Kanye West, Jesus Is King, prosélytisme
Crédit : Vincent Vallon
Music

Kanye West, roi de la musique-évènement

Sur « Jesus Is King», le rappeur-producteur se montre moins en prophète éclairé qu'en spectateur de son propre cirque médiatique.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

À une époque, le cas Kanye West semblait réglé pour tout le monde. Producteur visionnaire mais rappeur en carton, son flow claudiquant et laborieux semblait le priver de la possibilité de recevoir un jour les grands sacrements du hip-hop - lequel ne jurait alors que par la virtuosité devant le micro. Mais les temps ont changé, et ce qui était alors considéré comme une sorte de greenwashing rap a laissé place à l’éclatement musical des genres et de leurs enjeux, ainsi qu’à des cohortes d’insta-rappeurs plus rompus aux joies des catwalks de marques de luxe qu’à alimenter la section commentaires de Rap Genius.

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L’ère de l’aplanissement total

Pour le pire comme le meilleur, Kanye West a devancé l’époque. Lui aussi a évolué, mais pas nécessairement avec elle ; plutôt en la forçant à se plier à ses désirs qu’en attendant qu’elle ne s’adapte à lui. Et surtout en ramenant la mise en scène de soi au centre des débats. Ça a un nom, ça s’appelle l’egotrip, qui transforme tous les faits et gestes de son auteur en un évènement en soi. Mais Kanye West a ramené l’exercice sur un terrain inédit. En étant d’abord d’un consensualisme froid et létal, se posant en empereur du milieu en tentant de ramener la Great Black Music dans le giron du hip-hop, à coups de référents plus blancs que blancs (Daft Punk, au hasard) et de samples soul réconciliateurs. Un objectif avoué de plaire à tout le monde, qui a marché un temps. Puis la machine s’est quelque peu enrayée, artistiquement d’abord avec 808s & Heartbreak et son cœur-autotune sur la main, puis à travers la persona de West, pétant progressivement et méticuleusement les plombs, et finissant par se prendre les pieds dans le tapis de sa propre folie des grandeurs.

À la fois cause et conséquence, symptôme et traitement, Kanye West est le bouton sur la fesse du monde de la musique qui explique qu’il soit un des artistes les plus aimés et détestés à la fois aujourd’hui. Avant, il y avait une sorte de dialogue entre la musique et ses conneries annexes, lesquelles servaient pour la première soit de caisse de résonance, soit de cachet, soit de récépissé de l’état mental de leur auteur. Un échange de bons procédés pour tous les artistes déglingués. Mais avec Kanye on est rentré dans une autre ère. Celle de l’aplanissement total, où tout est désormais au même niveau, sa musique comme ses sorties hasardeuses, ses punchlines comme « George Bush n’aime pas les Noirs », « l’esclavage est un choix », « je suis Thom Yorke au strip club » ou dernièrement, « Bernard Arnault est mon meilleur héros », formules étincelantes dont on oublierait presque qu’elles n’apparaissent sur aucun de ses albums. Mais se doivent dans tous les cas de faire évènement pour pouvoir exister.

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Et un évènement réussi, aujourd’hui, ça doit être exécuté de façon millimétrée et déborder du cadre pour qu'on s'en souvienne après. On y attend de passer un « bon moment » tout en espérant la fin du monde. C’est précisément pour ça qu’on se jette sur chaque nouveau disque de Kanye comme un gosse sur ses cadeaux de Noël, et qu’on l’écoute comme on écoute encore rarement un disque religieusement. Des contradictions qui ont marché du feu de Dieu pendant un temps, notamment au moment de la sortie de The Life of Pablo, où le petit jeu médiatique n’a jamais semblé aussi déréglé, faisant autant le bonheur de journalistes déroutés que le cauchemar des grosses huiles de maisons de disques.

Mais depuis un moment maintenant, les disques de Kanye ne se suffisent plus à eux-mêmes, et fonctionnent comme des notes de bas de page des inconduites de leur maître d’œuvre – alors que ça devrait être exactement l’inverse. On le regarde comme on regarde un accident, avec l’inévitable dose de voyeurisme inhérente, tout en sachant que le pilote trimballe potentiellement la meilleure came sur le marché, et que l’appareil n’est pas à l’abri de se fendre d’un looping spectaculaire et inopiné.

De ces temps immémoriaux où la critique le toisait avec le même intérêt qu’on accorde à une demi-molle, lui avait déjà un plan. Sa récente conversion comme chrétien born again est certes son dernier saut médiatique dans le vide, mais n’a rien d’une surprise. En 2007, il sortait déjà le clip pas possible de « Jesus Walks », mégalomanie toutes voiles dehors, tandis que feu Fred Hanak y voyait un « prédicateur du vide, qui parle plus qu’il ne rappe, prêche plus qu’il ne veut ».

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Un génie en intermittence

Jesus is King et ses à-côtés gospel (les Sunday Services, sa demande à ses collaborateurs de ne pas baiser pendant l’enregistrement s’ils ne sont pas mariés) ressemble de prime abord au happening désespéré d’un clown médiatique qui n’a plus beaucoup de tours de passe-passe en magasin. Sauf que c’est plus compliqué que ça. Au lieu de prendre pour argent comptant les conneries proférées par un idiot (aussi magnifique soit-il), on devrait peut-être un peu plus tendre l'oreille, non pour les condamner ou les célébrer, mais pour écouter ce qu’elles ont à nous dire, consciemment ou non, du monde qui les entoure.

Et tant pis si on ne trouve désormais plus que quelques pépites sur le bord de la route pour se sustenter. « On God », sur son nouvel album, est un précipité des intentions disparates et de la confusion qui habitent son auteur. Rare îlot surnageant au milieu d’un océan de morceaux quelconques (on aimerait bien sauver « Every Hour », le gospel illuminé de « God Is », l’outro qui dure 15 secondes ou bien « Water » qui ressemble à du Frank Ocean de 2012, mais rien n’imprime aussi durablement la rétine), produit par le jeune loup Pi’erre Bourne, West y parle de ses couvertures Forbes et du 13e amendement de la Constitution, semble croire dur comme fer à des formules toutes faites et vides de sens comme « You still can be what you wanna be », reste encore et toujours bloqué sur les Grammys, sort des trucs pas possibles comme « Single mothers know they got my heart », et se plaint que les impôts le saignent à blanc, dans une ambiance très leçon de vie édifiante à la Euphoria. C’est à la fois hilarant et désarmant, ce gros bébé qui voudrait tant qu’on l’aime et qu’on aimerait tant entarter.

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Il va même jusqu’à s’absoudre lui-même et les autres, même si on ne sait pas bien de quoi exactement. Ça n’a pas d’importance non plus : on n’a jamais reproché à Brian Wilson (car c’est à ce niveau de pop absolue que Kanye West veut qu’on le juge aujourd’hui) sa ferveur religieuse, ni qu’elle soit dirigée par de mauvaises instances – la drogue, le sexe, la paranoïa, etc. Mais si cette ferveur aveugle pouvait atteindre des hauteurs incandescentes chez l’auteur malheureux de Smile, jusqu’à être gênantes d’impudeur, quelque chose persiste à coincer chez Kanye West. Une mise à distance précipitée par tout un tas de parasitages en tous genres, qui n’enlèvent en rien son génie, mais l’empêchent aujourd’hui de pleinement prendre corps.

Rempli de bondieuseries jusqu’à la lie, d’une sentimentalité écœurante, de coups de trique et de vieilles recettes usées jusqu’à la corde (« Follow God »), Jesus is King est, à la première écoute, un disque qui nous fait dire qu’on n’y comprend plus rien, comme à peu près tous les albums de Kanye West depuis Yeezus. Il faut laisser décanter, la baudruche de l’évènement se dégonfler (ce qui est à peu près impossible, tant elle recouvre tout, la musique et ses à-côtés), pour apprécier ce qu’il s’y trame. Une des raisons qui font que les albums de Kanye depuis cinq ans sont, sinon illisibles, tout du moins en grande partie impénétrables.

Depuis ye, Kanye West est dans le dénuement, une pente qui oscille entre le minimalisme et la décalcification, comme s’il cherchait dans le même mouvement à trouver une forme de vérité ultime et à se retirer. On lui en saurait gré dans un sens, car ce sont aujourd’hui les disques les plus courts qui sont les plus prégnants. Mais pas sûr qu’on revienne autant à Jesus Is King qu’à, au hasard, Some Rap Songs de Earl Sweatshirt il y a tout juste un an, lequel passait lui aussi sous la barre de la demi-heure.

« I hate being bipolar / it’s awesome » : ce mantra tiraillé publié sur la pochette de son dernier album il y a un an et demi est aujourd’hui une corde que Kanye West semble tirer à l’infini, et qu’on n’a jamais été aussi près de lâcher. Avant de passer simplement à autre chose.

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