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reportage

Je travaille aux guichets de l’aide sociale dans le nord de la France

Ce que je vois chaque jour de la pauvreté en bossant pour une caisse d'action sociale dans les Hauts-de-France.
Le réseau ferrovière du Nord, via Wikimedia CC.

Mis à la porte par ses parents à 18 ans puisque devenu « trop cher et pas assez rémunérateur » à leurs yeux, un jeune homme se présente dans mon service. Il n'a pas trouvé de meilleur moyen pour s'en sortir que de découper tous les tuyaux de cuivre de la maison de ses parents, afin de les « vendre à des ferrailleurs itinérants ». Devant moi, il demande à présent une aide financière pour une chambre d'hôtel. « J'aimerais au moins prendre une douche chaude », me confie-t-il.

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Quelques minutes plus tard, j'ai rendez-vous avec Mlle X et sa maman. Celle-ci est tout autant en difficulté. Maman est une ancienne prostituée, ancienne toxicomane, et ancienne femme battue ; elle est toujours alcoolique et se bat régulièrement avec son fils aîné qui n'a jamais travaillé et vit des aides sociales. La mère et le fils boivent du 5 au 10 de chaque mois, « tant qu'il reste quelque chose des différentes allocations » qu'ils obtiennent, me dit mon interlocutrice. Mlle X a déjà été placée par les services d'aide sociale à l'enfance. Mais, par manque de place, elle ne l'est plus. Elle est en échec scolaire.

Ces faits font mon quotidien professionnel. Je suis responsable d'un service social dans un CCAS (pour Conseil Communal d'Action Sociale) en province depuis près de cinq ans. Après avoir obtenu un Master 2 (soit 5 années d'études après le bac), puis avoir eu une expérience en TPE (Très Petite Entreprise, moins de 10 salariés), j'exerce désormais dans une commune moyenne située dans la région Hauts-de-France. Autrefois berceau d'une industrie florissante, la région dans laquelle j'habite et travaille est aujourd'hui l'une des meilleurs élèves en termes de taux de chômage ou d'indicateurs de pauvreté – et, par voie de conséquence, d'assistanat social.

La seule attribution légalement obligatoire d'un CCAS réside en l'instruction de demandes d'aides sociales légales. Autrement dit, cela renvoi au remplissage de dossiers pour le département, qui est chef de file en matière d'action sociale. Historiquement, chaque ville possédait son établissement public de rattachement, son CCAS – soit un peu plus de 36 000 CCAS en France. Les diverses tentatives de réforme territoriale et notamment la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République – loi n° 2015/991 du 7 août 2015) ont conduit à revoir la copie et demande aux communes de moins de 1 500 habitants de fusionner leurs CCAS en CIAS (Centre Intercommunaux d'Action Sociale).

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En dehors de ces obligations, le CCAS œuvre usuellement auprès des habitants de leur commune de rattachement afin d'aider les moins favorisés via des aides facultatives. Ce sont généralement des aides en nature ou via différents dispositifs – les chèques de services, ou chèques énergie par exemple) destinées à aider à la subsistance. Les critères d'attribution, les formes (espèces, mandats administratifs, ou chèques de services) et les montants sont à la discrétion de chaque établissement.

Essayons de sortir des sempiternelles démonstrations chiffrées des politiques sociales truffées d'un grand nombre d'acronymes, pour se focaliser sur la vie réelle des « cas sociaux » en France – ou « cas soss » comme il est devenu tristement usuel de les présenter.

Une statue à Roubaix. Photo via Flickr CC.

Les guichets du CCAS où je travaille sont tenus par des adjoints administratifs pas toujours formés, ni même intéressés par le fait social. Pire, certains des agents sont intégrés dans le service sans intention préalable, mais simplement par reclassement (santé incompatible avec le poste exercé précédemment, par exemple). Enfin, les autres sont presque tous en fin de carrière. Leur motivation est en chute libre.

Lesdits guichets se situent à proximité des services municipaux – la mairie, en gros. À chaque fois que la porte s'ouvre, les courants d'airs s'engouffrent dans le service et font voler les papiers que les agents n'ont pas systématiquement pris soin de ranger. La déontologie sociale en pâtit. Et l'usager également.

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Nous sommes un jour d'octobre. Une dame et sa fille, presque majeure, se présentent. Madame, approchant la quarantaine, est malheureusement ce que l'on pourrait appeler une « habituée » de nos services. À l'instar du RSA (le Revenu de solidarité active, s'élevant à 535 euros par mois) censé ne servir que le temps de retrouver un emploi, les aides facultatives que nous proposons visent à aider, ponctuellement, les usagers dans le besoin. Dans la pratique, elles deviennent de véritables compléments de revenu pour les plus modestes.

Je peux vous assurer que le « levier d'intégration sociale » n'est qu'un fantasme populiste proposé par nos élites afin d'attirer dans leur giron quelques électeurs supplémentaires lorsque revient la réalité des urnes.

Madame donc, se présente au premier agent social disponible. L'agent commence son entretien social. Au moment où celui-ci s'absente momentanément pour photocopier les pièces justificatives de l'administrée, une scène dramatiquement familière se produit alors sous mes yeux. La mère interpelle sa fille :

« Tu vois, quand tu as des problèmes pour payer tes factures, eh bien : tu viens ici, lui raconte-t-elle. Tu ramènes tes documents et Monsieur paie ta facture. Si tu n'as pas suffisamment de dette, ils vont te proposer un échéancier… Si tu en as trop, ça sera la Banque de France. Là tu vois, c'est juste bien pour qu'on nous la paie ».

Ces propos révèlent une passation intergénérationnelle d'utilisation des services sociaux d'une mère à sa fille. Celle-ci sera majeure dans quelques semaines et donc en mesure de demander à son tour des aides à titre personnel. Il s'avère que la mère de Madame était également suivie par nos services, pour « aide à la subsistance ». Des exemples de ce genre sont quasi quotidiens. Il est épatant de constater que « Les Misérables » de Victor Hugo décrivait il y a plus de 150 ans les conditions d'une société française qui seraient encore d'actualité au XXIe siècle. Plus triste encore, quoique très fréquent : ces parents qui refusent que leurs enfants fassent des études afin, notamment, que ces derniers « ramènent au plus vite les aides sociales à la maison ».

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Je précise que j'officie au sein d'une ville moyenne, proche d'une grande métropole. Je n'ose imaginer la situation en plein cœur de régions plus reculées.

Lens. Photo via Flickr CC.

Cette pérennisation des demandes d'aides sociales entre générations est malheureusement fréquente. Pour reprendre le retour formulé par mes agents telle une analyse sociétale réalisée sans source ni chiffre, mais avec la véracité de l'expérience et la sincérité de ceux qui trouvent des solutions aux autres depuis plus de 20 ans pour certains : la très grande majorité des enfants de nos administrés sollicitent aussi les aides sociales. « Elle, si tu commences à l'aider ça sera comme sa mère, on est bon pour la voir toutes les semaines », voilà le genre de mise en garde que j'ai — souvent – entendues.

Ce processus d'héritage social (faute d'hériter de quelconque bien matériel ou financier) démarre parfois par les aides aux jeunes, c'est-à-dire via la Mission locale (ou les associations qui œuvrent dans ce champ d'action), avant que le circuit classique CAF/CCAS/UTPAS (Unité territoriale d'action sociale, antenne du Département dans les territoires) ne se mette en marche.

Comme l'explique Olivier Schwartz, sociologue français, la classe populaire française regroupe « petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources économiques, éloignement par rapport au capital culturel, et d'abord par rapport à l'école ». L'appartenance à cette classe est évidemment subie et non voulue en raison, notamment, de la reproduction sociale. Tout ce qui est mis en œuvre autour de cette catégorie de population n'a que pour seul but de leur permettre de survivre, tout en les maintenant dans leur strate sociale. Et passe sur la qualité des programmes télévisuels actuels, passe-temps majeur des intéressés.

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Je suis moi-même issu d'une famille nombreuse qui a vécu, notamment, grâce aux allocations en complément du salaire paternel de 6 000 francs (environ 1 000 euros). Lorsque vous avez 6 000 francs pour faire vivre six personnes, vous avez besoin des aides sociales pour le logement, la famille et l'éducation. De fait, je peux vous assurer que le « levier d'intégration sociale » n'est qu'un fantasme populiste proposé par nos élites afin d'attirer dans leur giron quelques électeurs supplémentaires lorsque revient cycliquement la réalité des urnes.

Une fois que tous les droits sont ouverts, les ressources semblent correctes. L'illusion est à ce point réelle que l'administré social semble satisfait de sa situation. Tellement qu'il se prend à faire des projets : une maison, une voiture, un jardin arboré, des vacances et des études pour les enfants. Alors on fait des crédits à la consommation. Hélas, ces derniers sont facilement octroyés, sur 2, 3, 5 ou 8 ans, avec des taux allant jusqu'à plus de 20 % d'intérêts.

Lorsqu'arrive l'heure des remboursements, les ressources sont devenues très « justes » pour assumer tout cela. Pourtant, « on ne nous avait pas dit que le crédit nous coûterait autant », entend-on. Une fois qu'on est dans l'engrenage, il est difficile de s'en extraire. On commence par un rachat de crédit pour baisser les mensualités, à condition d'être en mesure d'éviter le dossier de surendettement.

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Logiquement, plus les études seront courtes, plus l'entrée dans la vie professionnelle sera rapide, plus facile sera la contribution familiale au remboursement des dettes. Pire, il se peut que l'on attende les bourses comme un complément de revenus en plus du job étudiant, au détriment de l'investissement universitaire.

Dans ce contexte, le fameux levier d'intégration sociale n'est finalement qu'un fantasme, un doux rêve servi aux classes sociales les moins favorisées pour qu'elles ne se sentent pas marginalisées et, ainsi, « s'intègrent » via la consommation matérielle.

Pour se sortir de cet état de fait, la route est longue et sinueuse. Dans mon cas, mon père n'a pas eu le certificat d'étude (l'ancêtre du brevet des collèges) tandis que ma mère a arrêté l'école à 15 ans pour suivre mon père dans un projet d'entreprise familiale très mal géré. Ma stimulation scolaire était donc quelque peu modérée. « Tu ne vas pas faire des études, reste dans ton milieu », « tu ne seras jamais accepté dans un autre milieu que le tient » ou encore « si tu y arrives, tu vas changer et tu ne nous accepteras plus », m'a-t-on dit dans ma jeunesse. La première lutte est donc interne, face à une auto-ségrégation sociale.

S'il a réussi à convaincre sa famille, si un jeune parvient à s'extraire de l'emprise sociale et familiale qui le borne, il sera vite confronté à des problèmes encore plus grands. Lors de mes études, la bourse du CROUS sur critère social m'octroyait 300 euros. C'était le prix du loyer de mon logement étudiant : un cagibi de 9 m² avec des sanitaires communs.

C'est pourquoi aujourd'hui, je me retrouve dans les situations professionnelles avec lesquelles je travaille. Notamment face à ces parents qui refusent que leurs enfants fassent des études « parce que ça coûte cher », « parce que je vais perdre des aides », « parce que ce n'est pas comme ça, chez nous » ou, parfois, parce que « c'est moi qui décide ». Sans compter les phénomènes trop récurrents, évoqués plus haut, d'alcoolisme et de violence qui vont bien souvent de pair avec les situations les plus difficiles.

La discussion entre le développement de l'inné et la transmission de l'acquis serait trop longue à intégrer ici. Mais le poids de l'éducation reste prégnant dans le développement des individus.

La « qualité » de cas social imprime unecsorte de code génétique dont il est difficile de se départir. Je le vois malheureusement tous les jours.