Avec mes potes bourgeois du lycée qui n’ont pas réussi
Photo de Keith Robinson, via Flickr.

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reportage

Avec mes potes bourgeois du lycée qui n’ont pas réussi

Je suis revenu en province pour savoir ce qu'étaient devenus les fils de riches sans ambition avec lesquels j'ai grandi.

J'ai fini ma scolarité dans le lycée privé d'une ville française de taille moyenne, où j'ai habité jusqu'à l'obtention du bac. Qui dit lycée privé, dit milieu relativement privilégié. Et bien que l'établissement comptât nombre d'enfants issus de familles moyennes comme la mienne, on y croisait également beaucoup de bourgeois.

Il faut comprendre le terme de bourgeois stricto sensu, c'est-à-dire les enfants de familles possédants de bons moyens financiers. Ces adolescents étaient cool, d'ailleurs. Et c'est sans doute grâce à eux que je suis moi-même devenu cool, moins par mon physique que par, disons, ma manière d'être. Puis, avec l'obtention du bac et le début des études supérieures, alors qu'années après années nous nous acheminons – normalement – vers une relative maturité, ces fils de riches ont eux, commencé à stagner. Dans leurs habitudes, comme dans leur projet de vie.

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Ils sont restés médiocres, au sens étymologique de « moyen ».

Par exemple, ces jeunes-là ne boivent pas par chagrin. Ils boivent par habitude, toutes les semaines, le jeudi, vendredi et samedi. Ils boivent parce que c'est le corrélatif d'une soirée réussie. Ils boivent parce qu'une fois bourrés, ils trouvent les choses amusantes, rient, arrivent à créer le divertissement qu'un mode de vie répétitif ne leur permet plus d'avoir. Ils sortent, ils boivent, mais leur mode de vie n'est en rien dissolu ; il est au contraire le mode de vie le plus conformiste du monde. Ils ne font plus la fête, car ils n'ont strictement rien à fêter. Mais l'argent que papa et maman mettent régulièrement sur leur compte en banque leur donne à penser qu'ils peuvent fêter le fait de faire la fête, leur « capacité » à faire la fête.

Ces ex-bons partis ont tous à peu près le même parcours. Leur problème commun vient du fait qu'ils n'ont jamais trouvé leur voie. Ils ne se sont jamais réveillés un matin avec l'envie de faire leur « œuvre d'Homme », comme l'écrit Marc-Aurèle dans ses Pensées.

Car de fait, eux – et c'est excessivement triste – n'ont rien : aucune envie, aucun désir. Leur vie tourne idéalement autour de « putes » et de « coke », selon l'expression consacrée, et prosaïquement autour de cycles courts d'études en cycles courts d'études, sans jamais rien trouver qui leur convienne – et donc, qu'ils puissent terminer. Et ils ne veulent rien terminer, puisque de toute façon les postes à la clef ne leur conviendraient pas.

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Un week-end où j'étais rentré chez mes parents, je les ai retrouvés grâce à des connaissances communes autour d'un verre et je leur ai demandé ce qu'ils étaient devenus. Par amitié, tous les prénoms ont évidemment été changés.

Bruno est le premier à qui j'ai adressé la parole. Il m'a dit qu'il venait de postuler dans différentes écoles de commerce-finance à Paris ; après une licence d'économie à la faculté, et alors que la trentaine commence pour lui à pointer le bout de son nez, il m'a dit avoir simplement voulu faire sa vie dans la branche de métier qui lui rapporterait le plus de pognon plus tard. « C'est très intéressant de voir comment fonctionnent les mécanismes économiques et boursiers, m'a-t-il déclaré, mais ça ne m'intéresse pas plus que ça. » En poursuivant la discussion, Bruno m'a dit qu'il espérait surtout un emploi qui ne soit pas trop mal payé. « J'ai regardé quels étaient les plus gros salaires qu'on pouvait se faire en fonction des études ; c'est pourquoi, dans l'état actuel des choses, j'ai pris ça. »

Bruno m'a par la suite expliqué qu'il était angoissé à l'idée de quitter sa ville parentale. Il n'aime pas l'idée de quitter son mode de vie tranquille et les diverses relations qu'il a nouées via ses parents et leurs connaissances, mais a-t-il ajouté, navré, « il le faut bien ». Car, ceci est une constante pour la plupart de mes interlocuteurs : ces derniers restent le plus de temps possible dans leur ville d'origine. L'idée de se faire un réseau loin de la ville de province où ils sont nés représente pour eux un travail d'enfer. Une source d'anxiété.

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Photo d'A. Davey, via Flickr.

Édouard est un peu plus jeune que Bruno. À l'âge de 25 ans, les soirées d'Édouard sont à peu de chose près les mêmes que lorsque l'on fréquentait ensemble les bancs du lycée. Les premiers soirs de la semaine, il joue à des MMORPG en ligne ; les derniers, il sort. La journée, il étudie dans une école privée spécialisée dans les Relations humaines à Paris. Inutile de vous refaire le topo. Qui dit école privée dit cours superficiels et une majorité du temps passé en stage, filles en blazer Chanel et garçons mèche au vent. Je lui ai demandé comment il voyait son avenir. « Financièrement, plutôt bien, m'a-t-il répondu sans ciller. L'école nous fait miroiter un bon salaire à la fin de nos études et dans tous les cas, je sais que je n'aurai aucun mal à trouver. » Conscient de son statut de privilégié, il n'en demeure pas moins fier de son modeste parcours estudiantin. Ses ambitions demeurent celles d'un adolescent, et ses envies peuvent paraître dérisoires. « Dans le futur, je m'imagine continuer les grosses soirées d'un côté, et le jeu en ligne de l'autre. »

Tandis que Paul me montrait une respectable liasse de billets, il m'a dit : « Ça, c'est l'argent que j'ai gagné grâce à mes paris sportifs. J'ai vu juste : j'ai empoché le pactole. »

Mais parmi ces parcours mitigés de fils de riches, le plus intéressant est sans doute celui de Paul. Paul ressemble à une caricature. Je ne doute pas que vous ne me croirez pas en lisant ce qui va suivre, et pourtant c'est sa vie. Paul parie. Paul adore les paris en ligne, et il dépense jusqu'à un millier d'euros par mois pour ça. Et ce qu'il adore par-dessus tout, sur l'argent qu'il gagne (des fois) grâce à ça, c'est retirer sa plus-value en liquide pour la montrer autour de lui. C'est en tout cas la vision sinistre à laquelle j'ai eu droit tandis que je le rencontrais pour la première fois depuis plusieurs années.

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Tandis que Paul me montrait une respectable liasse de billets, il m'a dit : « Ça, c'est l'argent que j'ai gagné grâce à mes paris sportifs. J'ai vu juste, j'ai empoché le pactole et j'ai voulu voir "en vrai" tout ce que j'avais gagné. C'était une semaine faste. » Sirotant une pinte en ma compagnie, il m'explique toutefois que son père l'engueule quelquefois, lorsqu'il a le malheur de dépenser trop d'argent. Je comprends vite que son père l'aide énormément niveau thunes. « Je t'explique, m'annonce-t-il, je bosse dans les assurances, donc même si je travaille depuis pas longtemps et pas à un très haut poste – j'ai juste une licence, aucune spécialisation –, je gagne, en restant ici, correctement ma vie. Et puis, mon père comble ce que j'appelle mon "manque à gagner" chaque mois. » Lorsque je lui demande ce qu'il entend à travers l'expression mystérieuse de manque à gagner, Paul répond à côté. I finit néanmoins par reconnaître l'essentiel. « En cumulé, cela me fait un salaire autour de 4 000 euros. Assez pour faire ce que je veux. » En effet.

Collage photos de Jim Landlover, via Flickr.

Moralement dégoûté par les choses que j'ai entendues sortant de la bouche de personnes avec lesquelles j'ai été ami étant jeune, mais heureux qu'elles soient enfin sorties de leur bouche – et pas de ma seule interprétation des choses –, j'ai posé plusieurs questions à un sociologue et enseignant à Bordeaux. Celui-ci a tenu à rester anonyme. Je voulais savoir dans quelle mesure cet état de fait, cette désespérance des enfants de la bourgeoisie française, avait existé par le passé. Je lui ai d'abord demandé si cette idée ne pas réussir ses études, et a fortiori de ne pas trouver sa voie, était plus difficile, ou non, à supporter dans les familles aisées.

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« En effet, il y a l'idée d'une reproduction sociale entre classes, idée qui fonctionne encore majoritairement dans toutes les couches de la société française, m'a-t-il confirmé. Elle semble aller de soi dans les esprits. Ainsi, un enfant qui dispose d'importants moyens financiers et relationnels dès son enfance est plus à même de réussir ses études et sa vie future. » Le professeur m'a expliqué que l'idée d'échec – et son corollaire, l'idée de déclassement social –, était vécue bien plus difficilement par les parents que leurs enfants, c'est-à-dire les jeunes hommes que j'ai interviewés.

Lorsque j'ai demandé au sociologue si l'on pouvait quantifier le nombre de ces vilains petits canards de la bourgeoisie française, il m'a répondu que c'était un travail laborieux. « Les outils sociaux sur lesquels on s'appuie sont trop larges pour pouvoir dire quelque chose d'histoires aussi intimes, m'a-t-il dit. Qu'est-ce qu'un "échec", déjà ? L'idée de comparer le métier des parents et celui de l'enfant est délicate à mettre en œuvre, sauf dans le cas où le père travaillerait dans la même branche que sa progéniture. » En outre, ce qui ajoute à la difficulté, c'est le fait que le népotisme soit à l'œuvre dans nombre d'entreprises du secteur privé. De fait, si l'enfant ne bosse pas dans la boîte de ses parents, ce sera celle d'un ami, ou d'une relation importante de la famille. C'est-à-dire qu'ils losent en effet, occupent des jobs subalternes, mais que ce fait demeure invisible aux yeux du monde. C'est le cas de mes interlocuteurs : tous, en plus d'avoir été aidés financièrement, ont été repêchés via le réseau de leurs parents.

Enfin, concernant la plus grande visibilité de l'échec de certains enfants des classes possédantes, elle serait liée, selon le professeur, à un plus grand accès à l'information. Avant, les classes étaient trop séparées : l'échec de la bourgeoisie n'était connu que de ses pairs. « Auparavant, les pères installaient leur fils discrètement dans de bonnes places au sein des cercles du pouvoir. Aujourd'hui, comme avant, deux attitudes se retrouvent : les enfants qui trouvent la volonté d'avoir le même niveau de vie que leur père, aidés en cela par les avantages de leur classe ; et ceux trop bercés par la facilité à laquelle ils ont été habitués, et qui veulent continuer à vivre le mieux possible en travaillant le moins possible. »

Avant de quitter Paul au bar, je lui ai demandé si ça ne le dérangeait pas que son père continue à lui donner de l'argent de poche. En posant cette question, je me suis demandé bien sûr si l'on avait le droit de considérer une somme de l'ordre des 1 500 euros comme du simple argent de poche. En regardant son verre et au bout de quelques secondes, Paul m'a répondu, pensif : « Boah… Je n'y ai jamais trop réfléchi. Mais vu que ça me permet de faire plus de trucs – je prends. »

Aurélien réfléchit sérieusement à l'idée d'avoir un Twitter.