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Société

Quand les nettoyeuses de l’UCL ont viré leur patron et opté pour l’autogestion

Licencier son patron – beaucoup en ont rêvé, les nettoyeuses de l’Université Catholique de Louvain l’ont fait. C’était en 1975.
PL
Brussels, BE

Licencier son patron – beaucoup en ont rêvé, les nettoyeuses de l’Université Catholique de Louvain l’ont fait. C’est en 1975, à la suite d’une grève syndicale, qu’elles décident tout simplement de court-circuiter l’organisation verticale et hiérarchique du travail. Pour ce faire, elles montent la coopérative Le Balai Libéré, supprimant ainsi l’intermédiaire du patronat et la sous-traitance du nettoyage par une entreprise tierce. Au sein de cet organisme dont elles deviennent alors toutes propriétaires, les nettoyeuses fonctionnent sur un modèle autogestionnaire mêlant respect mutuel, solidarité et fierté du travail effectué. Le travail est organisé en interne, directement par les personnes qui le réalisent. Les ressources sont partagées, les salaires augmentés et mieux distribués (une fois débarrassés de l’intermédiaire du patronat).

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À l’époque, bien que l’idée de l’autogestion comme organisation du travail soit de plus en plus mise en avant, elle relève tout de même du cadre expérimental. L’UCL commence donc par soutenir ce système avant-gardiste, comme un grand laboratoire à ciel ouvert. Mais en 1990, après quinze ans de bons et loyaux services, l’université change son fusil d’épaule, rompt le contrat du Balai Libéré et lance un appel d’offre de marché public. Celui-ci verra le retour de la sous-traitance, et avec elle une succession de différentes entreprises.

Cette aventure rocambolesque est paradoxalement passée inaperçue au fil des années. Coline Grando, la réalisatrice du documentaire Le Balai Libéré, écoutez cette histoire que l’on m’a racontée, à paraître ce 1er mai 2023, a effectué ses études à l’UCLouvain, mais n’a jamais eu connaissance de ce pan historique de l’établissement. D’ailleurs, les nettoyeurs et nettoyeuses qui travaillent actuellement sur l’immense campus en ignoraient aussi l’existence, jusqu’à ce que la réalisatrice les approche avec ce projet. 

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Pour raconter ces quinze ans d’utopie concrète, Coline Grando retrouve certaines figures du mouvement, notamment les balayeuses et les syndicalistes, afin de revenir sur les moments-clés du Balai Libéré, de la surprise de la grève à l’annonce lunaire du licenciement du directeur. Dans le film, quelques archives audiovisuelles renforcent les témoignages, notamment les chansons militantes des nettoyeuses : « Merci patron, adieu patron, on travaillera beaucoup mieux sans vous. » 

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Toutefois, la réalisatrice est allée plus loin que le simple chapitre souvenirs. « Je ne voulais pas simplement faire un compte-rendu du Balai Libéré, il fallait que ça résonne au présent », me confie-t-elle. Elle organise donc des rencontres intergénérationnelles entre les nettoyeurs et nettoyeuses, les syndicalistes et le personnel administratif. Les conversations ont lieu dans les salles et amphithéâtres de l’université, comme pour permettre au personnel de nettoyage de se réapproprier l’espace dans lequel il travaille. Le public est lui aussi symboliquement convié : en effet, le documentaire montre l’équipe technique et les coulisses du tournage en temps réel, brisant ainsi le quatrième mur. Coline Grando apparaît elle-même devant les caméras, pour notamment introduire les protagonistes les un·es aux autres.

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Au cours de ces débats, les discussions questionnent la faisabilité d’une même initiative à l’heure actuelle. Mais si tous et toutes sont admiratifs du modèle, les rencontres se ponctuent souvent de la même manière : « Un tel projet serait impossible à mettre en œuvre aujourd’hui. » À cela, l’ancien secrétaire fédéral de la CSC Raymond Coumont (celui qui proposa le texte de licenciement aux nettoyeuses, puis au patron) donne une réponse non sans rappeler la célèbre formule de Mark Twain, « elles ne savaient pas que c’était impossible, alors elles l’ont fait ».

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L’isolement du personnel empêche la formation d’une classe à proprement parler et, par conséquent, sa mobilisation et la défense de ses intérêts.

L’intervention du syndicaliste montre l’importance de l’action radicale, notamment dans des situations d’urgence où diplomatie et négociations ne suffisent plus. Quant à la nature des moyens de lutte, Raymond Coumont n’exclut pas la possibilité de la violence. Au contraire, il pointe du doigt la violence institutionnalisée d’un système et de ses rapports de domination, dénonçant ainsi l’absurdité de diaboliser l’activisme violent face à de telles situations d’injustice et de danger : « Les plus grands changements ont été acquis dans la violence, parce qu’il n’y a que ça que les gens qui ont le pouvoir comprennent. Ce n’est pas un choix, c’est ce qui arrive lorsque la société dysfonctionne et que les gens ne supportent plus l’injustice dont ils sont victimes. »

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Pour Coline Grando, la singularité du récit tient aussi dans sa dimension concrète. Si elle reconnaît qu’aujourd’hui, « avoir le temps de réfléchir à ce qu’est le travail, à comment faire autrement… en soi c’est déjà un privilège », le cas du Balai Libéré montre une autogestion qui trouve sa source directement chez les nettoyeuses, rappelant ainsi les aventures libertaires et anarchistes du début du 20ème siècle, pensées et vécues directement par les classes ouvrières et populaires.

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Il est aussi important de noter que les nettoyeuses du Balai Libéré n’étaient pour la plupart pas syndiquées avant l’aventure. Leur politisation s’est consolidée par la pratique, puis par la multiplication de conférences racontant l’expérience autogestionnaire, donnant ainsi une place et une parole à un groupe de femmes nettoyeuses dans un climat politique majoritairement masculin et intellectuel.

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Les discussions intergénérationnelles évoquent aussi les changements dans la nature du travail, avec l’irruption des grands leitmotivs du système capitaliste : libéralisation, rendement, productivité, efficacité, rationalisation. Le travail devient « industriel, comme à l’usine », la direction privilégie la quantité à la qualité du nettoyage, déconnectant ainsi les travailleurs et travailleuses du fruit de leur travail, à savoir la satisfaction que celui-ci soit bien effectué. Une nettoyeuse compare d’ailleurs les cadences et exigences de son métier actuel à celui d’aide-soignante, qu’elle exerçait quelques années plus tôt. 

Par souci de rentabilité, le personnel actuel est isolé, chacun·e passant souvent la journée entière sans rencontrer ses collègues. Les conséquences de cet isolement sont pernicieuses : les nettoyeurs et nettoyeuses ne se connaissent pas et n’échangent pas. Même les syndicats ont perdu la confiance des travailleurs et travailleuses, lassé·es par le manque de résultats visibles obtenus par les délégué·es – qui, eux, déplorent le manque d’implication des concerné·es, dont la majorité ne peut tout simplement pas se permettre de faire grève. Un cercle vicieux dont la machinerie semble parfaitement rodée, comme pour tuer dans l’œuf toute initiative alternative.

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La théorie marxiste des classes sociales apporte ici un élément de lecture pertinent : si, dans les années 1970, les nettoyeuses constituaient un véritable groupe, partageant une vision, des affects et des intérêts communs, les modifications des conditions de travail ont coupé court à la pensée collective. L’isolement du personnel empêche la formation d’une classe à proprement parler et, par conséquent, sa mobilisation et la défense de ses intérêts. La situation des nettoyeurs et nettoyeuses en est l’illustration criante, à tel point qu’après la rencontre intergénérationnelle entre les délégués syndicaux la priorité absolue est simple : organiser des rencontres, instaurer du dialogue, recréer du lien pour consolider le groupe. Comme le pointe Raymond Coumont, « la solidarité, c’est quelque chose qui se construit ».

C’est dans ces moments d’union que réside la force du documentaire : en proposant un récit en construction, un sentiment d’espoir alimente les images. Dans le climat actuel, tiraillé entre éco-anxiété et un pessimisme plus ou moins généralisé, les perspectives motivantes sont plus que bienvenues. Les discours des ex-nettoyeuses et ex-syndicalistes agissent sur leurs interlocuteur·ices comme les cors des chefs de guerre sur le moral des troupes. Pour reprendre Sun Tzu : « Un pays dont l’armée est désemparée et traverse une crise de confiance sera victime de tentatives de subversion de la part de ses rivaux ; c’est là le sens du proverbe : la confusion et le désordre dans une armée offrent la victoire à l’adversaire. » 


Pour approfondir et diversifier les pistes de réflexion qu'ouvre Le Balai libéré de Coline Grando sur l'avenir de l'autogestion et la démocratie au travail : rendez-vous le 17 mai 2023 dans les salles et dès le 1 mai sur nosfuturs.net, le site documentaire transmédia du CVB qui rassemble un archipel de créations de formes variées autour du thème « Travailler, demain ? ». Après un volet #1 consacré à l'atomisation des travailleur·ses, le volet #2 explore la réorganisation collective et le sens du travail : #licencietonpatron sera-t-elle la devise des travailleur·ses de demain ?

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