​Party at Skatopia
Une fête à Skatopia. (Photo avec l'aimable autorisation des réalisateurs).
Sports

« Skatopia » est le meilleur film de skate au monde

On a discuté avec Laurie House et Colin Power, les réalisateurs qui ont capturé dans un docu l’énergie sauvage d'une utopie skate dans les Appalaches.

Ce ne sont pas les films sur le skate qui manquent. Vraiment. Mais aucun ne dépeint la nature brute, maso et intrinsèquement anarchiste de ce sport et de cette culture aussi bien que le film viscéralement diabolique de Laurie House et Colin Power, Skatopia : 88 Acres of Anarchy, réalisé en 2010.

Si vous n’avez jamais entendu parler de Skatopia, il s’agit d’une ferme située dans la ville rurale de Rutland, Ohio, aux États-Unis. Un écrivain en a fait une description parfaite : ce lieu est « un joyeux bordel à mi-chemin entre un Thunderdome anarchique à la Mad Max et une société utopique fondée autour du skate ».

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Sur ses 88 acres (35 hectares) se trouvent des rampes de ciment bricolées et des quartiers de logements communaux, financés par un homme dont le nom est devenu une légende dans la communauté du skateboard : Brewce Martin.

The Skatopia DVD cover

Poster de Skatopia (photo fournie)

En 1994, Brewce Martin se lance dans la construction d’un paradis du skate à sa manière (peu orthodoxe). Il imagine un lieu idyllique entouré de terres sauvages, de grillons stridents et de la vie tranquille d’une petite ville - mais animé par des fêtes déchaînées, des amateurs d’armes à feu et des épaves de bagnoles. 

Dans les années 90, avant même que le documentaire ne soit envisagé, Colin rencontre Brewce dans un skatepark de Portland, dans l’Oregon. Elle le décrit comme un « mec un peu fou et charismatique » qui vivait dans sa voiture avec son gosse. Après s’être entiché de Colin, Brewce écrit son numéro au marqueur sur un bout de sac en papier déchiré, tout en lui parlant d’une utopie de skate - avec des soirées dingues - sur laquelle il est en train de bosser.

Quinze ans plus tard, lorsque Colin et son partenaire, Laurie, cherchent un sujet pour leur prochain documentaire, ils se souviennent de son nom. En 2005, ils s’aventurent enfin avec leur petit garçon sur les lieux de ce qui allait devenir le sujet de l’un des meilleurs films sur le skate de tous les temps.

Colin et Laurie en 2005 lors du bowl bash annuel avec leur fils

Colin et Laurie en 2005 lors du bowl bash annuel avec leur fils. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Un an avant que Tony Hawk’s Underground 2 ne fasse de Skatopia un « niveau caché » du jeu, Bam Margera de Jackass visite le parc dans un épisode de Viva La Bam. Mais avant le documentaire de Colin et Laurie, personne n’avait vraiment abordé les coulisses de cette destination délirante.

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Laurie et Colin ont vécu sur place pendant près d’un an, s’intégrant à la communauté. Aujourd’hui, ils sont toujours amis avec l’homme à l’origine de cette grande idée. Grâce à des images brutes de fêtes arrosées, de bagarres, de caisses réduites à l’état de carcasse fumantes et, bien sûr, de planche à roulettes, le couple est parvenu à capturer l’énergie (positive comme négative) de cette terre promise dans les Appalaches. 

Et même si le parc a un peu changé depuis, leur documentaire est un témoignage unique de cette utopie sauvage qui plaçait une chose au-dessus de tout : le skateboard.

VICE : Quelle a été votre première impression de Brewce ?
Laurie House :
C’était comme s’il avait des lunettes spéciales qui lui permettaient de voir des ressources partout où il regardait. « Cette personne va nous acheter un autocollant, cette personne va nous lâcher 200 dollars, cette personne va creuser une rampe. » Il voyait le monde comme une vaste réserve de ressources. C’est grâce à ça que Skatopia a tenu le coup. C’est ce qu’on aimait chez lui. Il était une telle contradiction. Il était comme un exemple vivant du rêve américain bourreau de travail, tout en étant anarchiste. 

Colin Powers : On était une ressource dans la mesure où on lui faisait de la pub. On racontait son histoire. On apportait aussi certains trucs, comme de la thune.

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Laurie : Mais surtout, il pouvait raconter à tout le monde en ville, et aux gens qui arrivaient, qu’il y a une équipe de tournage sur place, qui faisait un film sur lui. C’était le premier à en parler et à en rire. Je ne dirais pas qu’il est un livre ouvert, mais il est très transparent sur certaines choses.

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Une photo de Brewce avec un skateboard. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Skatopia a-t-elle répondu à vos attentes ?
Laurie :
On est arrivés dans une caravane. Le plus dur pour moi, cétait que Brewce était accro au pouvoir. Il aimait négocier. On a passé une semaine à travailler très dur, à tourner pendant soixante-dix, quatre-vingts heures d’affilée sans dormir, c’était assez hardcore, mais rien de bien étonnant. Mais un jour, Brewce nous a réunit et là, il nous dit : « Je veux tous les droits sur les images ».

On a investi notre cœur et 5 000 dollars, ce qui reviendrait à un million aujourd’hui. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de coups durs. Brewce savait comment me mettre en rogne. Colin arrivait bien mieux à le gérer que moi.

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Colin et Laurie sur le plateau. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

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Vous avez donc passé un an à filmer sur place. Comment c’était ?
Laurie :
Neuf mois environ. On louait une maison, on a amené notre gosse et on l’a inscrit à la crèche locale. On était plutôt bien intégrés.

On dit aux réalisateurs de ne pas être trop proches de leurs sujets, au risque de perdre la perspective, bla, bla, bla. J’ai l’impression que si on n’avait pas emménagé là-bas, on n’aurait rien vu de l’incroyable beauté des Appalaches. On aurait manqué tant de moments de lenteur et de beauté, dont beaucoup n’ont pas pu être intégrés au film. 

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Je pense que tous les réalisateurs ont du mal avec la nécessité de renoncer à certaines scènes. On voulait tellement faire un documentaire sur cette époque, sur le fait de foncer et de raconter une histoire, que quand on doit abandonner 50 des meilleures petites scènes, des moments qui ne cadrent pas, c’est dur. 

Quand je pense à ce que j’ai vécu là-bas, je pense à tant de moments agréables assis sous le porche à discuter de tout pendant des heures, parce que c’est la culture de l’époque. 

Colin : Vous savez, ce qu’on entend le plus souvent de la part des gens qui viennent à leur première fête, c’est « Regardez comme c’est beau ici. On est là, sur cette colline, le soir, avec les grillons et le feu. » C’est surprenant d’entendre une bande de skaters endurcis qui sont sur le point de crasher des voitures dans un arbre s’extasier devant la pleine lune.

Vous avez dit que vous y avez emmené votre fils. Ça ne semble pas être le genre d’endroit adapté aux enfants, si ?
Laurie :
Lorsque on a amené notre gamin là-bas, les gens se sont dit : « Qu’est ce qu’il fout là ? » Brewce avait une fille, qui était parfois là. Elle avait exactement le même âge que notre fils. Il a aussi élevé son propre fils à Skatopia. Notre fils a appris à dire des gros mots à Skatopia, mais on l’a laissé faire.

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Je dirai que le moment le plus gênant, ça a été quand on a quitté Skatopia et qu’on est venus à New York où Colin avait trouvé du boulot. On était dans un vide-grenier et là, mon fils ramasse une flèche et crie : « C’est avec ça qu’on joue quand on est bourrés ? ». Et tous les bons citoyens qui étaient là se sont mis à nous dévisager.

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« Cageboy », le fils de Colin et Laurie à Skatopia. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Alors, comment c’était de vivre là-bas ? Comment était la communauté ? Vous avez dû en voir des choses.
Laurie :
C’était intéressant, parce que les gens du coin les acceptent plutôt bien en général (les résidents de Skatopia). 

Colin : On a fait un tas d’interviews avec des gens en dehors de Skatopia. C’était vraiment bien de replacer ça dans le contexte de cette état d’esprit libertaire. 

C’est vraiment une communauté qui, même si nous étions clairement des étrangers - des gens de la ville, diplômés - nous accueillis sans hésitation.

On était voisins, on louait une ferme un peu plus bas, et on nous a fait sentir qu’on faisait partie intégrante de la communauté. Même après 2 ou 3 mois de notre séjour. 

Des voisins passaient devant chez nous juste pour dire « bonjour ». C’est une communauté très soudée. Ils sont voisins avec des agriculteurs biologiques, et ces gens font un travail formidable pour sauver les plantes exotiques et l’agriculture biologique. Ces gens débarquaient donc de temps en temps pour lui dire : « S’il te plaît, Brewce, arrête de brûler des déchets toxiques ».

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Laurie : Mais bien sûr, ils venaient quand même aux soirées.

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Laurie fait un bras de fer à Skatopia. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

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Laurie fait la teuf à Skatopia. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Pensez-vous que votre documentaire a permis à Skatopia d’être connu du grand public ?
Laurie :
Le projet de Tony Hawk est sorti avant le nôtre. Mais je pense que nous avons fait un effort pour être de bons cinéastes dans le sens où on a essayé de capturer le bon et le mauvais. Ce n’est pas courant dans le milieu. La plupart de ces films ont tendance à glamouriser ou glorifier les skateurs. Et peut-être qu’on l’a un peu fait avec Brewce, nous aussi. Mais j’ai l’impression qu’on a vraiment essayé de montrer la splendeur de l’endroit, sans passer à côté de ce qui est vraiment difficile.

Brewce était un antihéros. Il avait beaucoup de qualités malgré tout. Il a peut-être fait des choses dont nous n’étions pas fans, mais il était génial avec les enfants et il avait une grande vision. Le film raconte donc l’histoire d’un mec qu’on a envie de fuir et l’instant d’après, on est juste heureux qu’il existe et qu’il fasse ces choses dingues.

Êtes-vous retourné à Skatopia depuis ? Est-ce que c’est la même chose que dans les années 2000 ?
Laurie :
Brewce est venu nous voir quelques fois. Mais il a récemment fait un séjour en prison [Brewce a été condamné pour avoir agressé un homme en 2021, après avoir essayé de l’écraser avec sa voiture en 2017]. Je pense que c’était dû à ce problème d’impulsivité. Son fils, Brandon, a donc dû prendre le relais. 

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Brandon a été élevé par Brewce, il connaissait le projet mieux que personne. Mais c’est dur de vivre dans l’ombre de quelqu’un comme lui. Difficile de déployer ses ailes en restant dans l’ombre. Brandon a pris une direction intéressante et plutôt intellectuelle. Il suit une philosophie appelé la « loi naturelle ».

Brandon organise de petites conférences où les gens viennent - beaucoup des mêmes personnes qui font la fête et vivent là et trouvent refuge dans cet endroit - pour discuter de la loi naturelle. C’est complètement différent.

Colin : Brewce est sorti de prison il y a quelques semaines. Qui sait ce qui va se passer maintenant. Mais si vous vouliez creuser un trou, et couler du béton, je suis sûr que ce serait encore une option là-bas.

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Un skater à Skatopia. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Vous parlez toujours à Brewce ?
Colin :
Ouais, j’ai reçu un message vocal de lui hier. D’ailleurs, je ne l'ai pas encore écouté. On peut l’écouter ensemble si vous voulez.

Laurie : Il a été blessé à la tête. J’ai lu que c’était super dur pour lui. C’était vraiment un génie - et il ne s’en cache pas - mais comme on le sait, les blessures à la tête peuvent entraîner des problèmes de contrôle. Et ça a été son cas. Il a changé, on a un peu perdu un ami. Même si on l’aime toujours. On a perdu le Brewce qu’on connaissait à l’époque.

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Colin : Il a perdu un peu de son charisme. Sa capacité à comprendre les profils de toutes les personnes qui se retrouvent à Skatopia. Il arrivait toujours à lire les gens et trouver un moyen de créer des liens avec eux, peu importe d’où ces gens venaient.

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Brewce sur un tracteur. Photo avec l'aimable autorisation du couple.

Quels sont les principaux enseignements que vous avez tirés du film ?
Laurie :
J’ai appris à aimer les gens imparfaits. Je ne devrais pas dire imparfaits, mais plutôt des gens qui me mettent dans une situation inconfortable, comme un mec raciste que j’ai appris à apprécier avant de découvrir qu’il l’était. C’était gênant : d’apprécier quelqu’un de raciste. Ça a permis à mon fils d’apprendre que les adultes ont des défauts, mais qu’on peut quand même les aimer et les respecter en tant que personnes.

La vie est donc devenue un peu plus nuancée ?
Laurie :
Absolument.

Colin : Et j’espère que c’est ce qu’on a transmis dans le film. C’est ce qu’on voulait vraiment, que les gens réalisent que tout n’est pas noir ou blanc. Je suis très fière de ce film. Mais je pense que Laurie et moi avons traversé des périodes où nous avons galéré avec les dettes accumulées avec ce film. Ça nous a coûté une fortune. On avait l’impression d’avoir échoué à bien des égards. Ça a été un sacré défi.

Mais ce que je retiens avant tout, c’est cette année exceptionnelle passée dans la merveilleuse et riche campagne des Appalaches, avec notre fils. On a passé de bons moments ensemble.

Et on s’est fait des amis pour la vie. J’ai l’impression que même si on n’y est pas allé depuis plusieurs années, on pourrait frapper à toutes les portes des voisins demain, et ce serait comme si on n’était jamais partis. Quand on parle à Brewce, on lui demande toujours : « Comment vont les voisins ? Comment va tout le monde ? Comment va la famille ? Comment va ta mère ? Comment va ta grand-mère ? » 

On était intégrés et ce genre de relations, ça dure toute la vie. Pour moi, c’est quelque chose merveilleux.

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