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Frères de sang au Sahelistan

Samuel Laurent s'est fait passer pour un djihadiste pour rencontrer les guerriers syriens. Avant ça, il était avec des islamistes en Libye.

Samuel Laurent avec Mohamed El Gharabi, commandant de la Brigade Rafallah Sati, dans son quartier général. Libye, 2012.

Quand j’ai rencontré Samuel Laurent le mois dernier, il rentrait juste de Syrie ; il venait d’y passer deux semaines pour suivre des types que n’importe quel être humain aurait tout fait pour éviter. Assis devant un plat de pâtes à la ricotta, Samuel m’expliquait, le plus simplement du monde, comment il avait réussi à passer la frontière turque pour rejoindre les brigades armées affiliées à Al-Qaida qui, depuis plusieurs mois, ont supplanté les rebelles de l’ASL dans le combat contre le régime Assad. Ni journaliste ni médecin, Samuel se faisait passer pour un combattant étranger afin de pouvoir rejoindre les zones de combat et approcher au plus près les guerriers salafistes. Tout ça, juste pour écrire des livres.

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Plus tôt en 2013, Samuel Laurent a publié Sahelistan aux éditions du Seuil, un livre sur la situation libyenne après la chute du dictateur Muammar Kadhafi. Pour l’écrire, Samuel a profité de son boulot – qu’il tient à garder secret – pour passer un an en Libye, où il a pu rencontrer différentes brigades islamistes qui s’écharpent aujourd’hui pour le contrôle du pays. C’est l’un des récits les plus clairs que j’aie eu l’occasion de lire sur le sujet jusqu’à présent. C’est aussi un éclairage effrayant sur la situation dans le pays et les velléités prétendument démocratiques des groupes rebelles. Ensemble, on a discuté une heure de la Libye post-Kadhafi ; apparemment rien n’est pire, à part Bagdad.

Laurent Fabius dans les ruines de Tripoli. Photo via.

VICE : Bonjour, Samuel. Vous êtes très discret quant à votre job en Libye ; de quoi s’agit-il ?
Samuel Laurent : Mon travail consiste à faire des pré-études de marché pour des entreprises ou des investisseurs privés qui souhaitent s'implanter dans les zones à risques. Les missions sont toutes différentes. Je travaille souvent pour le même groupe d'investisseurs ; en gros, il s’agit toujours d’opérations dans des pays compliqués – soit au Moyen-Orient, soit en Afrique.

En février 2012, on m'a demandé d’aller en Libye pour voir si les joint ventures (des coentreprises) démarrées entre Kadhafi et des investisseurs privés pouvaient être reprises à moyen terme – les investisseurs privés s'étaient carapatés parce qu'ils étaient accolés à l'ancien régime ; quant à Kadhafi, il venait d'être tué.

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OK ; qu’est-ce que vous y avez fait ?
Au préalable, il fallait évaluer si les conditions étaient réunies pour pouvoir travailler. Y avait-il une autorité avec laquelle dealer ? Je me suis vite aperçu que ce n'était pas le cas. Quand je suis arrivé sur place, j’ai vu qu’il y avait un petit itinéraire tout tracé pour les journalistes qui allaient à Tripoli, à Misrata puis à Benghazi, afin de rencontrer les rebelles et ceux à qui Kadhafi avait fait du mal.

Vous avez suivi cet itinéraire ?
Non, jamais. À cette époque, on pouvait encore circuler librement en Libye. Il n'y avait pas d'autorité centrale donc personne n'était là pour vous contrôler.

Et aujourd'hui ?
C'est terrible. Depuis deux ans, la Libye survivait malgré le chaos. Aujourd'hui, les raffineries de pétrole sont bloquées. Les Toubous [une ethnie nomade du Sahara oriental] gardaient les champs de pétrole sans jamais être payés. Ensuite, la brigade de Zintan [première ville à s'être ralliée à la révolution libyenne] a cherché à récupérer les sites pétroliers pour les garder et les sécuriser. Ils se sont mis à dos les Toubous et ça a créé un problème tribal entre les tribus de l'Est, soutenus par les gens de Misrata [ennemis jurés de Zintan] et les tribus du Sud, les Toubous, qui n'étaient soutenus par personne. À l'heure actuelle, c'est un chaos total. La Libye doit maintenant importer du mazout et du gazole pour alimenter les centrales électriques et ne pas laisser le pays plonger dans le noir.

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Aujourd'hui, c'est à Benghazi qui ça va le plus mal. C'est politiquement incorrect de le dire mais les brigades Ansar el-Charia et Raffalah Sati maintenaient l'ordre dans la capitale. Aujourd'hui, tous ces gens ont été affaiblis – ou sont partis – et les munitions sont aux mains des trafiquants qui les revendent dans la rue.

Samuel Laurent avec Abdelhakim Al Assadi, émir de Derna, 2012. Résidant en Afghanistan lors de l'invasion américaine, il sera arrêté puis interrogé par la CIA qui le considère comme « proche des Talibans ». Il a participé activement à la libération de Derna pendant la révolution de 2011.

On peut acheter des armes facilement à Benghazi ?
Tout à fait. Il y a un souk où vous trouvez n'importe quelle arme. On m'en a d'ailleurs proposé une mais c'est un peu cher. On trouve aussi de la drogue, des armes. Avant, il y avait des barrages, des check points. Aujourd'hui, il n'y a plus rien. Les gamins passent leurs soirées à faire des burns en moto dans la rue.

Depuis le ralliement d'Abdelhakim Belhadj [commandant libyen et légende vivante] à la brigade Misrata, cette dernière tient la totalité de la côte méditerranéenne, de Tripoli à Benghazi. Lorsque quelqu'un se fait tirer dessus dans la rue à Derna, personne ne va broncher. Il n'y a plus de police, plus de structure. La brigade Zintan – laquelle détient le fils de Kadhafi, Saïf al-Islam – est aujourd'hui retranchée dans les montagnes et n'a plus aucune emprise sur ces villes.

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Vous avez été témoins d'affrontements à Benghazi ?
Non. Quand j'étais là-bas, le consulat égyptien a sauté, c'est tout. En revanche, tous mes amis m'ont dit de planquer mon passeport français. J'ai discuté avec un mec, soi disant un ancien général de l'époque Kadhafi, qui m'a dit : « Vous les Français, êtes des chiens d'être venus en Libye comme ça. On va apporter la guerre chez vous. Si je veux, je te mets une balle dans la tête tout de suite ». Il faut être cool en Libye.

À l'hôtel, il y avait des mecs qui foutaient le bordel à 3h du matin dans la chambre voisine de la mienne. Dans n'importe quel autre pays, j'en aurais pris un pour taper sur l'autre. En Libye, vous ne dites rien parce : on peut très vite vous tirer dessus.

Vous avez l’impression que le peuple libyen regrette l’époque Kadhafi ?
C'est difficile de répondre pour six millions de personnes. Je dirais que personne n'est satisfait de la révolution. Avant, les gens avaient de quoi se nourrir, s'alimenter en électricité, des routes pour circuler, des écoles. Aujourd'hui, les coupures d'électricité sont très fréquentes, il n'y a plus d'hôpitaux et les voyous sont partout. Par ailleurs, même s'il est indéfendable, Kadhafi n'était pas non plus ce dictateur assoiffé de sang que les occidentaux se sont plu à décrire : les gens n'étaient pas abattus sans raison. Si vous la fermiez – ce que faisait 99 % de la population – on vous laissait tranquille.

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Une faction djihadiste armée au sud de la Libye. Photo via.

Comment Kadhafi arrivait à contenir les groupes qui sévissent aujourd'hui en Libye ?
Il n'avait pas la main légère. Dans l'Est, il bombardait la zone de la Montagne verte et Derna, traditionnellement acquises à Al-Qaïda. C’est de là que partaient les volontaires pour l'Irak. Il y avait parfois des bombardements au napalm, de manière à débusquer les talibans qui se cachaient dans la forêt. L’une des réussites de Kadhafi, c'est d'avoir fait en sorte qu'aucun des problèmes d'islamisme au Sahel n'ait réussi à contaminer son pays ; aujourd'hui, c’est le cas.

OK. Lorsque vous êtes en affaires avec les islamistes libyens, de quelle manière procédez-vous ?
C’est très simple – il n'y a jamais de pièges dans mes questions. Et je sais qu'il faut être patient. Je fais un travail que les journalistes ne font pas par manque de temps. Dans les pays arabes, il faut procéder par introductions successives. Ça devient dangereux lorsque vous essayez de brûler les étapes. En règle générale, peu importe que vous soyez Français ou Américain. Ce qui compte, c'est la façon dont vous appréhendez les gens. Je considère qu'il y a des gens bien partout, même chez les islamistes les plus radicaux.

Par ailleurs, ce n'est pas la peine de venir en Libye en tant que défenseur des valeurs occidentales ; vous risqueriez de vous faire égorger.

Quel rôle joue le fondamentalisme religieux dans la situation actuelle ?
Les religieux du Nord sont généralement des Arabes qui ont passé du temps en Afghanistan, au Pakistan, en Irak, etc. Ils sont, je trouve, très honnêtes. Vous pouvez aller chez eux tranquillement sans risquer de vous faire kidnapper. Ils sont bien plus intègres que les gens du Sud qui eux, sont des pirates – Aqmi, le Mujao et Ansar Dine.

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Samuel avec quelques potes à Oubayri, au sud de la Libye, 2012.

Vous avez rencontré les gens d’Aqmi ?
Je n'ai pas encore rencontré directement leurs chefs, non. Ce sont des rendez-vous un peu particuliers. Si on me dit d'aller dans le Sud pour les rencontrer, très franchement, je n'y vais pas sans une escorte à peu près équivalente à ce que je vais trouver en face. On peut aller dans le Sud mais il faut y aller avec les bonnes personnes ; les Toubous n'ont rien à voir avec Al-Qaida tandis que les Touaregs du Sud, si. Je ne sais pas pourquoi les Français les adorent, d’ailleurs.

Comment ça ?
Au Mali, par exemple, l’armée française a adopté une mauvaise position en chouchoutant les Touaregs. Ils seront toujours du côté des islamistes. Les islamistes du Sahel vivent du trafic et les Touaregs aussi, c’est pourquoi il y aura toujours collusion entre les deux.

Revenons aux djihadistes libyens, quels sont leurs revendications ?
Ce sont des gens qui, pour la plupart, n'ont pas de visée autre que la Libye. À 95 %, les chefs de ces groupes ne sont pas pour le Califat islamique mondial. Ils ont toujours regardé l'intervention française avec beaucoup de méfiance car ils sont réalistes et savent que c'est une histoire de pétrole. Ces gens sont obnubilés par l'ingérence étrangère, il la voit partout. Ils voient la main du Qatar, des États-Unis, de la France et d'Israël dans à peu près tout ce qui se passe en Libye. Le discours n'a rien de très surprenant car c'est celui d'une très grande majorité de Libyens qui veulent eux-mêmes vivre sous la loi islamique ; les gens vous disent « Oui, on veut la lapidation, les mains coupées, la peine de mort, etc. »

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Il existe quand même plusieurs courants dans l'Islam. Le soufisme est, par exemple, bien plus modéré.
Les soufis n'existent plus en Libye – on rase leurs mosquées ! J'étais à Tripoli avec des gars de l'ambassade de France pour prendre un café à l’hôtel, et un bulldozer était en train de détruire la mosquée soufie de l’autre côté de la rue. L'été dernier, la maison d'un imam soufi a subi deux attentats à la bombe dans la même journée ! La quasi totalité de la Libye est aujourd'hui salafiste.

Cela dit, il faut arrêter de stigmatiser les salafistes comme on le fait en France. Ce n'est pas parce que le mec a une barbe qu'il va venir bouffer vos gosses. J'ai des tas d'amis salafistes. Quand des soi-disant spécialistes de l'islam expliquent l'affaire Merah par le glissement de ce dernier dans le salafisme, ça me fait bondir.

Pour votre part, avez-vous rencontré de vrais terroristes en Libye ?
J'en ai rencontré un seul, à Derna. Il faisait partie des gens qui étaient réellement dans l'entourage de Ben Laden en Afghanistan et au Pakistan. Ceux-ci sont revenus en Libye il y a très peu de temps, profitant du chaos politique. Ils ne font même pas partie de la mosaïque islamiste en Libye. Ce n'est pas le même fonctionnement que les brigades actives type Rafallah Sati ou Ansar al Charia. Les terroristes s'occupent moins de la Libye que de l'Europe et du reste du monde. Je suis scandalisé que les bureaux des renseignements internationaux n'enquêtent pas plus sur eux.

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Ils ne sont pas au courant, selon vous ?
Je pense que non. En tout cas, s'ils le sont, c'est encore pire de ne rien faire.

Vous avez déjà eu peur pour votre vie, sur le terrain ?
La Libye, ce n'est pas l'Irak. En Irak, j'ai vu des attentats-suicide, des voitures piégées – même les chauffeurs de taxis sont des indics. À Bagdad, un étranger a la même valeur que dans le Sahel sauf qu'on ne le prend pas pour avoir du fric ; on le chope, on l'emmène, on le fout devant une webcam et on lui coupe la tête.

Le livre de Samuel Laurent, Sahelistan, est disponible aux éditions du Seuil. Achetez-le ici.

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