Lana Del Rey, critique, Norman Fuckin Rockwell
capture d'écran Youtube
Music

Lana Del Rey et la malédiction des popstars prisonnières de leur image

Son nouvel album « Norman Fucking Rockwell », sorti vendredi, témoigne de la place étrange qu'occupe Lana Del Rey au sein du paysage pop contemporain : toujours un peu à côté.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Il y a une époque où la simple évocation du nom de Lana Del Rey pouvait provoquer des réactions totalement disproportionnées. Dès l’apparition du clip de « Video Games » à l’automne 2011, que certains ont très vite considéré comme le représentant musical ultime de l’ère tumblr, une admiration sans borne s’est aussitôt mise en place, laquelle a duré quelques mois, jusqu’à la sortie du décevant Born To Die, album à l’imaginaire pauvre et aux tics de production qui nous rappelaient aux pires souvenirs du trip-hop. Et là, tout le monde ou presque a aussitôt retourné sa veste comme un seul homme. La faute à des prestations télé plutôt foireuses, mais aussi au fait qu’on découvrait alors que la jeune femme avait déjà sorti un autre album un an auparavant, sous le nom de Lizzy Grant cette fois, et sans l’avoir dit à personne. On accusait Lana Del Rey d’être une coquille vide, un feu de paille, en somme : d’être fake. Ce qui est souvent rédhibitoire dans le fantasme de pas mal de fans de pop music.

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Ancienne pop

Depuis, c’est comme si elle devait se repentir à chaque album, porter la croix de la justification de sa présence dans l’industrie musicale - et accessoirement de sa validité artistique. Ça peut pourtant paraitre un peu bizarre de demander à une popstar qu’elle soit « vraie » : tout le monde sait bien que la pop, c’est de l’artifice, du glamour, de la poudre aux yeux – un contrat dont s’accommodent artiste et public depuis toujours. Mais le moment où Lana Del Rey a explosé, cette charnière bâtarde du début des années 2010, était alors travaillé par deux forces a priori contraires : la rétromanie musicale, ainsi qu'un certain marketing agressif de l’authenticité, personnifié alors par les bonnes petites bières brassées au coin de la rue brooklynoise et à tout ce qui a « une âme ».

Si elle cochait toutes les cases, des références de bon goût à un passé fantasmé (les chanteuses « à voix », les figures tragiques hollywoodiennes à la Marilyn Monroe) en passant par un côté un peu badass, donc a priori avec des aspérités (façon Dusty Springfield mais en plus ghetto), quelque chose clochait tout de même chez Lana Del Rey. C’est comme si on n’était que trop content de trouver la popstar ultime qui incarnait enfin l’époque, et qu’en même temps elle la trahissait quasiment dans la foulée. Rétrospectivement, ce qu’on peut reprocher à Lana Del Rey, c’est un manque de discernement stratégique. Pas son manque de sincérité en soi (ce serpent de mer dont on n’aura jamais fini de démêler les complexités), mais plutôt dans le package de sa sincérité. Comme si, bien qu’elle personnifiât les troubles de l’époque, elle était déjà un peu en retard. Notamment dans une image très codifiée, très popstar (ou movie star) à l’ancienne, du genre de ces acteurs et actrices qui étaient liés à un studio à vie dans les années 50 ou de ces girl bands des années 60 sous le joug de managers-producteurs démiurges et possessifs - Phil Spector pour ne pas le citer, autre influence avouée de Lana Del Rey par ailleurs.

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Depuis huit ans, ces tropes ne varient que très peu dans l’imaginaire de la chanteuse : ses six albums naviguent tous plus ou moins dans les eaux troubles de l’americana à l’ancienne, des icônes cinématographiques des 50’s et 60’s, des fuites vers l’océan en décapotable, des fantômes de Lauren Canyon, des relations toxiques avec des hommes d’âge mûr et des drogues qu’on ingurgite pour faire passer la pilule. Un cahier des charges qui n’a pas véritablement bougé, alors qu’autour d’elle tout semblait changer, l’époque se rendant compte des limites de la quête effrénée de vignettes dévitalisées.

Nouvelle pop

Prisonnière (complice) de sa propre image, c’est l’une des raisons pour lesquelles sa musique a parue pendant longtemps si étrange, si désincarnée, comme si elle semblait peu en prise avec l’époque dans laquelle elle se trouvait. D’autant plus que cette dernière a vite trouvé matière à négocier avec sa nostalgiose carabinée, notamment via l’ironie, des pas de côté post-modernes, et une volonté affichée de jouer avec les codes de son propre récit - tout un tas de mouvements dont semblait incapable l’engoncée Lana Del Rey.

Deux popstars qui sortent à peu de choses près leur nouvel album en ce moment, ont témoigné de ce changement de paradigme, aussi différentes soient-elles dans leur parcours et leur musique. D’une part, Taylor Swift, dont le nouvel album Lover est sorti le 23 août, a donné très vite l’image d’une petite chose fragile qui se fait interrompre en plein discours par Kanye West devant tout le monde lors des MTV Video Music Awards en 2009, country girl qui se mue ensuite en une combattante-entrepreneuse synth pop prête à se battre contre le géant Spotify, et verrouille chaque parcelle de sa communication. Une figure publique tellement rendue tellement officielle qu’on l’a sommée de se positionner politiquement en 2016 lors des élections américaines, certains la suspectant d’être un suppôt de l’alt right US car elle ne s’était pas ouvertement positionnée contre Trump. Elle s’est d’abord abstenue, puis elle a obtempéré : non, elle n’avait pas spécialement de sympathie pour les néo nazis qui la prenaient comme poster girl de la race aryenne, et même qu’elle votait démocrate. Pfiou, on l’a vraiment échappée belle sur ce coup-là.

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Charli XCX, elle, qui sort son nouvel album Charli le 13 septembre, est ouvertement beaucoup plus dans le discours, sur la pop mais aussi sur sa propre musique. Même si sa trajectoire est plus tortueuse, passant de figure trouble de Myspace à des featurings douteux avec Iggy Azalea, elle aussi a décidé de prendre la tangente en 2015, en s’acoquinant avec le producteur plus post-moderne-tu-meurs A.G Cooks de PC Music, et en sortant depuis des mixtapes bien plus expérimentales et conscientes de leur forme que le tout-venant de la pop industrielle. Et puis, elle a un truc d’identification qui fonctionne avec un certain public qui se reconnait dans ses chansons, en assumant son côté shlag, qui porte des bijoux mais qui ne serait pas contre un petit quickie derrière un Tesco. Ce qui n’a rien de révolutionnaire au royaume de la pop de masse. Mais elle en fait son sujet, le problématise, nous dit en creux que tout ce qu’elle fait est intentionnel.

Un exemple : l’un des premiers singles sortis en prévision de son nouvel album, « Blame It On Your Love », se présente comme une pop song classique, avec sa dose de hooks héroïques et de lieux communs hédonistes du genre « faisons la fête comme des sagouins avant qu’il ne soit trop tard ». Et même si les premiers singles dévoilés de son nouvel album montrent qu’elle semble prête à re-rentrer dans le rang, une autre version du même morceau existe, sortie deux ans plus tôt sur la mixtape Pop 2. Sous le nom de « Track10 », le morceau se déploie cette fois de manière bien moins conventionnelle, plus déconstruite et dissonante, avec une structure en montées qui n’exploseraient pas en un refrain fédérateur-type, mais iraient de désagréger sous la production glitchée et souillée d’A.G Cook, qui rappelle alors les expérimentations d’un type comme Daniel Lopatin. L’écoute des deux morceaux à la suite nous montre une artiste avec une conscience aigüe de la liberté formelle qu’elle veut afficher. Soit donc pas exactement la popstar du futur, comme certains voudraient nous la présenter un peu partout, mais la popstar ultime, qui nous présente la pop la plus marchande possible, mais également la possibilité de sa négation.

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Des qualités d’entrepreneuse doublées d’une liberté de ton (en apparence) totale, c’est ce qu’on demande aujourd’hui à toutes les popstars, qui se doivent d’être à la fois leur propre publiciste tout autant que leur propre démiurge artistique. Lana Del Rey, elle, est indubitablement une popstar à l’ancienne et qui aurait comme subitement surgi du passé – elle ne s’en cache d’ailleurs pas, ayant eu même le malheur de déclarer qu'elle n'était pas féministe.

Bouée de sauvetage

Elle aurait pu rester une éternelle figure évanescente et taiseuse, mais vu la volée de bois vert qu’elle s’était prise en pleine face à l'époque de son premier album, on l’a sommée de parler, du moins pour s’expliquer et pour prouver qu’elle était bien humaine. Ça n’a eu strictement aucun intérêt : lire une interview de Lana Del Rey est aussi éclairant sur la mythologie de Lauren Canyon que demander à une Miss France ce qu’il faudrait faire pour garantir la paix au Moyen-Orient. On peut tenter le coup hein, mais on a de grande chances d’entendre des banalités affligeantes.

On peut être surpris, d’une part, qu’elle ait tenu aussi longtemps avec autant d'écrans de fumée - jusque dans sa voix et ses cordes en volutes, dont on n'attend qu’elle ne s’évaporent. Alors que tant d'autres doivent justement leur succès sur leurs coups de guidon permanents et leur peur absolue du vide. Car si le culte s’est un peu éteint, et l’hystérie qui va avec, Lana Del Rey est toujours attendue, même si elle semble faire toujours le même album, toujours la même chanson, depuis dix ans.

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Sur son dernier album sorti vendredi, Norman Fucking Rockwell, elle semble enfin trouver une bouée de sauvetage. Même si les formules restent les mêmes, toujours au bord du précipice, mais un précipice un peu cool, un peu jazzy, un peu desperate housewife qui ne se rend pas compte qu’elle est accro aux opiacés et alcoolique - un alcoolisme mondain, donc ça va. La raison la plus immédiate pour laquelle on se trouve face à son meilleur album est parce qu’elle se débarrasse de certaines béquilles. Il y a moins d’effets sur la voix, les arrangements sont moins filandreux et on a enfin l'impression de ne pas avoir affaire à la même mélasse noyée sous des couches de réverb' et le filtre Twin Peaks. Elle assume même le côté adult contemporary de sa musique, sans doute parce qu’elle vieillit, qu’elle n’a plus peur d’être ringarde. Souvent, cette maturité nouvelle pour un artiste est synonyme de ramollissement, de perte d’enjeux, de moment où on commence à porter des charentaises sans s'en rendre compte. Pour autant, on n'est pas prêt de voir Lana Del Rey faire un duo avec Tony Bennett, contrairement à d’autres qui ont pu se la jouer ouvertement bien plus « radicales ».

Ce qui la place dans une contemporanéité pop très étrange, et plutôt intéressante. Toujours un pied dans l'époque, mais sans y appartenir tout à fait. Toujours un autre dans le rétroviseur, mais trop troublante pour n'être qu'une simple vignette passéiste. Sur ce nouvel album, elle semble enfin prendre conscience que tout s’effondre, que le monde (enfin l’Amérique) est à feu et à sang, tout en restant parquée sur les mêmes tropes - Venice, la Californie, la cannelle. Autour d'elle, sur le circuit musical, il y a désormais d'autres sirènes empreintes de mysticisme pop californien, à l'image de Weyes Blood, dont les tourments ont été exprimés sur disque de manière autrement plus vertigineuse et spectaculaire. Il y a aussi d’autres jeunes pousses qui semblent vouloir éclater tous les formats, comme Billie Eilish, que Del Rey a d’ailleurs très récemment adoubée. Si d’autres spécimens à son image se devaient d’apparaitre prochainement, ce serait la preuve que la pop n'est effectivement plus que forme mutante. Plus les Billie Eilish de ce monde pulluleront, plus Lana Del Rey n'aura plus seulement l'air archaïque, mais de plus en plus anormale, de plus en plus monstrueuse. Ce qui est loin d'être une mauvaise chose, réflexion faite.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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