La sombre histoire du corbeau de Tulle
Photo de couverture : capture d'écran du "Corbeau" d'Henri-Georges Clouzot, 1943

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Culture

La sombre histoire du corbeau de Tulle

Quelques années après la Première Guerre mondiale, un mystérieux habitant de la préfecture de Corrèze a envoyé des dizaines de lettres calomnieuses à des notables de la ville, entraînant la mort de deux personnes et une hystérie collective unique.

Dans le cadre de notre nouvelle colonne, intitulée « Peur sur la France », on vous raconte les rumeurs les plus marquantes de l'histoire de notre pays. Voici le premier épisode, qui revient sur l'étrange et sordide histoire du corbeau de Tulle.


« Elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes. » Le 5 décembre 1922, devant le tribunal de Tulle, un journaliste du Matin brosse un rapide portrait d'Angèle Laval. Vingt ans plus tard, ses mots passeront dans le langage courant pour désigner les « anonymographes » – ceux qui, comme cette petite femme d'une trentaine d'années, terrorisent leur entourage par l'envoi de lettres anonymes.

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Pourtant, sitôt le verdict rendu, l'histoire est oubliée. Terminé, le flot ininterrompu d'ordures calomnieuses, de ragots, de rumeurs. La France passe à autre chose. Comme beaucoup de faits divers, « histoires sans histoire », l'affaire de l'anonymographe de Tulle devient un souvenir qu'on se raconte sans trop y penser. Les notables de la ville, qui ne dormaient plus depuis 1917, date des premières lettres, peuvent retrouver le sommeil. L'infâme a été punie, les bruits se sont tus.

Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale, et des circonstances sans doute un peu similaires quoique plus dramatiques encore, pour que les souvenirs ressurgissent. Un cinéaste vient de lire l'histoire d'Angèle Laval et, pour la porter à l'écran dans une version romancée, il se souvient de la description du journaliste du Matin : il a le titre de son film. Ce sera Le Corbeau.

« [Le corbeau] mériterait d'être attaché à un pilori sur une place publique de Tulle et de recevoir en pleine figure un crachat de chacun de ses habitants. » – un journaliste du Télégramme, édition du 5 janvier 1922

Dans Le Corbeau, Henri-Georges Clouzot met en scène « une petite ville, ici ou ailleurs », sur laquelle pleuvent les lettres anonymes, dénonçant la mauvaise conduite des uns, les infidélités des autres, les secrets de famille et les petites hontes individuelles. Peu à peu, les missives, abandonnées sur les trottoirs, dans l'église ou directement envoyées aux intéressés, se répandent comme un vrai poison. Les informations calomnieuses, de ragots, deviennent des rumeurs puis des sujets ouvertement discutés. Le film, sorti en 1943, sera immédiatement critiqué pour sa noirceur et sa misanthropie.

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Beaucoup de ces critiques oubliaient cependant que le scénario du film, rédigé bien avant la guerre, n'avait pas pour ambition de dénoncer la délation généralisée qui se répandait dans la France occupée – l'historien André Halimi avance d'ailleurs le chiffre de trois à cinq millions de lettres anonymes envoyées à l'autorité allemande pour dénoncer son voisin. Non, l'objectif de Clouzot était simplement de raconter, en la romançant, une histoire où « la fiction est en deçà de la réalité » – pour reprendre les termes de Jean-Yves Le Naour, auteur de l'ouvrage Le Corbeau – Histoire vraie d'une rumeur.

En 1922, Angèle Laval est là, sur les marches du Palais de Justice, à s'abriter d'une foule qui lui crache dessus. Elle est accompagnée de sa tante, l'une des seules qui lui soient restées fidèles, et s'avance, le regard triste. La salle déborde de journalistes – plus d'une vingtaine – et de curieux. On l'insulte, on la menace.

Quelques mois plus tôt, avant que le coupable ne soit connu, le journal Le Télégramme avait déjà demandé une peine à l'encontre du corbeau : « Il mériterait d'être attaché à un pilori sur une place publique de Tulle et de recevoir en pleine figure un crachat de chacun de ses habitants. » C'est, à peu de chose près, ce qui est en train de se produire ici, le 4 décembre 1922, à Tulle.

« Méfiez-vous de Monsieur Moury, c'est un ennemi ; il vous calomnie ; il dit que votre père est un mouchard, il vous calomnie chez sa maîtresse. » – lettre prétendument envoyée à Angèle Laval

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Angèle Laval commence la rédaction de ce qu'elle appelle elle-même ses « ordures » en décembre 1917, dans une France en pleine « dépression morale », pendant une guerre qui, d'après le journal L'Humanité, « vit une moitié de Paris dénoncer l'autre ». Jean-Baptiste Moury, qui est alors chef de bureau à la préfecture de Corrèze, reçoit un pli anonyme : « N'épousez pas Mademoiselle Laval qui a des intentions sur vous. C'est une sirène, une charmeuse, mais qui vous rendra malheureux. »

Monsieur Moury connaît bien Angèle Laval, qui est une collègue. C'est la sœur d'un autre employé de la préfecture, Jean Laval, qui l'a fait embaucher quelques mois plus tôt. Depuis son arrivée, Angèle Laval terrorise Moury par ses avances. Le pauvre homme est obligé d'inventer toutes sortes de stratagèmes pour ne pas se retrouver seul avec elle. Il prend néanmoins la lettre au sérieux et décide de l'informer.

Il découvre alors, stupéfait, qu'Angèle Laval a également reçu des lettres anonymes, qu'elle lui montre. Elle semble aussi surprise que lui. Les lettres la mettent en garde contre son supérieur : « Méfiez-vous de Monsieur Moury, c'est un ennemi ; il vous calomnie ; il dit que votre père est un mouchard, il vous calomnie chez sa maîtresse. » Les deux victimes décident de brûler les lettres et de ne plus en parler.

D'autant que Jean-Baptiste Moury a quelques raisons d'être véritablement inquiet : il entretenait, c'est vrai, une maîtresse, dont il avait eu un enfant quelques années plus tôt, sans jamais l'avouer à sa mère. La révélation de ces informations pourrait nuire à sa réputation et son avancement au sein de la préfecture, autant qu'à ses amours. Depuis quelques mois, il fait la cour à une autre employée de la préfecture, Marie-Antoinette Fioux, rivale d'Angèle Laval. Le doute l'assaille : se pourrait-il que Marie-Antoinette, peu assurée de son amour, ait envoyé ces lettres anonymes ? Peu importe, les « ordures » cessent d'arriver pendant quelques mois.

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Les soupçons, comme le souhaitait Angèle Laval, se portent assez naturellement sur Mademoiselle Fioux : après tout, c'est à elle que profite le crime.

Celles-ci reprennent de plus belle en octobre 1919. Dans ces lettres, le corbeau enjoint au fonctionnaire d'afficher son amour pour Mademoiselle Fioux et d'officialiser leur liaison – réelle – au plus vite, tout en le mettant en garde contre Angèle Laval « vieille fille, laide et acariâtre n'ayant jamais pu rencontrer un mari », « une pimbêche qui fait circuler de faux bruits ».

Pire, l'entourage du chef de bureau commence également à recevoir des lettres calomnieuses ; sa famille, ses collègues, ses amis, et même le préfet, qui trouve sur son bureau une lettre qui parle d'Angèle Laval en ces termes : « Cette demoiselle s'était figuré que Monsieur Moury l'épouserait. Fourbe, hypocrite et menteuse, elle jette l'effroi dans l'administration. Dites à Moury de se marier et ensuite qu'il dépose contre les Laval une plainte au procureur de la République. »

Le pauvre fonctionnaire est de plus en plus consterné. Ses collègues se font pressants pour qu'il reconnaisse effectivement sa liaison et qu'il épouse Marie-Antoinette Fioux, afin que les lettres cessent.

Les soupçons, comme le souhaitait Angèle Laval, se portent assez naturellement sur Mademoiselle Fioux : après tout, c'est à elle que profite le crime. Peut-être cherche-t-elle à hâter le mariage, de peur que son compagnon change d'avis ? Peut-être est-elle jalouse d'Angèle Laval ? Jean-Baptiste Moury lui-même soupçonne, pour un temps, sa future femme, et le couple frôle la rupture. Heureusement, les fiançailles sont annoncées, les lettres s'arrêtent et le mariage est célébré. Tout le monde s'en réjouit.

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Mais, quelques jours après le mariage, l'anonyme recommence, avec deux fois plus d'énergie. Angèle débute cette fois par de fausses lettres d'aveux : « Hanté de remords, sentant venir ma fin prochaine, la conscience bourrelée par le poids de mon crime, je viens aujourd'hui, Monsieur le Préfet, vous faire l'aveu et la confession de mes actes. » La lettre, cette fois-ci, est signée : Donatien Laval, probablement un cousin d'Angèle, employé à la préfecture lui aussi. Celui-ci dément et d'autres lettres se succèdent, dans lesquelles un auteur, toujours différent, avoue son forfait.

« Ta chienne d'épouse est passée maîtresse dans son art et experte à satisfaire les divers caprices de ses clients mâles de la manière la plus putassière qui soit. » – lettre reçue par le préfet en 1921

Dès 1920, les lettres commencent à cibler les familles de tous les notables qui gravitent autour de la préfecture – c'est-à-dire, dans cette petite ville de 13 000 habitants, presque tous les bourgeois de Tulle. Elles sont signées « L'œil du tigre » et colportent ragots, secrets de familles, et infidélités. Dans l'une, l'on apprend que le grand-père de Michel Vaur serait mort fou, dans l'autre que celui d'Antoine Vialle, gardien de prison, aurait été révoqué pour viol, ou que la femme Favarcq aurait volé une motte de beurre chez le marchand. Elles sont d'autant plus prises au sérieux que s'y glisse généralement un fond de vérité qui permet de croire que le corbeau est bien informé.

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Peu à peu, l'anonyme transforme la préfecture corrézienne en vaudeville, où tout le monde tromperait tout le monde dans une ronde infinie. Les maris soupçonnent leur femme, les femmes soupçonnent leur mari. Chacun pense connaître l'identité du corbeau et même les enfants ne sont pas épargnés : « Regardez soigneusement votre fils. On vous dit qu'il ressemble à sa mère, c'est vrai. Mais son nez est-il celui de votre femme ? Examinez-le bien, c'est le nez de votre ami Z., en compagnie de qui votre femme s'est souvent promenée. »

Une affiche anonyme est placardée un jour sur le théâtre de Tulle. Une foule se presse autour : on y lit le nom de 14 notables et, juste à côté, celui de leur maîtresse. Un journaliste local constate : « Depuis l'affiche annonçant la mobilisation générale, aucun placard n'avait connu un tel succès. »

La plupart des lettres sont découvertes par hasard, sur un bureau, sur un trottoir, dans un magasin ou à l'église. La méthode est souvent la même : une lettre est déposée et adressée, sur l'en-tête, à X. La personne qui trouve la lettre par terre la lit, puis la donne à X. Les premiers mots sont généralement : cher X, vous direz à Y que… et suivent les calomnies sur Y. De cette manière, le corbeau s'assure que l'information est connue de plusieurs personnes et qu'elle se diffusera d'autant plus vite. En plus d'être calomnieuses, les missives sont généralement très vulgaires.

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Ainsi, le préfet reçoit cette lettre, en 1921 : « Ta chienne d'épouse est passée maîtresse dans son art et experte à satisfaire les divers caprices de ses clients mâles de la manière la plus putassière qui soit. Tout le monde sait qu'elle se fait battre à coups de canne, de verges ou de lanières, piquer à coups d'épingles, frotter d'orties ou de brosses dures, passer au crible, saigner et torturer jusqu'à ce que sa rage de luxure atteigne son plus haut degré et qu'elle bascule comme une possédée dans les pires déchaînements de la chair. »

Le couple Moury, au courant des soupçons, a beau venir presque tous les jours devant le juge pour clamer son innocence, rien n'y fait. Les Tullistes les dévisagent de plus en plus.

Un seul couple, pourtant, échappe aux foudres du corbeau : Jean-Baptiste Moury et sa femme, toujours présentés sous le jour le plus favorable. On trouve par exemple cette lettre, reçue par Félix Richeux, responsable du bureau des retraites ouvrières à la préfecture : « Je commence à en avoir assez de vos racontars et de vos papotasses sur le compte de Madame Moury. Madame Moury ne s'occupe pas de vous et je vous prie de lui ficher la paix. Imbécile, vieux laid, vous auriez bien voulu épouser Marie-Antoinette Fioux. Madame Moury est une femme supérieure par l'intelligence et le cœur. Oui, vous auriez voulu l'épouser. Eh bien non, pauvre idiot. »

L'opinion publique, prompte à désigner un coupable, a décidé que Madame Moury était bien louche et qu'elle devait être à l'origine de toutes ces calomnies. C'est exactement ce que souhaitait le corbeau. Dans les rues, le couple rase les murs, les commerçants ne leur adressent plus la parole, les volets se ferment sur leur passage.

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Une délégation anti-Moury, persuadée de la culpabilité de sa femme, se forme à la préfecture. Elle est menée par Jean Laval, le frère d'Angèle, lui-même ciblé par plusieurs lettres, et probablement jaloux de l'avancée de Moury dans le service, comme beaucoup d'autres. Il réunit autour de lui quelques partisans et se rend chez le procureur pour déposer une plainte contre X pour diffamation et injure publique afin que la justice mette un terme au venin qui envahit la ville – sans se douter que le coupable est sa sœur.

Le juge Richard, saisi de l'enquête, abonde dans le sens de l'opinion publique et concentre ses recherches sur Marie-Antoinette Fioux. Il fait notamment venir à Tulle des enquêteurs spécialisés qui filent la jeune mariée, discrètement, dans les rues de la ville. Sans succès. Le couple Moury, au courant des soupçons, a beau venir presque tous les jours devant le juge pour clamer son innocence, rien n'y fait. Les Tullistes les dévisagent de plus en plus.

Le magistrat, prudent, se garde tout de même de confirmer ses soupçons par une mise en accusation. Alors que l'enquête piétine, il se rend peu à peu compte que la piste Moury ne tient pas vraiment la route. Mais, pour avancer, il faut que le corbeau, jusqu'ici bien prudent, fasse une erreur.

« On parle beaucoup plus de ces lettres anonymes en dehors de Tulle qu'à Tulle même. » – un journaliste de La Croix de Corrèze, édition du 8 janvier 1922

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L'erreur, justement, se produit en 1921. C'est Jean Laval lui-même qui met la puce à l'oreille du juge. Il vient le voir pour lui parler d'une lettre qu'aurait reçue une commerçante de Tulle, et dont sa sœur lui a révélé la teneur. Le juge vérifie les faits, constate qu'une lettre a bien été reçue, mais que la commerçante n'en a parlé à personne. Comment Angèle et son frère Jean auraient-ils pu être au courant ? Sans dévoiler ses soupçons, il se met à enquêter discrètement sur la famille Laval.

Il découvre, par divers témoignages, qu'Angèle Laval, employée de la préfecture, était très amoureuse de son supérieur – un amour qui n'était pas partagé. Elle est aussi connue pour faire preuve, par moments, d'un langage très vulgaire qui choquait ses interlocuteurs. Ses soupçons se raffermissent, d'autant que les lettres calomnient toujours des gens qui sont dans l'entourage de la famille Laval. Le juge a forgé sa conviction, mais il a besoin de preuves tangibles pour coincer le corbeau, et il décide de patienter.

Cette patience, malheureusement, aboutit au premier cadavre imputable à l'anonyme. En décembre 1921, l'un des employés de la préfecture, le greffier Auguste Gibert, devient complètement fou. En dépression depuis plusieurs mois après avoir reçu des lettres lui annonçant l'infidélité de sa femme, il perd pied après qu'une missive a été envoyée à Louise Laval, mère d'Angèle, dans laquelle la femme du greffier s'accuse d'être le corbeau. Il meurt quelques jours plus tard d'une congestion cérébrale.

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Le corbeau a fait son premier mort, et l'histoire, qui n'intéressait jusque-là que les journaux locaux, devient nationale. Les journalistes débarquent de toute la France pour raconter – un peu – et amplifier – beaucoup – l'affaire. Le Matin parle du « démon de la calomnie » qui s'est abattu sur la tranquille ville de campagne. D'autres évoquent un « génie du mal », « un art diabolique », « une science satanique », « un venin corrosif versé goutte-à-goutte ».

La presse, qui « rapporte autant qu'elle créé le fait divers », médiatise une affaire dont les habitants de Tulle se seraient bien passés. On apprend ainsi qu'à Tulle, « les rues sont des cloaques où l'on s'embourbe jusqu'à la cheville. À respirer la tristesse de cette petite ville, écrasée entre les collines qui tombent presque à pic sur la Corrèze, on comprend mieux l'affaire des lettres anonymes. »

L'histoire est transformée, exagérée. À en croire les journalistes, les faits, qui ne concernent à l'origine que la bourgeoisie locale, s'étendent maintenant à la ville entière, prostrée dans la terreur. Ce qui pousse le journal local La Croix de Corrèze à écrire : « On parle beaucoup plus de ces lettres anonymes en dehors de Tulle qu'à Tulle même. »

Le 11 mars 1922, Angèle et sa mère, traitées comme des pestiférées, se rendent près d'une rivière et, ligotées, se jettent dedans.

La responsabilité des journalistes ne s'arrête pas là. Le juge Richard, dont l'enquête piétine, semble apprécier la gloire soudaine qu'il tire de toute cette affaire. Il croit que l'un des reporters du Matin est devenu son ami. « L'ami », flairant le bon coup, propose au juge une expérience : il connaît un grand hypnotiseur, qu'il pourrait faire venir à Tulle afin d'interroger les suspects dans une séance à huis clos. Il promet au juge que tout cela restera entre eux, que rien ne sortira. Le juge Richard, qui cherche à tout prix un élément lui permettant d'accuser Angèle Laval, accepte.

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La séance d'hypnose se déroule au mois de janvier 1922, et ne donne rien. Mais le lendemain, l'histoire fait la une du Matin. La France entière se moque de ce juge, à commencer par Le Matin lui-même qui ironise sur ce magistrat audacieux « susceptible de transformer les us et coutumes judiciaires », ou encore le Canard Enchaîné, qui constate que « depuis que la justice fait appel aux somnambules, elle marche vers la vérité ».

On s'insurge au plus haut niveau de l'État contre les méthodes de ce juge – qui jusqu'ici avait mené une carrière brillante – et le magistrat est sommé de clore son enquête dans les plus brefs délais, ou de laisser la place à un autre. Il fera les deux. Dès la fin du mois de janvier, il convoque le docteur Locard, directeur du laboratoire de police scientifique de Lyon, pour qu'il soumette les suspects à une dictée. Les conclusions, qui accablent avec certitude Angèle Laval, arrivent trop tard. Le juge a déjà été remplacé, sa carrière est brisée. Le corbeau s'en réjouit : « Richard est dégommé, j'en suis heureux. »

Tranquillement, la machine judiciaire se met en marche en direction de la condamnation d'Angèle Laval, mais le changement de juge entraîne un retard. Les journaux, qui savent que l'ancienne employée de la préfecture sera bientôt accusée, étalent son nom, pointant parfois la complicité de sa mère et de son frère. Le 11 mars 1922, Angèle et sa mère, traitées comme des pestiférées, se rendent près d'une rivière et, ligotées, se jettent dedans. Angèle sera sauvée, pas sa mère. L'affaire de Tulle vient de faire une nouvelle victime. Angèle Laval attend l'ouverture de son procès dans un hôpital psychiatrique.

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Le 20 décembre 1922, devant une foule prête à la lyncher, les juges choisissent la clémence et condamnent Angèle Laval à un mois de prison et 200 francs d'amende.

C'est une femme détruite, à moitié folle, qui baisse les yeux face à une foule déchaînée, réunie devant le palais de justice de Tulle, en ce 4 décembre 1922. Persuadée qu'elle va être condamnée à l'échafaud, elle s'est peu à peu isolée du monde. Sa tante et son frère, dont les vies sont également brisées, la défendent encore et ne veulent pas croire à sa culpabilité.

Pourtant, ce n'est pas l'échafaud qui attend Angèle Laval. Le juge a retenu les faits de diffamation et d'injure publique. Comme une prescription de trois mois s'applique, elle n'est jugée que pour 13 lettres. Et comme le législateur n'avait pas prévu un cas aussi extrême, la peine maximale encourue est de six mois de prison.

Les psychiatres ont livré leur rapport. S'ils déclarent tous qu'Angèle Laval n'est pas folle, ils avancent que son discernement est atteint. Pour eux, c'est un cas typique de ce que la psychiatrie appelait alors une « hystérique ». Il y aurait également beaucoup à dire sur ces « vieilles filles » que la guerre, en tuant de nombreux hommes, a créées par millions – vieillies filles que la société n'a jamais acceptées et a poussé à la névrose.

Quoi qu'il en soit, pendant tout son procès, Angèle Laval, même devant l'évidence, continue de nier les faits dont on l'accuse. Elle prétend toujours qu'elle n'était pas amoureuse de Jean-Baptiste Moury et que c'est lui qui lui faisait des avances – alors que tous les témoins affirment le contraire.

On lit une lettre qu'elle a écrite, passée inaperçue au milieu de tous les autres faux aveux, et qui prend alors une couleur particulière. « Monsieur l'abbé, hantée de remords, la conscience bourrelée par le poids de mon crime, je viens aujourd'hui vous en faire l'aveu et la confession. C'est moi, Angèle Laval, qui suis l'auteur de cette campagne de lettres anonymes. J'ai agi par jalousie vis-à-vis de Madame Moury. Je demande pardon à Madame Moury et à toutes mes victimes. […] Remettez de ma part cette lettre à Monsieur Richard, juge d'instruction. Et dites-lui bien que Madame Moury est innocente. Je suis une misérable, j'ai agi par haine, par jalousie et rancune. Je suis une folle, une détraquée. »

Le 20 décembre 1922, devant une foule prête à la lyncher, les juges choisissent la clémence et condamnent Angèle Laval à un mois de prison et 200 francs d'amende, « une peine inversement proportionnelle à l'émotion soulevée par cette histoire de lettres anonymes ».

Un journaliste de La Dépêche conclut ce jour-là son article : « Il est permis de croire que ce sont bien, cette fois, les derniers fumerons de l'incendie qui s'éteignent dans le prétoire et que la Corrèze, dont les flots limpides baignent le perron du palais de justice, en emportera bientôt les cendres. »

Il avait tort. 20 ans plus tard, le film tiré de l'étrange affaire de Tulle valait à son réalisateur une mise au ban du cinéma hexagonal. Les notables de Tulle, sans doute un peu honteux d'être tombés si facilement dans le piège d'une pauvre fille amoureuse, avaient souhaité qu'elle soit rouée de coups de fouet – peut-être pour ne pas voir le miroir peu flatteur qu'elle avait dressé devant eux. De la même manière, au lieu d'affronter l'image sombre de la délation dans laquelle elle baignait, la France de l'Occupation, outrée par le film de Clouzot, avait décidé d'interdire son reflet.

Heureusement pour lui – et pour le cinéma –, Henri-Georges Clouzot fut réhabilité quatre ans plus tard et l'interdiction d'exercer son métier en France fut levée. Angèle Laval, elle, mourut en 1967, seule, misérable, et oubliée de tous – sauf des enfants, qui la montraient parfois du doigt en l'appelant « la sorcière ».


Les citations sont extraites de "L'Œil de Tigre - La vérité sur l'affaire du corbeau de Tulle" de Francette Vigneron et "Le Corbeau - Histoire vraie d'une rumeur" de Jean-Yves Le Naour.

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