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Culture

Une exposition prend les terroristes français et belges pour des martyrs – et gêne tout le monde

Il y avait des chances que ça déroute pas mal de gens, il faut dire.

Photo via The Other Eye of the Tiger.

Alors que la France et la Belgique tentent de se remettre des attentats les plus meurtriers jamais commis dans les deux pays, un collectif d'artistes danois a eu l'idée un peu casse-gueule d'organiser une exposition centrée sur le thème des « martyrs » en incluant les portraits de trois terroristes des attaques de Paris et de Bruxelles.

Le « Martyr Museum », conçu par six artistes réunis au sein d'un groupe nommé The Other Eye Of The Tiger, mettra ainsi les frères Ibrahim et Khalid el-Bakraoui, qui ont fait exploser des bombes à Bruxelles le 22 mars, et Foued Mohamed-Aggad, un des kamikazes du Bataclan le 13 novembre, au même plan que, entre autres, des gens comme Jeanne d'Arc, Rosa Luxemburg et Socrate.

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Les visiteurs pourront y voir une réplique du fameux gant noir qui a servi à cacher un détonateur lors des attentats de l'aéroport de Zaventem, ainsi que des éclats de bombe. « Un guide parlera de Foued Mohamed-Aggad et des événements au Bataclan, pendant la visite d'une pièce qui sera également remplie de son et de lumière », a expliqué la membre du collectif Ida Grarup Nielsen, qui ajoute que tout sera vu « de son point de vue ». L'exposition se tiendra du 26 mai au 10 juin prochain dans un ancien abattoir de la capitale danoise, dans le cadre d'unfestival de théâtre.

Elle a, comme on pouvait s'y attendre, déjà foutu pas mal de monde en rogne. L'indignation et la colère vis-à-vis de tout ce qui concerne des tueurs écervelés suivant une idéologie obsolète depuis dix siècles sont des réactions aisément compréhensibles. Une plainte a notamment été déposée par Diego Gugliotta, membre du parti de gauche libérale Venstre, au pouvoir au Danemark, pour « apologie du terrorisme ». Le ministre de la Culture danois Bertel Haarder a aussi qualifié l'exposition de « folie ».

Pour Thibault Boulvain, un historien de l'art contacté par VICE, « mettre sur le même plan des personnes ayant vécu dans des contextes historiques, politiques et sociaux extrêmement différents, est problématique d'un point de vue intellectuel. » Il affirme que l'un des dangers de cette exposition réside dans l'égalisation et le manque de recul lié à la proximité temporelle des attentats de Paris et de Bruxelles. « Les artistes font se réunir l'Histoire et l'actualité, ce qui est déjà un pari difficile en soi. »

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La mise en images de la notion de martyr pose également problème. Selon Thibault Boulvain, chercheur à l'Institut National d'Histoire de l'Art que j'ai contacté également, « mettre des photos de ces hommes-là, je n'en vois honnêtement pas du tout l'intérêt. Pour aborder la question de la représentation, il faudrait peut-être en passer par la représentation des désastres en eux-mêmes », suggère-t-il. Les attentats, notamment ceux du 11 septembre 2001, laissent des images si fortes, violentes et sidérantes, que tout le monde les retiendrait. À ce moment, l'art peut intervenir pour jouer un rôle de catharsis.

Les membres de The Other Eye Of The Tiger se sont défendus en expliquant que l'exposition questionne justement la notion de martyr. Qu'est-ce que c'est, en gros ? « Les martyrs d'aujourd'hui sont-ils différents de ceux du passé et, que veut dire "mourir pour sa foi" ? » Car c'est en effet une question de point de vue. Pour un Anglais par exemple, Jeanne d'Arc, qui affirmait elle-même entendre des voix, pouvait tout autant passer pour une folle de Dieu que les terroristes du soi-disant État islamique aujourd'hui. Avant d'être assassinée par des soldats allemands, la marxiste Rosa Luxemburg se voyait-elle comme une martyre, terme religieux ?

Mais ce qui gêne avant tout Thibault Boulvain est la « fétichisation » de cette exposition. « C'est une problématique d'art contemporain. Ce qui est dangereux, c'est que l'objet créé un rapport très émotionnel. C'est quoi ? On fait une sorte de portrait-robot du martyr à partir d'un éclat de bombe et d'un gant ? […] Je ne suis pas sûr que la proposition visuelle ou intellectuelle soit à la hauteur de l'événement », explique-t-il.

L'historien de l'art concède que si l'art a un rôle social évident à jouer, rôle qui se doit d'être subversif afin de provoquer la réflexion, il doit aussi respecter une sorte d'éthique. « On peut parler de tout, aborder toutes les questions, déconstruire les choses, penser – l'art sert à ça et heureusement dans un monde en déséquilibre. Mais il y a aussi une position à avoir sur des questions sur lesquelles on a très peu de recul », ajoute-t-il.

Six mois à peine après les attentats de Paris et un peu plus d'un mois après ceux de Bruxelles, c'est sans doute ce manque de recul de la part des organisateurs de l'exposition qui a tant énervé les commentateurs internationaux.

Patrick est sur Twitter.