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La théorie critique expliquée aux fainéants

Un guide pour penser de manière compliquée sans fournir le moindre effort.

Si jamais vous décidez de vous lancer dans des études en sciences humaines après le bac, vous devrez sans doute vous plonger dans des ouvrages d'auteurs post-modernes et néo-marxistes dont le style est suffisamment compliqué pour que votre cerveau hurle de douleur au bout de quelques lignes. Ces gens-là appartiennent à la race dite des « théoriciens critiques ».

De toute façon, me direz-vous, je n'ai pas besoin de lire ces auteurs ; il suffit de lire quelques résumés sur Wikipédia – ce à quoi je réponds : pourquoi pas, vous vous en sortirez peut-être. Il n'y a pas vraiment d'intérêt à lire l'intégralité de l'œuvre de ces auteurs, une fois que l'on connaît leurs idées. L'enseignement supérieur ne vaut plus vraiment grand-chose (pas littéralement, malheureusement), et il n'est pas nécessaire d'être  un génie pour obtenir un diplôme en sciences humaines dans une université décente.

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Mais si vous avez envie de travailler un peu plus que le minimum nécessaire, alors pourquoi vous priver de lire des choses incompréhensibles qui n'ont probablement aucun sens véritable ? Après tout, c'est un peu l'essence même des études. Dès que vous aurez terminé, vous oublierez rapidement le sens de tout ce que vous avez appris, mais votre compréhension de la société sera plus instinctive (entendez : vous serez capable de recracher ce que d'autres ont dit de la société). Et puis, ce qui est cool, c'est que vous aurez le privilège de pouvoir dire : « J'ai lu Roland Barthes, et j'ai plus ou moins compris où il voulait en venir ».

Comme de nombreuses choses à l'université, le mieux est sans doute de s'y plonger sans se poser de questions, pour pouvoir y repenser plus tard dans un état de fascination perplexe. « Ah, c'était le bon vieux temps », direz-vous dans un soupir satisfait, lorsque dans 40 ans vous tomberez sur un ouvrage d'Axel Honneth ou de Max Horkheimer.

Pour vous aider, voici quelques-uns des personnages et des situations que vous rencontrerez au cours de votre voyage dans la jungle logique de la théorie critique.

JACQUES RANCIÈRE

Personne n'a plus cherché que lui à expliquer le rôle du spectateur ; le tout dans un style inaccessible. Oui, le spectateur, c'est-à-dire vous qui allez à un concert de Deerhunter ou payez des jeunes filles russes pour qu'elles se déshabillent devant une webcam. Ce qui a gonflé Rancière, c'est que les penseurs avant lui aient considéré que le spectateur n'était pas vraiment capable de déceler les machinations derrière l'illusion théâtrale qu'il voyait représentée – en gros, qu'ils aient estimé que le spectateur faisait juste semblant de rire aux blagues de Shakespeare. Rancière espérait briser le quatrième mur, et cette quête culturelle a en quelque sorte été réalisée grâce au mouvement punk et à Wayne's World.

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LES AUTRES LANGUES
On peut dire que vous êtes foutu. Vous pourrez toujours tenter de vous défendre en rappelant que vous avez eu 16 au bac d'allemand, ça ne vous aidera pas. Les questions posées par Jürgen Habermas sont un poil plus compliquées que « Où se trouve la gare ? » ou « La piscine est-elle ouverte ? ». Il écrit sur la rationalité communicationnelle, l'éthique de la discussion, la démocratie délibérative et la pensée post-métaphysique ; c'est-à-dire sur un tas de choses pour lesquelles Reverso ne vous sera d'aucune aide. Si vous avez la chance d'étudier quoi que ce soit ayant un rapport, même lointain, avec la Rome ou la Grèce antiques (sachant que les intellectuels trouvent toujours un lien avec la Rome ou la Grèce antiques), vous devrez aussi vous farcir du latin et du grec ancien. Le latin a l'avantage d'être écrit dans le même alphabet que celui que vous pouvez trouver au dos de vos jaquettes de DVD de Friends. Le grec est écrit à l'aide d'un alphabet qui vous rappellera cette police complètement inutile dans Word qui se compose de smileys et de signes astrologiques ; je ne peux donc que vous souhaiter bonne chance. Si vous en êtes déjà à quelques années d'études, vous devez être capable de balancer quelques remarques spirituelles en vieux norrois dans vos dissertations sur les épopées vikings pour avoir une chance de monter à bord de mon drakkar. Si votre sujet porte plutôt sur Beowulf, vous devez être capable d'écrire avec l'accent anglais.

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WALTER BENJAMIN ET MICHEL FOUCAULT

Tels Gandalf et le fils homosexuel de Gandalf, Walter Benjamin et Michel Foucault (ci-dessus) sont les magiciens blancs de la théorie critique. Un des ouvrages majeurs de Benjamin, Le livre des passages, n'était pas terminé lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté (et que Benjamin est mort dans des circonstances mystérieuses). Il a donc été conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, où on l'a redécouvert bien après la fin de la guerre. Faites attention à ne pas prononcer Oualtère Binjamin mais bien Valteur Benyamine. Un tas de gens se sont ridiculisés lors de dîners mondains en écorchant son nom. Foucault, lui, doit beaucoup à Benjamin ; mais il est parvenu à se constituer sa propre équipe de disciples qui, des étoiles dans les yeux, n'attendaient que de pouvoir lui lécher le scrotum. Je ne saurais leur reprocher. Il était terriblement intelligent.

UN NOMBRE EXCESSIF DE PROPOSITIONS DANS UNE PHRASE
Quand un intellectuel essaie de dire quelque chose de compliqué ou qu'il essaie d'analyser quelque chose de simple de manière compliquée afin de justifier l'intérêt d'une démonstration inutile, un grand nombre de propositions sont utilisées. Une même phrase peut alors s'étendre sur plusieurs pages. Les idées, ou les affirmations, s'entassent, le lecteur, le consommateur du texte, du produit, se perd, et pourtant, au milieu des autres propositions, se trouve, cachée, la proposition. Au lycée, on vous a probablement parlé de Boileau et dit que « _Ce que l'on conçoit bien _s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». Eh bien il est temps de tirer un trait sur Boileau et sur vos rêves d'avenir. Il n'y a pas de place pour ces conneries de phrases courtes quand on fait de la théorie critique.

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THEODOR ADORNO

Ce vieux râleur est devenu un ponte de la théorie critique et un fervent ennemi de tout ce qui a rapport à l'amusement. Il a eu beau écrire cette phrase célèbre sur l'impossibilité de faire de la poésie après l'Holocauste, et passer sa vie à démonter furieusement les éléments de la culture populaire, son Minima Moralia a quand même fini dans certains Urban Outfitters américains en guise de déco. Il doit se retourner dans sa tombe. En même temps, il l'a mérité : c'était un peu un connard sur les bords.

LA THÉORIE QUEER
Vous n'êtes pas un homme. Vous n'êtes pas une femme. Vous n'êtes pas hermaphrodite. Vous êtes un construit. Affirmer votre genre vous demande constamment un effort. Ces idées ne semblent pas si radicales aujourd'hui, mais avant que Judith Butler les reprenne de Foucault et écrive Trouble dans le genre, elles semblaient farfelues. « Comment ça, me bourrer la gueule avec mes potes est une pratique culturellement enracinée ? T'es en train de me dire que je suis gay, c'est ça ? Tu insinues que je n'ai pas vraiment envie de boire des bières et aller en boîte avec mon meilleur pote Steve, que j'aime beaucoup ? ». Voilà ce qu'aurait sans doute dit un étudiant américain à Judith Butler en 1990. Mais maintenant qu'il a lu Trouble dans le genre, il a fait la paix avec son identité sociale et peut sereinement regarder Sex and the City avec sa copine.

ELAINE SCARRY

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Cette chère Elaine est une intellectuelle américaine vraiment très célèbre (à Harvard, en tout cas). Sa plus grande réussite est son ouvrage The Body in Pain, dans lequel elle parle des différents types de douleur et des manières dont elles nous sont infligées. L'idée centrale du livre est que blesser quelqu'un est mal, tandis que créer quelque chose (n'importe quoi, du moment que cela n'implique pas de douleur) est bien. En agissant ainsi, on « fait » le monde ; mais en infligeant de la douleur, on le « défait ». Du coup, si vous passez votre temps à torturer des gens, vous n'aidez pas vraiment le monde ; mais si vous écrivez un livre sur les gens qui passent leur temps à torturer d'autres personnes, alors vous aidez carrément le monde. Elaine s'est également essayée avec une grande réussite à l'exégèse biblique,  puisqu'elle a comparé la Création à la fabrication d'une table douée de raison qui peut changer de forme quand le temps lui dicte de le faire. Vous savez pourquoi c'est Elaine Scarry qui a écrit ça ? Parce que ça ne vous serait jamais venu à l'esprit. Vous pouvez toujours vous rattraper en partant de cette idée pour réaliser une comédie romantique.

LE POUVOIR
La théorie critique a pendant longtemps consisté à analyser les éléments du POUVOIR, dans toute sa splendeur du tout-en-majuscule-tu-ne-peux-pas-faire-autrement-c'est-comme-ça-que-tu-viens-au-monde-et-ta-liberté-n'est-qu'une-illusion. Les plus mauvais théoriciens critiques en sont restés à l'analyse des structures mises en place par les élites et à étudier comment elles pouvaient servir à contrôler le désir des hommes dans les romans d'Henry James. Enfin, quand ils ne parlent pas de l'idéologie cachée derrière la musique de Beethoven ou du fait que nous sommes tous des lecteurs parce que nous regardons les ingrédients au dos de notre paquet de céréales. D'autres auteurs comme Eve Kosofsky Sedgwick (paix à son âme), à qui l'on doit (ce n'est pas une blague) Jane Austen and the Masturbating Girl ont délaissé le domaine du POUVOIR pour plutôt démontrer que « le monde est fait de plusieurs nuances de gris  ». Mais pendant ce temps, leurs disciples ont continué à écrire des choses inintelligibles affirmant par exemple que Gilbert Osmond dans Le portrait d'une femme était un précurseur de Donald Rumsfeld.

Voilà, mes amis, vous avez pu jeter un coup d'œl par le trou de la serrure du château de la théorie critique. Avant même de vous en rendre compte, vous aurez découvert les formes de terrorisme existant au sein de votre famille, analysé la place de l'autorité dans la littérature contemporaine, et établi un lien pertinent entre le livre que vous lisez et le fait de faire votre sieste en public. Vous vous direz : Oui, c'est vrai, je me suis toujours demandé pourquoi j'agis comme je le fais, et maintenant je sais que c'est à cause du fonctionnement de la société, qui est parfaitement bien expliqué dans ce livre qui parle de politique du genre et des romans de William Faulkner. Et le jour où vous penserez ça, vous serez enfin nés.

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