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Culture

De la guerre civile aux César : le parcours d’un réfugié politique tamoul

Antonythasan Jesuthasan est l'acteur principal de « Dheepan » de Jacques Audiard. Avant cela, il a fui le Sri Lanka, alors en guerre.
Dheepan, Jacques Audiard (2015). Photo : Paul Arnaud/Why Not Productions

Ils sont là, dans le métro, à la plonge des restaurants, dans les rues à tenter de nous vendre maïs, fruits et légumes. On ne soupçonne pas leur vie d'avant – celle qui les a menés ici, en France, à vivre dans la galère, à enchaîner les emplois au noir payés une misère. Ils s'entassent souvent dans des appartements minuscules avec l'espoir de s'en sortir et la volonté d'aider leur famille restée au pays. Eux, ce sont les réfugiés politiques, économiques, ceux qui fuient la guerre et le chaos. Le premier livre en langue française d'Antonythasan Jesuthasan, intitulé Shoba, itinéraire d'un réfugié et écrit en collaboration avec la journaliste et écrivaine Clémentine Baron, nous offre un aperçu de la vie de l'un de ces damnés de la terre, qui a fini par triompher à Cannes, avant d'être nommé aux César 2016 dans la catégorie « meilleur acteur ».

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Le protagoniste de Dheepan de Jacques Audiard, qui a vu le jour sur une petite île située au nord du Sri Lanka, évoque dans cet ouvrage la guerre civile ayant opposé les Tamouls aux Cingalais de 1983 à 2009, la désillusion face au principal mouvement séparatiste tamoul dans lequel il s'était engagé – les Tigres de libération de l'Îlam tamoul –, l'exode en Asie du Sud-Est avec l'espoir de trouver un travail décent, puis son arrivée sur le territoire français. Il décrit les souffrances physiques et psychologiques auxquelles il a fait face, les tortures pratiquées autant par les autorités cingalaises que par le mouvement séparatiste tamoul, ainsi que la violence des bandits sud asiatiques, et celle des autorités hexagonales.

Jacques Audiard, Antonythasan Jesuthasan et Kalieaswari Srinivasan, lors de la cérémonie de remise de la Palme d'Or pour Dheepan, au Festival de Cannes, en 2015. Photo : Regis Duvignau/Reuters

Ce survivant offre un récit juste et simple de son combat pour survivre, et lève le voile sur les conséquences désastreuses du conflit armé au Sri Lanka. On vous offre un extrait du livre, publié au Livre de Poche, qui nous rappelle qu'en 2016, une personne a dû quitter son foyer sous la contrainte toutes les trois secondes.


La désillusion

Nous subissions de nombreuses pertes. Bientôt embarqués dans l'engrenage de la vengeance, nos chefs nous ont ordonné d'attaquer les villages cingalais aux frontières de la zone tamoule. « Tirez sur tout ce qui bouge ! », tel était l'ordre de ces raids punitifs. Comment en étions-nous arrivés là ? Aveuglés par la violence, rendus sourds par la discipline de fer qui régnait dans le mouvement, nous foncions tête baissée… Dans ces cas-là, tu n'es plus toi-même. Tu n'es même plus un homme, tu es un soldat.

Plus de deux cents civils ont péri sous nos balles. Nous étions censés nous battre pour être indépendants, pour créer un État socialiste où tous seraient égaux. Et maintenant, notre mouvement tuait des familles cingalaises ? Ce n'était plus de la rébellion, ce n'était rien d'autre que du racisme. Notre leader, qui nous dirigeait depuis l'Inde, devenait paranoïaque, assoiffé de pouvoir, c'était une vraie dictature. En avril 1986, Velupillai Prabhakaran a décidé que le LTTE devait détruire les autres mouvements séparatistes. Nous avons commencé par la TELO (Tamil Eelam Liberation Organization), dont des centaines de membres ont été assassinés. Nos supérieurs nous répétaient que ces mouvements étaient dangereux pour nous, qu'ils étaient corrompus. Je sentais bien que c'était injuste. Pourtant, encore une fois, j'ai participé aux combats, j'étais un soldat. D'ailleurs, le mouvement ne supportait aucune critique, et ceux qui osaient s'opposer à lui trouvaient la mort. Ce fut d'abord une poignée de personnes, puis bientôt des centaines. Des écrivains, journalistes et universitaires qui critiquaient publiquement le LTTE furent kidnappés et assassinés. Dans les villages ou dans les médias, l'opinion publique commençait à tourner. Au sein des combattants également, il devenait de plus en plus dur de se voiler la face. Ma désillusion était terrible. Dans quoi m'étais-je engagé ? Et maintenant, que pouvais-je faire ? La fuite était la seule solution. Il n'y avait pas de démocratie au sein du mouvement et on ne pouvait pas communiquer avec les leaders. Alors, je suis parti. J'ai laissé toutes mes affaires, mon arme, ma carte d'identité et je suis rentré chez moi.

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Ma famille était heureuse de me revoir. À part la brève entrevue avec mon petit frère, je ne les avais pas revus depuis trois ans ! Je ne leur ai rien expliqué, j'ai juste annoncé : « J'ai quitté le mouvement », et ils ne m'ont posé aucune question. On n'a pas fêté mon retour, ils m'ont accueilli simplement et la vie a repris son cours comme si rien ne s'était passé. Pendant quelques jours, j'ai connu le repos, malheureusement ça n'a pas duré… Des membres du LTTE sont venus chez moi et m'ont demandé pourquoi j'étais parti. Je ne pouvais pas leur avouer que c'était pour des divergences politiques, j'aurais signé mon arrêt de mort : on ne pouvait pas critiquer le mouvement. J'ai donc prétexté que ma famille était pauvre, qu'il fallait que je les aide, et que j'avais décidé d'aller travailler en Arabie Saoudite. C'était crédible, de nombreux jeunes agissaient ainsi pour soutenir leurs parents. Ils ont fait mine de me croire et sont partis.

Une semaine plus tard, tandis que j'étais au café du village, un camion militaire est arrivé en trombe. J'ai reconnu un véhicule du LTTE. Quatre ou cinq hommes en sont sortis, l'arme à la main. Je les connaissais tous. Le chef du groupe s'est avancé vers moi et, sans prononcer un mot, m'a donné un violent coup de crosse au visage. Puis il m'a ordonné de grimper dans le véhicule :

– Monte, on t'a dit, tout de suite !

Je ne comprenais pas ce qui se passait, mais je les ai suivis sans opposer de résistance. Ils m'ont conduit en prison et m'ont soumis à un interrogatoire à propos d'explosifs :

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– Où sont-ils ?

Je ne savais pas de quoi ils parlaient.

– Hier soir, tu es venu dans le camp et tu as volé des mines.

C'était faux ! J'ai nié, mais rien à faire… J'ai compris qu'ils savaient pertinemment que j'étais innocent, que cette histoire de vol n'était qu'un prétexte. Pendant deux semaines, je suis resté enfermé. J'ai été torturé, questionné, tout cela pour rien. Ils me punissaient d'avoir abandonné le mouvement… J'ai eu beaucoup de chance de m'en sortir. Les clients qui étaient au café lors de mon arrestation ont rapidement alerté le reste du village. Les habitants me connaissaient bien et, même s'ils ignoraient la raison de mon arrestation, ils sont venus à mon secours. Ils se sont présentés au camp, tous ensemble, pour demander ma libération, même le prêtre était là ! Le LTTE a fini par accepter à condition que je renonce à toute activité politique pour le restant de ma vie.

Je suis retourné auprès de ma famille. Je sentais le regard des autres et la honte peser sur moi. J'avais été le leader LTTE de ce village, j'avais embrigadé beaucoup de jeunes garçons et maintenant je quittais le mouvement sans explications ? Les gens ne comprenaient pas. Je ne pouvais pas me justifier, car, si le LTTE entendait que je critiquais son fonctionnement, il m'aurait tué sans hésiter cette fois ! Petit à petit, je me suis renfermé sur moi-même. Je ne sortais jamais de chez moi. C'est pendant cette période de grande solitude, à dix-neuf ans, que j'ai commencé à écrire des poèmes et des nouvelles. Ma colère ne s'était pas éteinte, mes textes critiquaient toujours le gouvernement du Sri Lanka.

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Six mois ont passé, puis, en juillet 1987, un grand changement s'est produit. Les gouvernements indien et sri lankais ont signé un traité de paix. L'aide que l'Inde apportait à la rébellion a immédiatement cessé et des forces militaires indiennes ont débarqué sur nos terres pour « maintenir la paix ». Les premiers mois ont été calmes, et beaucoup de Tamouls en ont profité pour quitter le pays – on se doutait tous que la guerre allait recommencer –, ils partaient au Canada ou en Europe.

Ma famille ne voulait pas partir. Je devais les aider financièrement, et pour cela reprendre les études ! J'ai écrit une lettre d'excuse à mon grand frère. Je lui ai dit que je n'étais plus au service du LTTE, et que maintenant je voulais étudier. Je lui ai demandé de l'aide. Il était réfugié politique en Allemagne, il n'avait pas une très bonne situation. À ce moment-là, il travaillait dans une usine de voitures et envoyait déjà un peu d'argent à notre famille pour que l'on puisse s'acheter à manger. Pourtant, il n'a pas hésité une seconde à m'envoyer 1 000 marks. Cela représentait une sacrée somme au Sri Lanka ! Chandran avait été contraint d'arrêter l'école à douze ans pour aller travailler à Colombo. Il n'avait pas eu la chance d'étudier, alors il ne voulait pas que je rate cette occasion. Avec son argent, je me suis acheté un vélo, deux chemises, les fournitures dont j'avais besoin, puis je me suis inscrit dans une école privée d'informatique à Jaffna. Croyez-le ou non, pendant toute la durée de cette formation, je n'ai jamais touché à un ordinateur ! On n'avait que des cours de théorie, et on apprenait à coder à la main, avec du papier et un crayon. L'informatique ne me passionnait pas, et je n'y comprenais pas grand-chose, mais c'était une filière d'avenir.

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Mes études ont été de courte durée. Trois mois plus tard, en octobre 1987, le LTTE a déclaré la guerre aux militaires indiens – leurs anciens alliés – puisqu'ils étaient désormais de mèche avec l'ennemi. Une vague d'horreur sans précédent a déferlé sur le pays. L'armée indienne nous bombardait sans relâche, pillait les villages. En moins de deux mois, il y eut plus de deux mille morts, sans parler des viols et des vols… C'était un massacre ! Les premiers temps, mon village a été épargné, l'armée indienne restait sur le continent. Malgré tout, nous souffrions des conséquences de la guerre. Les commerces baissaient leurs rideaux, il n'y avait plus de riz, plus de sucre, plus de lait… Les écoles étaient fermées, il n'y avait plus de travail. On restait cloîtrés à la maison. Ces violences ont duré huit ou neuf semaines, pendant lesquelles les Indiens ont récupéré le contrôle de toute la zone tamoule. Ce territoire que nous avions gagné au prix de notre sang, année après année, il n'avait fallu qu'une poignée de jours à la puissante armée indienne pour le reprendre…

© Librairie Générale Française, 2017


Shoba, itinéraire d'un réfugié est disponible au Livre de Poche.

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