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Kurt Ballou est l’homme qu’il faut à Slayer s’ils comptent un jour ressortir de bons albums

Produced by Kurt Ballou : quatre mots qui rendent fiers comme un bar-tabac les groupes de metal/hardcore ayant eu la chance de pouvoir confier leur musique au guitariste de Converge. Car quand il n’enchaîne pas les riffs aussi impénétrables que l’interprétation d’une sourate pour le quartet du Massachussetts, le colosse forge et peaufine le son d’une palanquée de groupes élevés au moshpit.

Qu’est-ce qu’un enregistrement parfait ? Y’a-t-il trop de groupes de metal merdiques aujourd’hui ? Et pourquoi le guitariste de Linkin Park a-t-il toujours un casque sur les oreilles ? Kurt Ballou n’a pas répondu à ces questions. En revanche, il nous a parlé de son parcours, de ses petits secrets d’enregistrement et des groupes avec qui il rêvait de bosser – y compris chez les français.

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Noisey : Même si tu as officiellement ouvert ton studio GodCity en 1998, tu as commencé à enregistrer des groupes dès 1995, il me semble.
Kurt Ballou : Je ne suis pas tout à fait certain des dates mais je pense que j’ai commencé à enregistrer des groupes dans le garage de mes parents vers 1994 ou 1995, oui. C’est là que j’ai trouvé le nom « GodCity » – c’est le nom d’une chanson de Soulside, un groupe de post-hardcore des années 1980. A cette époque, il n’y avait pas vraiment Internet et la gloire c’était d’avoir un répondeur téléphonique. D’ailleurs les gens aimaient bien mettre des chansons en guise d’accueil et moi aussi je voulais avoir ça. Et vu que les premières paroles de la chanson de Soulside sont simplement « This is God City… » je trouvais ça cool que quand tu appelles, tu tombes sur une voix disant le nom du studio. Donc ça n’a absolument rien de religieux, au cas où tu te poserais la question.

Depuis tout ce temps, as-tu une idée du nombre d’enregistrements sur lesquels tu as travaillé ?
J’ai pas vraiment compté mais… Je dirais à peu près 500. Ça fait un paquet…

Quand tu penses à tout le chemin parcouru, qu’est-ce qui te vient en tête ?
Je suis vraiment reconnaissant d’avoir pu faire ce qui me passionnait. Tu vois, ça fait 16 ans que je vis à plein temps de la musique – et c’est extraordinaire, parce que peu de gens dans mon entourage ont cette chance-là. C’est grâce à tous ces gens qui viennent aux concerts et qui achètent des albums que je n’ai plus besoin de m’astreindre à un job à la con tous les jours. Parfois, je réécoute les vieux enregistrements et je me dis « Wow, ça sonne hyper bien ! Je sais pas comment j’ai réussi à faire ça il y a 10, 15 ans ! ». Mais presque aussi souvent, je les réécoute et je pense « Oh, mec, ça craint. Comment se fait-il que des groupes veuillent toujours enregistrer avec moi ? ». Il n’y a pas de secret : bien faire sonner un album, c’est juste énormément de boulot. Et bien que je fasse des progrès et que j’apprenne toujours davantage, ça nécessite toujours beaucoup de travail.

Des tas de mecs des scènes hardcore et metal veulent enregistrer chez toi. Est-ce qu’ils te disent pourquoi ?
Ils aiment simplement la façon dont j’enregistre les chansons ou alors ils ont des potes qui ont travaillé avec moi et qui ont eu une bonne expérience à GodCity… Mais ce qui fait chaud au cœur c’est que ceux qui sont déjà venus ont tendance à revenir. Pourquoi ? Je crois que je fais en sorte que l’enregistrement soit le plus simple et le plus efficace possible. J’essaye à chaque fois de m’investir autant que possible dans le projet. Et, évidemment – sinon ça n’aurait aucun sens – je ne travaille que sur des projets qui me motivent.

J’ai l’impression que beaucoup de gens utilisent le mot « producteur » pour dire « ingénieur du son », non ?
C’est vrai, il y a en effet une zone grise entre ingénieur du son et producteur. Pour moi, le producteur, c’est la personne qui va se débrouiller pour réaliser tout ce dont les membres du groupe n’ont pas pu s’occuper : prendre le son du groupe, embaucher un technicien batterie, virer un bassiste, mais aussi composer des chansons, communiquer avec le label… En gros, il a plein de trucs à faire. L’ingénieur du son s’occupe surtout de la partie technique d’un album. J’ai passé plus de temps en tant qu’ingénieur du son qu’en tant que producteur dans ma vie d’homme de studio, mais dès que j’ai un peu de temps avec un groupe – à partir de deux semaines de travail ensemble – je peux commencer à faire un boulot s’apparente à celui d’un producteur. Mais dans un cas comme dans l’autre, rien ne m’empêche de donner mon opinion.

Parmi les groupes dont tu as accompagné les premiers pas, il y a Isis.
Oui, j’ai enregistré The Red Sea et Mosquito Control, leurs deux premiers EPs. Ils avaient une démo avant ça, enregistrée par Mike Hill du groupe Tombs. C’était vraiment mes débuts en tant qu’ingénieur du son, je n’étais pas encore très bon… C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler avec Matt Bayles [légende du studio metal américain (Mastodon, Leviathan, Botch…)] pour les masterings et je crois que c’est à partir d’Oceanic, leur premier album, qu’ils se sont mis à travailler avec lui.

Mais oui, j’ai enregistré les deux premiers EPs, dans ce qui était à l’époque des studios de fortune. Disons que c’était un groupe local et qu’on était copains, c’est surtout pour ça qu’on a bossé ensemble. Je continue toujours à travailler avec Aaron Turner : à l’issue de cette tournée, je serai sur trois de ses projets. Je vais mixer un disque de Split Cranium, un groupe de punk dans lequel il joue, je vais également mixer un nouvel album de Sumac qu’ils ont enregistré au Japon, et je vais filer à Washington enregistrer un autre album de Sumac. J’adore ce genre de relation de travail : basée sur la durée, avec des tas de projets différents… Et puis c’est un ami depuis longtemps. Tu vois, c’est ce que je t’expliquais tout à l’heure sur le travail de producteur : si je connais bien les musiciens et leur manière de fonctionner, je serai un meilleur homme de studio à leurs côtés. C’est une relation de confiance aussi.

Tu es crédité en tant que guitariste sur un sacré paquet d’albums pour lesquels tu travailles… Les groupes avec qui tu bosses réclament souvent un petit riff de Kurt Ballou avant de partir ?
Eh bien en général, voilà comment ça se passe : ils enregistrent leur chanson, je leur dis que j’ai une idée à la guitare, je leur montre, et neuf fois sur dix ils répondent « bah t’as qu’à le jouer ». [Rires]

Quels sont les albums dont tu es le plus fier ?
Tout ce que j’ai enregistré pour Converge, parce que c’est un reflet de moi-même : ce sont mes chansons, ma façon de jouer de la guitare, mon boulot derrière la console, mon mix… Et tant qu’on va par là, je dirais que mon petit préféré c’est l’album Axe To Fall. On avait organisé toutes ces collaborations avec divers musiciens de Neurosis, Cave In, Genghis Tron, etc. C’était un album vraiment vaste avec beaucoup d’influences. Ça a été beaucoup de travail d’en faire quelque chose de cohérent.

Par ailleurs, je suis content de moi pour d’autres choses qui peuvent sembler très différentes des albums hardcore ou metal pour lesquels je suis connu : je pense à l’album de Chelsea Wolfe sur lequel j’ai bossé cette année – je le trouve vraiment fantastique. J’ai d’abord été très heureux qu’elle ait choisi de travailler avec moi, j’ai de l’admiration pour elle, mais plus encore, je trouve que c’est un album avec un point de vue clair et précis. J’en suis très fier et je crois bien que j’ai réussi à contribuer à son projet comme personne n’aurait su le faire. Je crois qu’on a créé quelque chose d’unique ensemble.

Un autre disque ? Ce serait Old Wounds de Young Widows, parce qu’il a été enregistré dans de nombreux espaces différents : une partie a été enregistrée dans un sous-sol près de Chicago, une autre dans un champ dans l’Indiana, d’autres ont été enregistrées dans quatre salles différentes, en tournée – je les suivais avec tout mon équipement – certaines ont été enregistrées à mon studio… à la fin, le mix a été très compliqué. Un vrai Tetris. Mais je suis très satisfait du résultat.

En grande majorité tu n’enregistres que des albums de hardcore, de punk ou de metal…
Oh, je serais vraiment très content de m’essayer à d’autres genres de musique. Si je pouvais choisir avec qui travailler…

Fais-moi rêver.
Je dirais Savages, ce groupe de rock franco-britannique, ce serait génial. Un autre groupe français : The Rodeo. Et tiens, Sonic Youth – si Sonic Youth voulait bien faire un nouvel album, évidemment. En tout cas, je le dis, je suis là pour eux ! Ils n’ont jamais sorti le moindre album merdique. Sinon pour être franc, mon rêve, au fond, ce serait d’enregistrer un album de Nick Cave. Autre chose, ce serait probablement un cauchemar, mais j’adorerais travailler avec un classique du metal, comme Slayer, Metallica ou Judas Priest… Mais pas nécessairement ces groupes-là. J’aimerais travailler avec un groupe qui n’a pas sorti de bons albums depuis longtemps, alors que c’était un groupe ultra-respecté dans le passé…

… comme Slayer, donc ?
[Rires] Les derniers albums de Slayer sont encore [il cherche le mot approprié] convenables… Remarque, je crois que je serais capable de trouver ce qui les motiverait à se dépasser, s’ils m’en laissaient l’occasion. En tout cas je meurs d’envie de savoir si je pourrais y parvenir. Il y a 6 mois, j’ai fait un nouvel enregistrement de Burn, ce groupe culte de NYHC. J’étais ultra-fan au lycée avant que le groupe périclite : ils ont sorti plusieurs disques dans les années 2000, mais sans grand impact finalement. Et cette année on a travaillé ensemble sur un album et à mon avis, ça va changer la donne. Je suis content de pouvoir dire que j’ai apporté ma pierre à l’édifice, que j’ai joué un petit rôle auprès d’un groupe avec qui j’ai grandi. Quand je me remets dans la peau du fan, je prends beaucoup de plaisir à faire ce job.

À mon avis ce qui fait la différence entre ton son et celui du reste des producteurs c’est cette attention à faire sonner des albums studio comme si c’était des lives : l’énergie est la même. C’est le but ?
Le punk et le hardcore sont des musique vivantes, c’est ce que je veux traduire dans les albums : ce sentiment d’urgence que tu ressens en concert. J’ai eu la chance d’avoir pu vivre tant de concerts dans de toutes petites salles dégoulinantes de sueur quand j’étais ado. Tout ça me vient de là. Mais même pour les albums les moins agressifs que j’ai pu enregistrer, comme celui de Chelsea Wolfe, je procède comme ça. Le truc, c’est de capturer la musique de manière organique : que ça sonne intime, réel. Tu vois, tous ces albums avec des sons très synthétiques sont parfois intéressants à écouter, et parfois même impressionnants d’un point de vue de producteur… Mais personne ne pourra jamais me demander de travailler comme ça.

Tu procèdes comment ?
Je mixe les sons en douceur. Par exemple si je veux mettre le chant vraiment en avant, au lieu de compresser le son à fond, je le compresse à peine, mais quatre fois au lieu d’une seule. Ou si je veux faire sonner un instrument comme s’il était dans un espace avec une réverbération naturelle, au lieu de mettre beaucoup de reverb, je mets quatre petites reverbs… Plusieurs effets doux plutôt qu’un gros effet bourrin, tu vois ?

Je vois. Revenons presque 30 ans en arrière : avant d’avoir ton propre studio, tu faisais un job qui n’avait rien à voir : tu travaillais dans le génie biomédical… Ça te manque ?
Hum, pas vraiment. Ce qui m’importe, c’est de pouvoir être créatif dans mon métier. C’était un boulot pour une grande firme et aux Etats-Unis ces boîtes piègent vite leurs employés en leur disant qu’ils construisent des machines qui sauvent les vies des gens, que c’est une tâche noble… Mais tout le monde travaillait beaucoup trop : mes collègues étaient stressés, vieillissaient à vue d’œil… En fait, ils se tuaient à la tâche. Quand j’ai quitté ce job pour tenter de gagner ma vie avec la musique, au début, je me sentais coupable – l’impression d’être comme un parasite qui ne veut pas contribuer à la société. Mais j’ai finalement vite compris que ma contribution artistique pesait plus lourd dans la balance que tout ce que j’avais entrepris auparavant dans l’industrie médicale.

Le premier album de Converge dont tu t’es occupé, en 1998, c’est When Forever Comes Crashing. Tu l’as enregistré aux côtés de Brian McTernan et Steve Austin (Today Is The Day). Tu dirais qu’ils ont joué un rôle important sur ton avenir en tant que producteur ?
Tout à fait, j’ai énormément appris au contact de ces deux-là. Brian, surtout, m’a beaucoup encouragé et il m’a filé des coups de main pendant plusieurs années au début de ma carrière. Il m’a vachement inspiré. Mais ce que j’ai appris de plus intelligent auprès d’eux, c’est qu’il suffit de faire les choses. Il n’y a pas de substitut à l’expérience, il suffit de pratiquer, encore et encore. Et on ne s’arrête jamais d’apprendre : à chaque fois que je travaille en collaboration avec un autre producteur, j’espère toujours apprendre un petit truc, un petit secret, une petite pièce de connaissance qui va enfin faire que tout soit plus simple derrière la console. Et tu sais quoi ? Ça n’arrive jamais [Rires] Parce que même si tu utilises le même matériel qu’un autre type, ça ne sonnera jamais pareil.

C’est pour ça que tu passes beaucoup de temps à tourner des vidéos pédagogiques sur les techniques de production ?
Oui, j’ai réalisé qu’il y a tellement d’étapes dans la réalisation d’un album que même si je racontais à tout le monde ma manière de faire, personne ne saurait enregistrer un disque qui sonnerait comme les miens. Et vice-versa. Alors c’est bien plus gratifiant pour moi, finalement, de partager mes techniques. Je crois que ça peut servir à pas mal de gens.


Théo Chapuis est sur Twitter.