Vous pouvez mourir tranquille, "The Last Guardian" enterre tout et tout le monde

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Vous pouvez mourir tranquille, "The Last Guardian" enterre tout et tout le monde

En 10 minutes de jeu, j'ai compris où étaient passés les 10 ans de boulot de Fumito Ueda et son équipe. The Last Guardian vient enfin rappeler aux développeurs tout ce qu'on peut faire avec un jeu vidéo.

Parmi les joueurs de The Last Guardian, les débats vont bon train. Trico, le monstre qui accompagne le petit héros frêle du dernier jeu de Fumito Ueda est-il un chien ou un chat ? Un pigeon ou un rat ? Une créature noble ou un truc tout juste bon à s'enfiler des restes de canettes dans le caniveau d'une métropole délabrée et vertigineuse ? Si cette question-ci fait débat, le créateur d'Ico et The Last Guardian a mis tout le monde d'accord sur un point : malgré ses quelques défauts techniques, son dernier jeu est une réussite étincelante et répond à l'appel d'à peu près tout ce qu'un joueur est en droit d'attendre d'un jeu vidéo en 2016, pour peu qu'il ne jure pas que par Doom.

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Depuis 8 ans que The Last Guardian doit voir le jour, l'industrie a pris un tournant plutôt désagréable en respectant les envies grandiloquentes de développeurs prétentieux, cherchant à faire passer l'émotion et la narration avant même l'expérience fondamentale que se doit d'offrir un jeu : l'expérience ludique. Ceux qui l'embrassent, en revanche, aussi doués soient-ils, se vautrent la plupart du temps sur la partie « vécu » et « ressenti » de leurs jeux. Hideo Kojima y était arrivé l'année dernière avec son ultime Metal Gear Solid. Cet été, malgré sa brièveté, Inside avait réussi à faire ressentir quelques petits embryons d'émotions en proposant un gameplay qui, à défaut d'être trop complexe, avait le mérite d'être existant. Les miracles arrivent encore dans le petit monde du jeu vidéo, et pour nouvelle preuve, après 8 ans d'attente et d'incertitude, la plus grosse arlésienne du l'Histoire du médium a enfin vu le jour le 9 décembre 2016, date de sortie de l'infiniment attendu The Last Guardian, dernier né d'un créateur japonais qui, en deux jeux, a réussi à glaner unanimement le titre d'« artiste », convoité par bon nombre de développeurs cherchant une reconnaissance au-delà du monde de nerds dont le respect n'inspire visiblement pas assez la confiance, ni l'autorité. J'aurais déjà du mal à dire d'un bon peintre qu'il est un « artiste », alors n'attendez pas de moi que je colle une valeur pérenne et outrancière à Fumito Ueda, qui, je le concède volontiers par ailleurs, est un développeur marquant dont j'ai beaucoup apprécié les jeux précédents.

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A l'époque d'Ico, certains mecs s'étaient habilement passés le mot pour recycler des Mario et des Zelda que Nintendo peinait à faire évoluer dans la bonne direction. Une époque dorée où développeurs aux ambitions auteurisantes et éditeurs mainstream arrivaient à s'accorder sur des projets qui avaient permis de raviver un peu le marché. Sorti en 2002, Ico précédait les sorties successives de Viewtiful Joe (2003) et Okâmi (2006). Deux signatures du studio Clover qui, à leur manière, ressuscitaient Mario pour l'un, et Zelda pour l'autre, en les revigorant complètement. Un travail déjà effectué par Ueda sur Ico, qui reprenait le mythe de Link et sa petite princesse en leur offrant une aventure inédite, en se concentrant sur le rapport des deux personnages et en épurant un gameplay défait de tout artifice. Une aventure prenante, servie par une DA fantomatique composée de passerelles vertigineuses et de contrastes aveuglants. Fier d'un tampon « adoubé par l'Histoire » dès sa sortie, il fallait se rendre à l'évidence : Fumito Ueda avait inventé le jeu émo. Et il avait réussi à le faire assez bien pour que ça ne ressemble pas aux chouinements incessants de productions qui ont ensuite pris le train en marche en étant incapables de s'élever à son niveau de sensibilité – un mot terriblement grossier aujourd'hui dans le jeu vidéo… et ailleurs – et d'intelligence. J'ai bien conscience d'atteindre le point Godwin de la critique en dégainant ces deux arguments massue, mais avant de parler de « tour de force », j'assumerai les deux termes en précisant que Ueda leur offrait une noblesse complètement absente des productions qui ont tenté de le copier bêtement, aussi bien en revendiquant la sensibilité que l'intelligence.

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Non, chez Ueda, aucun des deux n'est sale.

Il l'a d'ailleurs confirmé en sortant Shadow of the Colossus, un autre exercice de style autour de Zelda dans lequel un petit bonhomme à cheval devait trouver et détruire des colosses magnifiques pour sauver sa princesse. Un travail d'orfèvre autour de la proverbiale « boss battle » qui vous attend à la fin de chaque donjon de n'importe quel Zelda. Encore une fois, l'ascèse était de mise, tant dans les décors que dans la proposition ludique. Evidemment, ce qui se jouait derrière était d'autant plus consistant, puisqu'à chaque rencontre de colosse, le joueur devait se demander s'il avait vraiment envie de terrasser si belle créature. Personnellement, je ne m'y suis pas résolu, et je n'ai jamais fini le jeu pour la simple raison que je ne voulais pas tuer ces putains de colosses que je préférais laisser errer dans leurs plaines cramées par un soleil aveuglant. Ça c'était en 2005 au Japon, et 2006 en Europe. Le jeu avait écrit le chant du cygne de la PS2. The Last Guardian, alors baptisé Project Trico, était annoncé en 2008 pour une sortie prévue sur la toute jeune PS3. Après 8 ans de développement, et autant de retards annoncés pour accompagner des rumeurs de mise au rencart, The Last Guardian est enfin sorti.

Clairement victime d'un "development hell" d'ampleur sidérale, l'attente phénoménale qui accompagnait le jeu les premières années avait fini par se tarir, E3 après E3, de nouvelles images laissant place à… plus rien, si ce n'est l'annonce qu'Ueda avait décidé de se barrer de chez Sony pour monter son propre studio, laissant ses fans dans le plus complet désarroi, convaincus qu'après quelques démos prometteuses, ils ne pourraient jamais monter sur Trico, le monstre 50% chat, 50% chien, 50% pigeon, 50% rat, que The Last Guardian, qui avait désormais un titre, leur promettait. Puis, après un ultime retard, Sony annonçait l'année dernière que le jeu sortirait bel et bien fin 2016. Mais en 8 ans de désaccord, l'attente avait laissé place au soupçon. Légitime, puisque l'Histoire l'a appris aux plus endurants : ce genre de développement finit toujours en eau de boudin.

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C'est avec cette appréhension, et ayant perdu tout espoir quant à la qualité du jeu sur lequel j'allais poser mes doigts et mes yeux, que j'enfilais la version presse dans ma PS4. Je précise « version presse » pour indiquer que contrairement à tous les jeux qui me rendent un peu fiévreux, je n'étais pas allé chercher The Last Guardian chez Trader avant de le recevoir. Je savais que le jeu était dispo, mais je n'étais clairement pas pressé d'y jouer. J'attendais la déception provoquée par un jeu laborieux, mal fini. Un jeu dont je ne percevrais pas les 10 ans de boulot qui le précédaient. Un jeu sans saveur, qui ne me rendrait même pas triste tellement j'attendais qu'il s'écrase comme une merde sur la pile de jeux au rabais que je reçois régulièrement, ayant malgré tout soigneusement évité de lire les premières previews et reviews publiées ici et là.

J'ai donc enfilé le jeu dans ma console. En 10 minutes, j'ai compris où étaient passés les 10 ans de boulot de Ueda et son équipe. J'ai aussi compris l'exigence qui expliquait ces 10 années de corvée. Et une heure plus tard, j'ai versé ma première larme quand Trico a frotté sa truffe humide contre mon épaule en pleine phase de jeu. Juste commandé par son intelligence artificielle de chat, de chien, de rat ou de pigeon. Deux heures plus tard, je comprenais que malgré sa caméra un peu foireuse, sa voix off et ses indications de commandes probablement exigées par Sony, The Last Guardian était le grand jeu attendu. Je me suis même dit que ça ne servait plus à rien de faire des jeux vidéo, tant il regroupait tout ce que l'industrie se vantait de pouvoir faire naître - sans jamais y parvenir.

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Après s'être penché sur le cas de Link et Zelda dans Ico ; de Link et des boss dans Shadow of the Colossus ; dans The Last Guardian, Ueda aboutit un travail esquissé dans son deuxième jeusur Link et son cheval Epona. Il clôt ainsi une trilogie – le colosse de The Last Guardian s'appelle Trico, c'est un peu grossier, mais ça signe le travail accompli – qui définit, mieux que n'importe quel bouquin ou essai universitaire, la richesse du travail entamé par Shigeru Miyamoto et Takashi Tezuka il y a 30 ans, laissé relativement en friche aujourd'hui malgré des épisodes successifs et pas toujours savoureux. Pas aussi savoureux, en tout cas, que n'importe lequel des 3 jeux de Fumito Ueda.

A l'instar d'Ico et de Shadow of the Colossus, The Last Guardian vous fera vivre des trucs, vous fera ressentir des trucs, tout en vous faisant JOUER. Un dernier mot d'ordre qui semble échapper à tous les développeurs désireux de plonger dans la veine émo initiée par Ueda, qui signe bel et bien un… tour de force ? Non, ce serait faire insulte à son intelligence et sa sensibilité. Je défie n'importe quel joueur de ne pas verser une larme face à certains comportements de Trico – l'IA et les animations de ce truc sont complètement tarées. Je défie aussi quiconque de ne pas se laisser emporter par l'euphorie d'un décollage de la créature un peu craspec. De ne pas s'émouvoir devant son regard glauque et plein d'amour. De ne pas être étourdi par la grâce avec laquelle Trico sauvera son petit maître d'une chute fatale en l'attrapant dans sa gueule. De ne pas s'extasier quand il s'attaquera à des soldats de pierre en les faisant valser d'un coup de patte – quand il ne jouera pas avec eux comme un chat avec une souris, en faisant des petits bonds propres aux félins inconscients de leur propre disgrâce quand ils se mettent à sautiller comme des débiles parce qu'ils ont un petit bout de merde collé au cul. Je défie surtout n'importe quel développeur un peu conséquent de ne pas revoir sa copie en cours, et ses prétentions à la hausse, quand The Last Guardian lui aura rappelé tout ce qu'il pouvait faire avec un jeu vidéo.

The Last Guardian est d'une limpidité rare, d'une complexité qui ne fera appel qu'à votre bon sens. Le bon sens d'un mec content d'aller promener son chien tous les soirs, ou heureux d'offrir un câlin à son chat ronronnant au creux de son bras devant une série de Netflix. Le bon sens d'un joueur simplement heureux qu'on lui rappelle qu'il a autre chose à foutre que de subir les pelletées de merde que lui propose régulièrement une industrie en bout de course, et lui faire oublier 2016, les réseaux sociaux et le ricanement incessant. The Last Guardian est le jeu qui va vous permettre de vous retrouver avec la personne à laquelle vous tenez le plus au monde pendant quelques week-ends hivernaux, en attendant, béats, amoureux, l'ultime hiver nucléaire qui ne manquera pas de vous tomber sur le coin de la gueule l'année prochaine. The Last Guardian a réussi à me faire décrocher de mes fix exclusifs de Titanfall 2. C'est dire la puissance salutaire de la dernière production de Fumito Ueda.