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LE NUMÉRO HIN, HIN, HINHIN, HINHIN

L’histoire la plus gay qu’on ait jamais entendue

Mais pourquoi le New Yorker a-t-il refusé la cover de Robert Crumb ?

En juin dernier, je suis allée à la Biennale de Venise avec la ferme intention d'interviewer les plus grandes stars de l'art contemporain pour une émission que j'anime sur le net. Malheureusement, aucune d'elles n'a voulu me parler. Ou du moins, leurs managers pensaient que je n'étais pas digne de leur précieux temps.

Là-bas, je me suis frayé un chemin parmi un groupe de journalistes qui glandaient près du tapis rouge et qui s'apprêtaient à choper le très acclamé Christian Marclay. Il n'arrêtait pas de dire qu'il n'avait aucune idée de la façon dont ramener chez lui le précieux Golden Lion (le prix récompensant le meilleur artiste présenté à l'exposition principale). Je me suis bien gardée de lui dire que s'il voulait, il pouvait le laisser dans l'un de mes sacs. Plus tard, j'ai vu le Suisse bizarrement fagoté Thomas « Hershey Highway » Hirschhorn, artiste talentueux certes, mais peu rompu à l'art de la conversation. Il n'avait strictement rien à dire. À la limite, la seule rencontre qui ait abouti sur un véritable échange fut celle avec John Waters, dont l'attachée de presse avait passé une après-midi entière à s'excuser de refuser mes velléités d'interview. Quand je l'ai finalement eu en face de moi, la seule chose qu'il m'ait dite ressemblait à « hey, dépêchons-nous avant qu'elle ne nous voie ! » juste avant de prendre la pose pour une pauvre photo loupée.

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Dans l'avion qui me ramenait à Berlin, en fouillant mon sac, je suis tombée sur un petit livre rouge dont j'avais complètement oublié l'existence. C'était l'un des catalogues d'exposition de la Biennale, un lot de consolation bien merdique en effet, mais dont j'ai saisi l'utilité en voyant le marque-page coincé entre les pages.

Il était illustré par un dessin couleur de Robert Crumb représentant une drag-queen et une jeune lesbienne main dans la main, en face d'un employé matrimonial assis à son guichet. Côté face, un petit texte mentionnait que le dessin était initialement destiné à faire la couverture d'un numéro de 2009 du New Yorker, mais qu'il avait été finalement refusé pour des raisons non dévoilées. Je fus certes très contente de tomber sur une info si étrange, mais à vrai dire, elle sortait un peu de nulle part.

Excepté ce mystérieux marque-page, cette cover du New Yorker – tout comme Crumb, d'ailleurs – n'était pas à la Biennale de cette année. En revanche, son dessin incendiaire « When the Niggers Take Over America » (initialement publié en 1993 dans un numéro de Weirdo) était exposé en quatre par trois. Quelque chose ou quelqu'un voulait-il passer sous silence cette malencontreuse controverse ? Je m'imaginais Sy Hersh sortant de son appartement, les mains dans les poches de son trench-coat, éructant : « Planquez ce truc dans un livre que personne ne lira jamais, jamais ! »

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Avant de m'aventurer plus avant dans ma théorie conspirationniste, j'ai décidé d'entrer en contact avec Robert Crumb lui-même, histoire de le faire parler de cette cover refusée. S'il existe un fait universel, c'est bien l'incapacité de Crumb à se taire quant à ce genre de trucs.

VICE : Récemment, je suis tombée sur un marque-page avec l'une de vos illustrations, apparemment inédite. Je l'ai chopé à la Biennale de Venise.
Robert Crumb : Un marque-page ? Je ne sais rien à propos de ce marque-page.

Dans le Pavillon danois, ils mettaient à disposition un petit bouquin nommé Speech Matters, comme le nom de l'expo. Dedans, on pouvait lire plein de faits chiants à propos des artistes présentés, mais dans mon exemplaire était inclus un marque-page sur lequel était dessiné un couple transgenre en train de remplir des papiers de mariage.
Ils me l'ont envoyé, ce bouquin.

Mais ils ne vous ont pas envoyé le marque-page ?
Non. J'imagine que le refus du New Yorker vous a énervé.
Je suis quelqu'un de privilégié, je n'ai pas besoin d'argent. Dans les bureaux du responsable photo du New Yorker, on peut voir affichées toutes les covers refusées par le magazine. Parfois, on retrouve même deux covers rejetées pour le même numéro. Je ne connais pas la procédure habituelle pour ce genre de choses, je sais juste que c'est David Remnick, le rédacteur en chef, qui prend les décisions.

Et le New Yorker a retravaillé avec vous depuis ?
Ouais, Françoise [Mouly, directrice artistique] continue de me filer ces lettres types qu'elle envoie à tous les artistes qui travaillent avec eux. C'est toujours genre : « OK, voilà les sujets potentiels pour les prochaines covers. » Ils envoient ça deux, trois fois dans l'année. Mais c'est une lettre type hein, pas une vraie lettre.

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Ils se sont excusés, finalement ?
S'excuser ? Ce n'est pas un truc qu'ils ont l'habitude de faire. Mais si jamais je bosse pour eux à nouveau, j'exigerai de connaître leurs critères d'acceptation ou de refus avant de leur filer mon boulot. L'illustration que je leur ai fournie, elle ne peut marcher que pour une couverture de magazine. Et nulle part ailleurs. Ceci dit, ils m'ont payé pour ça – et pas mal d'argent, en plus. Je n'ai pas à me plaindre, hein. Quand j'ai demandé à Françoise ce qui se passait avec la cover, elle m'a répondu : « Oh, Remnick ne s'est toujours pas décidé… » et apparemment, il a changé plusieurs fois d'avis. J'ai demandé pourquoi ; elle ne savait pas. Plusieurs mois ont passé. Puis un beau jour, on m'a renvoyé le dessin – sans explication, rien.

Vous pourriez nous dire à quel genre appartiennent les gens sur la cover, ou ça briserait une sorte de secret ?
Le secret n'est pas là ; c'est de ça que dépend toute l'histoire. Il est ridicule d'interdire le mariage gay parce que justement, comment savoir à quel putain de genre appartiennent les gens impliqués ? Ça peut être n'importe quoi – un shemale qui se marie avec un transsexuel, ou que sais-je ? Interdire leur mariage parce que quelqu'un n'aime pas l'idée qu'ils aient le même sexe, c'est ridicule. C'était l'idée même de la cover : on est devant le bureau des mariages, et le type qui y bosse est incapable de dire s'il regarde un homme et une femme ou deux hommes ensemble. C'est qui, ces gens ? Impossible de savoir ! Au départ, je voulais que les deux aient l'air androgynes, qu'ils n'appartiennent à aucun genre. Une fois à la télé, j'ai vu une personne qui luttait contre les distinctions entre sexes, et il était impossible de déterminer s'il ou elle était homme, ou femme. Je voulais vraiment faire un truc comme ça, mais quand j'ai commencé à dessiner, je me suis aperçu que c'était juste chiant. J'ai donc décidé de rendre le truc un peu plus « évident ».

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Une drag-queen et une camionneuse, en train de se marier.
Peu importe qui ils sont, en fait.

Vous pensez que les gens du New Yorker sont homophobes ?
Je crois que c'est tout l'inverse. Le New Yorker est bien trop politiquement correct, et terrifié à l'idée d'offenser certaines personnes. Quand j'ai demandé à un ami gay, Paul Morris : « Si jamais tu tombais sur cette cover du New Yorker, tu te sentirais offensé ? » il m'a répondu : « Je l'afficherais dans mon salon ! »

Vous savez s'ils ont commissionné un autre artiste pour illustrer le sujet – le mariage gay ?
Le même sujet ? Non, je ne crois pas. Je pense qu'ils ont tout simplement abandonné l'idée. Une fois que le sujet est passé de mode, ils l'oublient. Je ne demande pas d'excuses, mais juste d'être traité comme les autres, tu vois ? La majorité des artistes se plient en quatre pour satisfaire aux exigences des rédacteurs en chef, mais là, c'est un peu trop. Depuis l'époque hippie, j'ai toujours eu le droit de dessiner ce que je voulais. On pouvait publier n'importe quoi dans ces mags. N'importe quoi.

C'est le genre de liberté que peu ont eu la chance de connaître.
Il n'y avait pas d'argent, mais on avait la liberté de faire ce qu'on voulait. On ne répondait à aucune exigence éditoriale. Même quand mes boulots sont devenus populaires, je ne me suis jamais fait censurer. Puis le New Yorker m'a appelé, et quand le New Yorker appelle, c'est quelque chose. Machine de guerre : deux millions d'exemplaires en circulation, bla bla bla, et ils payent super bien. Je m'attendais à certaines restrictions ; pas de sexe, pas de mots grossiers, ou du moins, pas trop de mots grossiers. Tu t'attends à ce genre de trucs quand tu bosses pour une publication mainstream – c'est normal, tu dois faire avec. D'habitude, le New Yorker te demande un premier jet non censuré, puis les mecs éditent en fonction. D'entrée de jeu, je leur ai dit : « Je ne fais jamais ça, je n'aime pas bosser de cette façon. Je vous enverrai le dessin terminé, et c'est à prendre ou à laisser. » Ils ont répondu qu'ils étaient OK avec cette manière de faire.

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Tant mieux.
C'était la première fois qu'ils me refusaient un boulot. Ça ne m'aurait pas dérangé s'ils m'avaient au moins expliqué pourquoi. Sinon, je me borne à essayer de deviner les raisons du rédacteur en chef et…

Et c'est une bonne perte de temps.
D'autant plus que, n'est-ce pas, je n'ai pas tant besoin de boulot que ça ; ou du moins, pas assez pour que je puisse me soucier de si oui ou non, il plaît à M. David Remnick.

OK, passons à autre chose. Vous publiez chez Taschen un projet de bouquin en dix volumes l'an prochain.
En réalité, il ne s'agit que de croquis. Taschen voit tout en grand. Ils voulaient sortir un livre géant avec l'intégralité de mon boulot, un putain de truc de 200 kilos avec dedans tout ce que j'ai fait durant toute ma carrière, mais je me suis dit : « Non, hors de question qu'on fasse ça, oubliez. »

Et pourquoi pas ?
Pourquoi ? Premièrement, vous avez déjà vu ces énormes livres de chez Taschen ? Ils sont ridicules. On ne peut même pas les lire. Vous êtes obligé de poser le bouquin sur un podium, et de tourner les pages comme ces espèces de bibles géantes dans les églises. C'est nul, je ne voulais surtout pas faire un truc comme ça. En revanche un bouquin avec seulement des croquis, OK. En gros, je les ai faits entre 1965 et 2011. Ça fera probablement douze volumes au lieu de dix parce que je suis trop égocentrique pour rejeter mes propres boulots. Je ne sais pas trop quand ça va sortir, cela dit.

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OK, un dernier truc. J'ai entendu dire que vous n'acceptiez plus les interviews filmées, c'est vrai ?
C'est toujours des putains de grosses productions, tu vois ? En fait, si un jour où je suis à New York, quelqu'un me demande : « Est-ce que je peux venir vous interviewer avec une caméra pendant que vous êtes ici ? », alors OK. Mais je n'ai pas envie que des inconnus se pointent chez moi. Je n'aime pas me voir à la télé. C'est une torture d'avoir toutes ces caméras devant la gueule ; et je déteste qu'on me prenne en photo. Je refuse d'être pris en photo par des photographes professionnels. Ils sont toujours agressifs. Je les déteste.

Je dois vous avouer que je suis en culotte à l'heure qu'il est. On aurait peut-être dû faire cette interview par chat vidéo ?
Oh putain, ouais. On aurait dû faire ça par Skype.

J'ai de très, très gros seins, et en fait, je ressemble à peu près aux femmes que vous aimez dessiner.
Et votre cul ? Il est gros, aussi ?

Non, il est plutôt plat en fait. Les gens trouvent ça mignon. Mais ouais, j'ai de très gros seins. C'est ce que le gens remarquent avant de regarder mon visage.
Surtout si vous êtes grande, parce que si c'est le cas, vos seins leur tombent juste sous le nez.

C'est le cas. Je mesure 1 m 77. Je vais devoir vous envoyer des photos de moi un peu sexy, je crois.
Oh, avec plaisir. Vous avez mon adresse ? Je vous la donnerai. Vous allez écrire tout ça ? Surtout, ne faites figurer mon adresse nulle part. Je ne veux surtout pas que des inconnus se pointent devant chez moi.

Surtout s'ils ont des caméras !
Oui, surtout.

Le texte ci-dessous, écrit par R. Crumb, est celui qui apparaissait au dos du marque-page figurant à l'intérieur du catalogue de l'expo présentée au Pavillon danois lors de la Biennale de Venise 2011 : « Le cover editor du New Yorker m'avait suggéré de faire la couverture de leur numéro de juin 2009. Comme le mariage gay était un sujet d'actualité à l'époque, on m'avait demandé une cover en rapport avec le thème. Ce que je fis. Plus tard, le cover editor m'a dit que son supérieur, David Remnick, rédacteur en chef du magazine, était revenu sur son avis après avoir dans un premier temps accepté le dessin que j'avais fait pour eux ; la couv' potentielle avait été rejetée, puis acceptée, puis rejetée une deuxième fois. Ça a duré plusieurs mois. Je n'ai eu aucun retour de leur part pendant un bon moment. Finalement, ils m'ont renvoyé le dessin, sans explication. Remnick ne m'a donné aucun argument valable pour expliquer son choix. C'est pour cette raison que depuis, je refuse de travailler pour le New Yorker. Je me suis senti insulté, moins par leur refus que par leur incorrection. Je ne peux pas travailler pour une publication qui ne donne aucun indice quant à ses modalités d'acceptation ou de refus. Le rédac chef aime bien vous rendre impatient ou quoi ? Je crois que le problème, c'est le pouvoir qu'implique le poste de rédacteur en chef du New Yorker. Il est "conforté" par ce que signifie sa position. Beaucoup d'artistes sont prêts à crever pour avoir la chance de faire une couverture du New Yorker, et c'est pourquoi à ses yeux, ils comptent pour du beurre. C'est tout juste s'ils sont de vulgaires pions. Il n'est pas là pour les comprendre ni pour les respecter. Tout artiste est facilement remplaçable par un autre. Heureusement pour moi, je n'ai pas plus besoin du New Yorker que ça et certainement pas assez pour supporter les traitements de son rédacteur en chef. Qu'il aille au diable ! »