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Kendrick Lamar ou le rap pour les nuls

Le nouveau Kendrick Lamar vous a gonflé ? Pas très Charlie comme attitude. Heureusement qu’à l’heure où vous lisez ces lignes, le rappeur est trop occupé à claquer ses billets dans des toiles de Kehinde Wiley pour s’embarrasser du reste. To Pimp a Butterfly, son album balancé par surprise sur iTunes il y a quelques jours croule sous les critiques dithyrambiques. Un succès qui confirme son statut d’émissaire de la culture afro-américaine venu civiliser la petite bourgeoisie blanche.

Baptisé d’après le fondateur des Temptations Eddie Kendricks, élevé à Compton (berceau de NWA), proclamé « nouveau roi de la West Coast » par Dr Dre, Snoop et The Game puis signé dans la foulée sur Aftermath (le label poussif de Dre), Kendrick Lamar coche une à une les cases du Bingo de la légitimité hip-hop telle que la conçoivent sans doute les animateurs de France Inter. Pour l’observateur du rap biberonné aux émeutes de Ferguson et aux films à oscars labellisés Oprah Winfrey, il est tentant de céder à la tentation d’ériger Lamar en néo-Spike Lee, tant le rappeur de 27 ans incarne avec une photogénie stupéfiante le fantasme d’un black power de l’ère Obama, cultivé, propre sur lui et moralement irréprochable.

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Kendrick Lamar, un « rappeur nature »

Savamment cultivée par tout ce que l’Internet compte de blogs musicaux d’habitude cantonnés à l’underground, le vrai, son aura allait tristement devenir une grossière étiquette dans la nuit des Grammy Awards 2014. Rappel des faits : évoquant les heures les plus sombres des Victoires de la musique (quand Manau triomphait de Solaar, Ärsenik, Stomy Bugsy et NTM dans la catégorie rap), le médiocre Macklemore remportait devant une assistance effarée le Grammy du meilleur album de rap face à Drake, Jay Z, Kanye West et Kendrick Lamar.

Injuste, oui, mais c’est un grand classique de la cérémonie, qui trahit moins un racisme latent que le manque d’intérêt flagrant des Grammy pour ce genre musical. Écrasé par la culpabilité, le rappeur préféré des Ch’tis à Ibiza a pris son plus bel auto-correct pour envoyer un message d’excuses à Kendrick, avant de publier l’échange sur son compte Instagram. Un mouvement d’auto-flagellation d’une rare violence, dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Déjà, ça lui aurait évité de se faire insulter par Drake dans les pages de Rolling Stone. Ensuite, ça aurait évité à Kendrick Lamar de croire lui-même à ce mythe du martyr de la musique black envoyé en mission civilisatrice chez l’Américain moyen.



Désormais, le rappeur multiplie les déclarations qui, dans la bouche de Kanye West ou de JCVD, seraient immédiatement perçues comme les symptômes d’une surdose de cocaïne : parmi ses plus belles perles, on retiendra « Pour beaucoup de fans, je suis ce qui se rapproche le plus d’un pasteur », « on ne peut pas vraiment catégoriser ma musique. Je fais de la musique humaine » (vaste programme) et la très humble « Je suis conscient que mes mots n’auront jamais la puissance de la parole de Dieu. Je ne suis qu’un messager. »

En bonne place parmi les apôtres du messie de la « musique humaine », on retrouve évidemment Taylor Swift, reine du bal de promo dans cette grande cour de récré qu’est l’industrie musicale américaine. D’interviews en instagrams en gesticulations épiques, le vilain petit canard de la country ne rate jamais une occasion de lui démontrer son admiration. Kendrick Lamar est son rappeur préféré, et ça en dit long sur son (re)positionnement musical.

Je n’ai vraiment pas envie de m’abaisser à jouer la carte du « pourtant j’avais adoré Good kid, m.A.A.d. city » mais pourtant, j’avais adoré Good kid, m.A.A.d. city. J’avais beau trouver irritantes ses variations de flow schizophréniques, ses skits indigestes et sa manie d’arriver à l’heure à tous ses concerts, je me souviens aussi précisément de la gifle que m’avait collée cet album. J’en avais même renié tous mes principes pour succomber à sa vision romantique du ghetto, pourtant servie par des références difficiles à John Singleton et une imagerie passée au filtre Instagram, dont il emprunte carrément le format d’image pour le clip de King Kunta, sorti hier, soit pile sept mois après Mommy de Xavier Dolan.

Good Kid, mAAd city laissait espérer une suite encore plus inattendue, à la place, To Pimp a Butterfly (« qui tient plus de l’avortement de chrysalide que du pimpage de papillon » me souffle-t-on dans l’oreillette) opère un virage soul/funk qu’on pensait l’apanage de chanteurs casqués ou chapeautés (en 2013). Comprendre par là que le rappeur a entamé un travail d’orfèvre à partir d’un empilement de samples tellement grillés (Isley Brothers, James Brown, vraiment ?) qu’ils feraient passer Robin Thicke pour un génie. En truffant ses textes de références à la pop culture afro-américaine des seventies, Kendrick Lamar s’est lancé dans un cours d’histoire contemporaine si vertigineux que le Slate américain en a tiré un guide : « Comment les Blancs devraient-ils aborder l’irrésistible noirceur du nouveau Kendrick Lamar ? ».

Plus souvent qualifié de « fresque magnifique » et d’ « hommage puissant » que d’ « album de rap » par la presse, To Pimp a Butterfly évoque surtout un Soul Train mal huilé mais parfaitement calibré pour rassurer sur sa culture musicale n’importe quel clampin ayant déjà croisé la route d’un mix de DJ Abdel. C’est là le don inespéré du roi Kendrick : savoir unir malgré eux les gens qui ont encore « Je suis Charlie » en photo de profil, les blogueuses mode à Stan Smith, les blogueurs rap en Air Force 1, et vos parents, sous le même étendard : celui du rap pour les nuls.


Juliette Laborde n’est pas sur Twitter.