Chicago a toujours eu cette réputation de ville sans foi ni loi. Si le début du XXe siècle avait déjà été marqué par de nombreux faits divers macabres et règlements de comptes sanglants, la Prohibition et les activités des gangs de l'Outfit et du North Side Mob feront définitivement de la troisième métropole des États-Unis la terre des gangsters et de la violence.Autour des figures des célèbres ennemis Al Capone (le « Balafré ») et Bugs Moran (le « Branque »), les deux gangs se partagent la très lucrative contrebande d'alcool, les escroqueries, les vols et rackets, l'industrie des paris clandestins et autres crimes en tout genre. Grâce à la corruption de politiciens, de juges et de policiers, l'Outfit d'Al Capone, à prédominance italienne, contrôle alors de facto la ville entière – mis à part les quartiers nord, gérés par le North Side Gang, branche de la mafia irlandaise, de Bugs Moran.
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En 1929, plus puissant que jamais, alors qu'il empoche chaque année plus de 100 millions de dollars – l'équivalent de plus d'un milliard aujourd'hui –, Al Capone commandite le massacre de la Saint-Valentin. Considéré comme le dernier grand épisode sanglant de la guerre que se mènent les deux principaux gangs de la ville, l'assaut conduira à la mort de sept membres ou proches du North Side Mob.
La fin de la Prohibition, en 1933, entraînera finalement le déclin des clans mafieux de l'Illinois. Les principaux criminels de l'époque se retrouveront pour la plupart en prison, avant de connaître une fin misérable. Al Capone sera inculpé dès 1931 sous le seul motif d'évasion fiscale, tandis que Moran se fera cueillir en 1946 pour avoir volé 10 000 dollars à un garçon de courses – un butin ridicule comparé aux sommes qu'il brassait vingt ans plus tôt. Une fois sortis de prison, alors que le « Balafré », retiré des affaires, s'éteindra dans sa villa de Miami Beach en 1947 sans jamais être inquiété pour ses autres crimes et ses centaines – voire milliers – de meurtres, le « Branque » commettra un dernier braquage qui le conduira de nouveau en cellule, où il mourra d'un cancer et oublié de tous en 1957.Néanmoins, outre Al Capone, Bugs Moran et leurs hommes de main, Chicago héberge à l'époque de nombreux autres bandits de haut vol. Parmi eux, John Dillinger, célèbre braqueur de banques durant la Grande Dépression, et son acolyte Baby Face Nelson, ou encore Nathan Leopold et Richard Loeb, deux étudiants américains, arrêtés et condamnés pour l'enlèvement et le meurtre d'un adolescent de 14 ans. Près de cent plus tard, « Windy City » comme elle est surnommée est toujours considérée comme la ville américaine la plus gangrénée par les gangs – on compterait aujourd'hui 100 000 criminels répartis dans une soixante de factions différentes.
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« Aucune ville au monde ne peut se targuer d'avoir abrité plus de mauvais garçons et de crimes sanglants que Chicago et – d'une façon un peu malsaine – nous en sommes fiers », explique Rick Kogan, rédacteur en chef du Chicago Tribune, l'un des plus grands journaux du monde au début du XXe siècle.Alors qu'ils fouillaient parmi les archives du Trib et ses 300 000 négatifs, les photo editors du quotidien sont tombés sur quelques-unes des images les plus marquantes de l'histoire de la criminalité dans leur région. Après les avoir triées et retracé leur origine, ils en ont publié un livre intitulé Chicago Crimes, traduit et distribué en France par la Manufacture de livres. Ces photographies – des plaques de verre en 4x5 et des négatifs en acétate –, prises entre les années 1900 et les années 1950, sont pour la plupart inédites et offrent un formidable témoignage sur le photojournalisme de l'époque, quand journalistes et badauds pouvaient aller et venir comme bon leur semblaient sur des scènes de crime, dans les morgues et les tribunaux. « L'accès dont bénéficiaient alors les photographes est vraiment incroyable et si éloigné de ce à quoi nous sommes habitués aujourd'hui, expliquait Erin Mystkowski, photo editor du Chicago Tribune, à Smithsonian.com lors de la parution originale de l'ouvrage. Le concept d'éthique a énormément évolué, tant du côté de la police que de la presse. Dans le livre, on peut voir des officiers soulever un drap sur une scène de crime de sorte à montrer le corps qui se trouve en dessous. C'est une photo que nous ne pourrions plus prendre aujourd'hui et que jamais nous publierions. À l'époque, le journalisme n'avait pas la même signification. »
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En plus de remonter le temps dans la « capitale du crime », les images apportent un point de vue sans précédent sur sa violence, que seuls pouvaient vraiment connaître ses acteurs et principaux protagonistes. Si on y retrouve de nombreux clichés de cadavres et de criminels de tous âges, l'ouvrage illustre aussi les pratiques judiciaires et policières de l'époque. Ainsi, on peut y voir des criminologistes utiliser l'une des toutes premières machines à rayons X – le fluoroscope –, des lieutenants tester de façon totalement suicidaire un nouveau bouclier pare-balles, Leonarde Keeler effectuer une démonstration de son détecteur de mensonges, ou encore un scaphandrier draguer un canal à la recherche d'une arme.« Nous avons parcouru un long chemin depuis cette époque et vivons maintenant dans un monde normé, réputé sûr, dans lequel tous les crimes sont résolus en moins d'une heure de télévision, conclut Kogan en préface de l'ouvrage. Mais le monde réel est, et a toujours été, beaucoup plus sale. » Alors que sa ville connaît une flambée de meurtres et de fusillades, on ne peut que plus que jamais lui donner raison.@GlennCloarecChicago Crimes, la Manufacture de livres, 160 pages, 35 euros