L’extérieur du camp de D., Sumaysimah, Al Khor, Qatar, 5 avril 2016.
Frédéric Lecloux : Cela s’est fait en plusieurs étapes. En premier lieu, c’est tout simplement en prenant l’avion pour rejoindre le Népal, où je me rends depuis le milieu des années 1990. Lors de ces voyages, je faisais généralement escale à Abu Dhabi, Dubaï ou donc Doha [la capitale du Qatar] avant de prendre un vol vers Katmandou. Et pour cette deuxième partie du voyage, à partir du début des années 2000 je me suis progressivement aperçu que les passagers étaient presque uniquement des jeunes hommes népalais, avec très peu de touristes. C’est là que j’ai pris conscience de l’ampleur de ce phénomène migratoire.
Parmi des photographies de famille, le téléphone portable de Sarada Devi Chaudary, 31 ans, affiche un appel entrant de son mari Gyan Kumar Chaudary, 32 ans, depuis le Qatar où il est gardien dans une entreprise de sécurité depuis 7 ans, Bhamri, Aurabani VDC, district de Sunsari, Népal, février 2016.
Florence Beaugé expliquait que dans les villages, la vie quotidienne doit s’organiser sans sa partie masculine. Cela affecte tous les pans de la vie commune. Par exemple, quand il y a un mort au Népal, un prêtre hindou [un brahmane] doit faire l’office funéraire et mener le corps au bûcher. En l’absence de prêtre, des corps patientent dans les rues du village le temps que quelqu’un veuille bien s’en occuper. De façon moins dramatique, mais pas moins problématique, dans la religion hindoue, les femmes ne peuvent pas labourer les champs, donc comment faire pour produire malgré tout de quoi nourrir la communauté ?Pour votre reportage, vous choisissez de vous focaliser sur trois districts du sud-est du Népal. Cette région est-elle davantage affectée par la question des travailleurs migrants ?
Oui, toute cette zone du Teraï dans le sud-est du pays est extrêmement touchée. Il y a de nombreux villages où les seuls hommes que l’on croise sont des enfants ou des vieillards. Dans cette région, les migrations de travail ne sont toutefois pas nouvelles. Depuis des décennies les Népalais quittent leur pays pour subvenir aux besoins de leur famille.
N., fille de L. et D. Morang, Népal, février 2016. D. est au Qatar depuis un mois. L. ne sait pas dans quelle ville. Auparavant, il a travaillé en Malaisie pendant six ans.
Cela n’a pas été simple, parce que je me suis rapidement rendu compte que ces districts étaient – en plus d’être particulièrement concernés par la question – extrêmement conservateurs. Au Népal, lorsque les jeunes femmes se marient, elles vont vivre avec leur belle-famille et vivent souvent sous le joug écrasant de leur belle-mère et de leurs beaux-frères. Donc accéder aux épouses des travailleurs migrants n’était pas possible, en tant qu’homme occidental, sans l’aide d’une ou d’un intermédiaire. J’ai finalement été épaulé par une assistante sociale pour mener mes entretiens et mon travail photographique.
Barwa Commercial Avenue, centre commercial de 8 kilomètres de long, peu avant son inauguration, Doha, Qatar, 7 avril 2016.
La phrase qui revient sans cesse, c’est : « On n’a pas le choix ». J’ai essayé de comprendre ce qui se cachait derrière ce « pas le choix ». Après des dizaines d’entretiens, je dirais que ce discours est majoritairement porté par une certaine pression sociale. À partir du moment où mon voisin construit sa maison, achète une moto ou une petite épicerie par ce biais-là, eh bien il n’y a pas de raison que je ne le fasse pas moi aussi.
Oui, je pars là-bas à reculons, très angoissé d’aller dans ce pays où j’avais le sentiment qu’on allait me surveiller à chaque instant. J’avais lu des témoignages de journalistes anglo-saxons qui s’étaient fait confisquer leurs images alors qu’ils enquêtaient sur ce même sujet.
Construction d'une maison de briques et ciment, but principal des travailleurs migrants, sur le chemin de Lakhanthari, Sorabagh VDC, district de Morang, Népal, février 2016.
Étonnamment, oui. On se garait devant le camp, les hommes nous attendaient, et puis si un gardien nous demandait ce qu’on faisait là, on disait simplement que l’on venait voir untel et qu’on était des amis de la famille. Ce qui était plus ou moins vrai, puisque j’étais la dernière personne à avoir vu leur famille et que je venais leur apporter des photographies et des nouvelles.
La cuisine du camp de Ch., bloc ##, Sanaya, zone industrielle de Doha, Qatar, 8 avril 2016.
Oui, les gens parlent énormément de l’emprunt contracté pour envoyer les hommes à l’autre bout du monde. Au Népal, il est fréquent que des intermédiaires fassent le tour des villages en promettant un passeport, un billet d’avion et un contrat contre quelques milliers de roupies. Les familles n’ayant pas cet argent, l’emprunt est au cœur de leur projet migratoire. Généralement, la première année sur place est simplement dédiée à rembourser cet emprunt, dont les taux sont extrêmement élevés. Puis, il était important pour moi de mettre en perspective les gains espérés pour des ressortissants d’un pays où le salaire de base d’un ouvrier agricole est d’environ 1,25 euro par jour.Au Népal, avez-vous le sentiment que ce flux de départs va un jour se tarir ?
Même si ces dernières années, les migrations ont quelque peu reflué, ce phénomène est devenu un véritable paramètre structurel du fonctionnement du pays, que personne ne semble vouloir arrêter. Selon les sources et les années, entre 25 et 30 pour cent du PIB népalais est fourni par les travailleurs migrants. Donc le gouvernement se borne à essayer de rendre ces processus migratoires les plus fluides possibles, tandis que les ONG basent leur travail non pas sur le projet de freiner les migrations, mais sur celui de les rendre plus sûres (« safe migrations »).
Quartier de Barwa city, Doha, Qatar, 07 avril 2016.
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