre » et colportent ragots, secrets de familles, et infidélités. Dans l'une, l'on apprend que le grand-père de Michel Vaur serait mort fou, dans l'autre que celui d'Antoine Vialle, gardien de prison, aurait été révoqué pour viol, ou que la femme Favarcq aurait volé une motte de beurre chez le marchand. Elles sont d'autant plus prises au sérieux que s'y glisse généralement un fond de vérité qui permet de croire que le corbeau est bien informé.« Ta chienne d'épouse est passée maîtresse dans son art et experte à satisfaire les divers caprices de ses clients mâles de la manière la plus putassière qui soit. » – lettre reçue par le préfet en 1921
Un seul couple, pourtant, échappe aux foudres du corbeau : Jean-Baptiste Moury et sa femme, toujours présentés sous le jour le plus favorable. On trouve par exemple cette lettre, reçue par Félix Richeux, responsable du bureau des retraites ouvrières à la préfecture : « Je commence à en avoir assez de vos racontars et de vos papotasses sur le compte de Madame Moury. Madame Moury ne s'occupe pas de vous et je vous prie de lui ficher la paix. Imbécile, vieux laid, vous auriez bien voulu épouser Marie-Antoinette Fioux. Madame Moury est une femme supérieure par l'intelligence et le cœur. Oui, vous auriez voulu l'épouser. Eh bien non, pauvre idiot. »L'opinion publique, prompte à désigner un coupable, a décidé que Madame Moury était bien louche et qu'elle devait être à l'origine de toutes ces calomnies. C'est exactement ce que souhaitait le corbeau. Dans les rues, le couple rase les murs, les commerçants ne leur adressent plus la parole, les volets se ferment sur leur passage.Le couple Moury, au courant des soupçons, a beau venir presque tous les jours devant le juge pour clamer son innocence, rien n'y fait. Les Tullistes les dévisagent de plus en plus.
« On parle beaucoup plus de ces lettres anonymes en dehors de Tulle qu'à Tulle même. » – un journaliste de La Croix de Corrèze, édition du 8 janvier 1922
La responsabilité des journalistes ne s'arrête pas là. Le juge Richard, dont l'enquête piétine, semble apprécier la gloire soudaine qu'il tire de toute cette affaire. Il croit que l'un des reporters du Matin est devenu son ami. « L'ami », flairant le bon coup, propose au juge une expérience : il connaît un grand hypnotiseur, qu'il pourrait faire venir à Tulle afin d'interroger les suspects dans une séance à huis clos. Il promet au juge que tout cela restera entre eux, que rien ne sortira. Le juge Richard, qui cherche à tout prix un élément lui permettant d'accuser Angèle Laval, accepte.Le 11 mars 1922, Angèle et sa mère, traitées comme des pestiférées, se rendent près d'une rivière et, ligotées, se jettent dedans.
C'est une femme détruite, à moitié folle, qui baisse les yeux face à une foule déchaînée, réunie devant le palais de justice de Tulle, en ce 4 décembre 1922. Persuadée qu'elle va être condamnée à l'échafaud, elle s'est peu à peu isolée du monde. Sa tante et son frère, dont les vies sont également brisées, la défendent encore et ne veulent pas croire à sa culpabilité.Pourtant, ce n'est pas l'échafaud qui attend Angèle Laval. Le juge a retenu les faits de diffamation et d'injure publique. Comme une prescription de trois mois s'applique, elle n'est jugée que pour 13 lettres. Et comme le législateur n'avait pas prévu un cas aussi extrême, la peine maximale encourue est de six mois de prison.Les psychiatres ont livré leur rapport. S'ils déclarent tous qu'Angèle Laval n'est pas folle, ils avancent que son discernement est atteint. Pour eux, c'est un cas typique de ce que la psychiatrie appelait alors une « hystérique ». Il y aurait également beaucoup à dire sur ces « vieilles filles » que la guerre, en tuant de nombreux hommes, a créées par millions – vieillies filles que la société n'a jamais acceptées et a poussé à la névrose.Quoi qu'il en soit, pendant tout son procès, Angèle Laval, même devant l'évidence, continue de nier les faits dont on l'accuse. Elle prétend toujours qu'elle n'était pas amoureuse de Jean-Baptiste Moury et que c'est lui qui lui faisait des avances – alors que tous les témoins affirment le contraire.On lit une lettre qu'elle a écrite, passée inaperçue au milieu de tous les autres faux aveux, et qui prend alors une couleur particulière. « Monsieur l'abbé, hantée de remords, la conscience bourrelée par le poids de mon crime, je viens aujourd'hui vous en faire l'aveu et la confession. C'est moi, Angèle Laval, qui suis l'auteur de cette campagne de lettres anonymes. J'ai agi par jalousie vis-à-vis de Madame Moury. Je demande pardon à Madame Moury et à toutes mes victimes. […] Remettez de ma part cette lettre à Monsieur Richard, juge d'instruction. Et dites-lui bien que Madame Moury est innocente. Je suis une misérable, j'ai agi par haine, par jalousie et rancune. Je suis une folle, une détraquée. »Le 20 décembre 1922, devant une foule prête à la lyncher, les juges choisissent la clémence et condamnent Angèle Laval à un mois de prison et 200 francs d'amende, « une peine inversement proportionnelle à l'émotion soulevée par cette histoire de lettres anonymes ».Un journaliste de La Dépêche conclut ce jour-là son article : « Il est permis de croire que ce sont bien, cette fois, les derniers fumerons de l'incendie qui s'éteignent dans le prétoire et que la Corrèze, dont les flots limpides baignent le perron du palais de justice, en emportera bientôt les cendres. »Il avait tort. 20 ans plus tard, le film tiré de l'étrange affaire de Tulle valait à son réalisateur une mise au ban du cinéma hexagonal. Les notables de Tulle, sans doute un peu honteux d'être tombés si facilement dans le piège d'une pauvre fille amoureuse, avaient souhaité qu'elle soit rouée de coups de fouet – peut-être pour ne pas voir le miroir peu flatteur qu'elle avait dressé devant eux. De la même manière, au lieu d'affronter l'image sombre de la délation dans laquelle elle baignait, la France de l'Occupation, outrée par le film de Clouzot, avait décidé d'interdire son reflet.Heureusement pour lui – et pour le cinéma –, Henri-Georges Clouzot fut réhabilité quatre ans plus tard et l'interdiction d'exercer son métier en France fut levée. Angèle Laval, elle, mourut en 1967, seule, misérable, et oubliée de tous – sauf des enfants, qui la montraient parfois du doigt en l'appelant « la sorcière ».Le 20 décembre 1922, devant une foule prête à la lyncher, les juges choisissent la clémence et condamnent Angèle Laval à un mois de prison et 200 francs d'amende.
Les citations sont extraites de "L'Œil de Tigre - La vérité sur l'affaire du corbeau de Tulle" de Francette Vigneron et "Le Corbeau - Histoire vraie d'une rumeur" de Jean-Yves Le Naour.Emmanuel est sur Twitter.