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Culture

Nina Allan est la vraie réussite de la rentrée littéraire

Et on vous file l'un de ses textes pour vous en convaincre.
Image : Phenomena (Dario Argento, 1985)

C'est toujours la même rengaine, sempiternel enchaînement de mélioratifs censés pousser le consommateur/lecteur à l'achat : prix Goncourt, café de Flore, best-sellers, chèque de 10 euros, jury, Drouant. Les litanies et les marronniers satisfont les médias, quelques éditeurs – souvent les mêmes – et certains romanciers. Pourtant, au sein d'une fange conformiste où le meilleur (rare) côtoie le chiantissime (récurrent), certains bouquins se démarquent et s'extirpent de la « rentrée littéraire » – en 2017, 581 romans, des milliers de pages, et un bon paquet de fiascos – pour mieux s'inscrire dans le temps, et être relus lorsque tout le monde aura oublié que lire est une activité de plaisir, bien loin du binge-reading et des soirées huppées.

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Cette année, deux romans s'extirpent sans peine du lot – et ils ne sont sans doute pas les seuls. D'un côté, Jérusalem, bouquin monstre, voué à devenir culte quand bien même peu auront le courage de le parcourir en entier – en ce sens, l'équivalent britannique de L'infinie comédie. De l'autre, La Course de Nina Allan, romancière peu réputée – moins qu'Alan Moore, disons – et qui ne recevra pas les honneurs d'un quelconque jury francophone. Plutôt que de disserter pendant des paragraphes sur ses atouts et son style, on vous file l'un de ses textes, gentiment fourni par la maison d'édition Tristram, qui vient tout juste de publier La Course. Il se nomme Microcosme, traite d'une jeune fille, de ses parents et d'un ermite mystérieux, et il a été traduit par Bernard Sigaud.


C'était un mercredi. Le thermomètre de la voiture affichait quarante degrés. Melody tenait son sac sur ses genoux, la pochette en plastique rouge qui contenait ses possessions les plus importantes : le bloc de papier à lettre chamois et son crayon bleu, le médaillon en verre, un Polaroïd flou de sa meilleure amie, Sara. Elle remua et la peau nue de sa cuisse se décolla avec un craquement du similicuir de la banquette. Elle regarda la nuque et les cheveux bruns de sa mère, les larges mains de son père sur le volant.

« On n'en a plus pour longtemps, dit Douglas Craven. Je boirais bien une bière.

– Une bière ? dit Bella Craven. On aura de la chance si on peut avoir de l'eau potable, avec la vie qu'il mène. » Elle se tourna pour regarder Doug et présenta le profil délicat de son nez retroussé. La ceinture barrait son bras en diagonale. Melody regarda à l'extérieur, peu désireuse d'attirer son attention. Les champs s'étiraient, jaunes et plats, jusqu'à l'horizon.

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« Je ne suis toujours pas sûr que ce soit une bonne idée, dit Doug. On devrait le laisser se décider tout seul.

– Il est incapable de prendre des décisions, dit Bella. Il a besoin de voir un médecin, si tu veux mon avis. »

Melody compta les piquets de clôture au bord de la route. De loin, ils étaient agglutinés comme les chevilles d'un jeu de cribbage, mais en s'approchant ils se séparaient, comme s'ils circulaient sur d'invisibles glissières métalliques. L'espace devant le véhicule semblait s'ouvrir et se remplir de couleurs, à l'image des fleurs séchées que sa mère mettait dans des vases pour décorer les tables.

L'homme qu'ils allaient voir s'appelait Ballantine. Elle ne connaissait pas son prénom ; ses parents ne l'avaient jamais mentionné devant elle. Elle essaya des prénoms sur lui : Dunstan, Waverley, Beresford, des noms qu'elle avait trouvés dans des livres et qui lui avaient particulièrement plu. Elle éprouvait un certain plaisir à manier des mots hors du commun. Elle aimait les motifs qu'ils traçaient dans sa tête.

Les champs furent remplacés par un no man's land de terre nue avec des affleurements rocheux couverts de broussailles. De temps à autre, ils passaient devant une station-service, un entrepôt, ou une poignée de petites maisons aux murs en pierre. Elles avaient des fenêtres grillagées et des panneaux solaires. Melody avait vu un petit tricycle devant l'une d'elles, mais elle avait du mal à imaginer qu'un enfant puisse habiter là, si loin de tout le monde, si loin de la ville. Sa mère se pencha en avant pour chercher quelque chose dans son sac à main. Le dos de sa robe était taché par la transpiration. Ils roulaient depuis plus de trois heures.

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La route plongea et ses virages suivirent les contours de l'ancienne vallée fluviale. La maison apparut sans prévenir. Elle était construite sur ce qui était autrefois la berge d'un lac, mais qui était maintenant un éperon de terrain déchiqueté surplombant une vaste dépression du sol étouffée par des mûriers et des berces géantes. Jadis blanche, elle était maintenant d'un gris sale. Il n'y avait pas d'autres maisons en vue.

Melody croyait que Ballantine serait là pour les attendre, mais l'allée de gravier était déserte. Il n'y avait qu'une camionnette Ford verte. Le châssis était tavelé de rouille et le pare-brise était recouvert d'une épaisse couche de poussière. Apparemment, le véhicule ne roulait plus depuis des semaines.

Le père de Melody s'arrêta devant la maison.

« Ça ne me dit rien qui vaille, observa Bella Craven. Je veux que Melody reste dans la voiture. » Elle croisa et décroisa ses doigts chargés de bagues.

« Je veux jouer dans le jardin », dit Melody, bien qu'il n'y eût pas de jardin à proprement parler – seulement quelques buissons rabougris et une rangée de fûts métalliques noirs cabossés. La pensée de rester dans la voiture lui faisait horreur.

« Elle peut bien se dégourdir les jambes, dit son père. Elle est enfermée dans la voiture depuis des heures et nous avons un long trajet devant nous pour le retour.

– Alors, tu as intérêt à ne pas t'échapper. Ne t'éloigne pas de la maison. » Bella déboucla sa ceinture de sécurité. Ses joues étaient rouges de chaleur. Ils s'étaient arrêtés sur une aire de repos une heure auparavant. Doug était allé à la buvette acheter des sandwichs à la pâte de jambon et une brique de jus d'orange longue durée. Bella avait conduit Melody aux toilettes, mais ne l'avait pas laissée se laver les mains ou le visage car l'aire de repos n'avait pas d'homologation pour l'eau. « Allons, dit-elle à Doug, qu'on en finisse. »

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Le gravier crissa sous ses chaussures. Melody se leva de la banquette arrière et se précipita à l'extérieur. Dehors, l'air était chaud et entêtant, empli de l'odeur âcre des fougères desséchées et de la terre recuite par le soleil. Elle s'approcha du bord de l'allée et contempla ce qui était jadis un lac. Les feuilles rouges des berces semblaient monter en ondulant vers elle, leurs tiges enchevêtrées et luisantes comme une masse de fils électriques à nu. Elles sentaient le caoutchouc brûlé. Melody savait que si on cassait la tige des berces le magma laiteux à l'intérieur pouvait brûler la peau. Elle serra son petit sac à deux mains sur sa poitrine et remonta sur le chemin.

Elle était tendue malgré elle. Elle se demandait où était Ballantine. Sa mère avait dit qu'il avait besoin d'un docteur et elle se demanda si par hasard il n'était pas allé en ville pour en trouver un. Son père avait dit qu'il y avait une ville non loin de là et que c'était l'ancien port fluvial, bien qu'il n'y ait plus grand-chose à voir maintenant.

Il n'y avait pas de sonnette, rien qu'un heurtoir en laiton terni en forme de tête de lion. La mère de Melody frappa trois coups très fort, tout comme la femme flic dans un des films qu'elle avait vus sur la chaîne policière. Melody n'avait pas le droit de regarder la chaîne policière, mais sa mère oubliait parfois de remettre le contrôle parental sur son ordinateur. Il y eut trois échos, comme des coups de feu éloignés, et puis ce fut le silence.

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« Manifestement, il n'est pas là, dit Doug. Il a dû vider les lieux depuis longtemps.

– Non, dit Bella. Il est à l'intérieur. J'entends des pas. »

Puis la porte s'ouvrit et Ballantine apparut. Melody le reconnut immédiatement, comme si elle l'avait vu en rêve, l'avait elle-même créé à partir de son seul patronyme. De taille moyenne, il avait des cheveux brun-gris clairsemés et un nez proéminent qui saillait de son visage comme un bec d'aigle. Ses yeux étaient d'un bleu délavé. Il portait un pantalon gris informe en tweed tout à fait inadapté à la température ambiante. Il manquait un bouton à sa chemise. Il avait été remplacé par une épingle.

« Bella, dit-il, qu'est-ce que tu fais ici ? » Il parlait doucement, à voix basse, et Melody dut tendre l'oreille pour suivre ce qu'il disait. Il recula d'un pas, leur bloquant le passage. Bella croisa les bras sur sa poitrine.

« On peut entrer, non ? dit-elle. On aimerait tous boire quelque chose. » Elle essaya d'entrer de force, espérant peut-être le prendre en défaut, mais Ballantine ne bougea pas. Il regarda l'allée derrière elle, et ses yeux se fixèrent sur Doug, la voiture de Doug, la camionnette Ford verte. Quand il aperçut Melody, il eut comme un mouvement de recul.

« Vous ne pouvez pas boire l'eau, dit-il à Bella. Nous avons été avertis. L'eau a été coupée pendant presque toute la semaine.

– Mon Dieu, dit Bella. Je suppose que tu en as en bouteille ?

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– Je n'en ai presque plus, dit Ballantine. J'ai des problèmes avec la camionnette.

– Alors on va être obligés d'aller en ville, soupira-t-elle. Tu as besoin d'autre chose ? »

Il baissa les yeux. Ses chaussures étaient poussiéreuses et fendillées. « Non, dit-il, je ne crois pas. »

Bella soupira encore, plus fort. « Allez hop ! Remonte dans la voiture », dit-elle à Melody.

Melody perdit courage. Il lui aurait été égal de voir la ville où, avait dit son père, se trouvaient jadis une base navale et une conserverie, mais l'idée d'étouffer dans la chaleur du véhicule était une vraie torture. Elle savait qu'elle allait avoir des nausées, et cette perspective était plus traumatisante que celle d'être laissée seule avec Ballantine. Elle se demanda ce qu'il ferait si cela se produisait, s'il essaierait de lui parler.

Tu n'es pas obligée de lui répondre s'il te parle, songea-t-elle. Tu peux rester assise là au bord de l'allée et regarder la route. « Je suis en train de cuire, dit-elle. Je veux rester ici. » Elle frotta sa sandale contre le gravier et traça un I majuscule dans la poussière.

« Il ne lui arrivera rien, Bee, dit son père. Nous serons revenus dans une demi-heure. »

Bella prit une profonde inspiration et sembla sur le point de protester, puis elle changea d'avis pour une raison ou une autre. « Viens ici, dit-elle. Je ne veux pas que tu entres dans la maison. » Elle fouilla dans son sac et en retira un tube d'écran solaire total. La substance avait une odeur âcre et soufrée, comme l'huile dans une boîte de sardines. La mère de Melody lui en enduisit à pleines paumes les bras, les épaules et le cou. Son chapeau projetait une ombre circulaire comme un trou dans le sol.

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Elle tint Melody à bout de bras un instant puis hocha la tête et remonta dans la voiture. Melody s'assit sur le lit d'herbes sèches et regarda la voiture s'éloigner. On ne l'avait pas souvent laissée seule. Elle se demanda ce qu'elle ferait si la voiture ne revenait jamais. Cette perspective était à la fois effrayante, bizarrement excitante et chargée de possibilités. Elle semblait donner un nouveau sens à sa personnalité, lui ouvrir des régions de son imagination dont elle avait eu des aperçus fugitifs, mais qu'elle n'avait jamais vraiment habitées.

Elle dirigea son regard vers la maison. La porte était entrouverte, mais il n'y avait aucun signe de la présence de Ballantine. Elle songea à la manière dont il l'avait regardée – un mélange de terreur et de joie. C'était comme s'il l'avait reconnue, mais elle savait que c'était impossible. Ballantine ne la connaissait pas. C'était la première fois de sa vie qu'elle le voyait.

Soudain, il apparut. Il tenait quelque chose dans ses mains, un verre plein d'un liquide trouble. Il commença à s'approcher d'elle. Melody sentit son corps se raidir. Elle serra les mains autour de ses genoux. Sa peau se hérissait sous la chaleur. Elle puait l'huile solaire.

Il s'arrêta devant elle. « Tu veux boire quelque chose ? dit-il. Tu dois avoir très soif. » Elle avait oublié sa soif, mais la vision du verre la ranima.

Sa bouche et sa gorge étaient sèches, comme pleines de poussière. Il lui tendit le verre. Un grand verre avec des fleurs gravées, froid, presque glacé au toucher. Elle perçut l'odeur jaune et âpre du citron ; son estomac se crispa, puis se détendit. La boisson était délicieuse, à la fois acide et sucrée. Elle moussait doucement contre ses lèvres.

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« J'en ai encore à l'intérieur si tu en veux, dit-il. Il fait trop chaud pour rester comme ça assise en plein soleil. »

Elle vida le verre jusqu'aux résidus. Elle se demanda pourquoi Ballantine n'avait pas proposé la citronnade à ses parents. Elle sentit un petit frisson de plaisir à la pensée que Ballantine et elle partageaient déjà un secret. Sa mère n'avait pas voulu qu'elle entre dans la maison, mais elle ne le lui avait pas expressément défendu. Elle se leva et suivit l'homme à l'intérieur.

Le vestibule était sombre, les stores baissés. Il y avait des images sur les murs – des agrandissements de photos de mille-pattes et d'araignées, un bourdon saisi en plein vol stationnaire.

« Le bourdon ne peut pas voler, tu le savais ? dit-il. La science conventionnelle dit que ce n'est pas possible.

– On a appris ça à l'école l'an dernier, dit-elle. C'est quoi votre nom ?

– Je m'appelle Lindsay, dit Ballantine. Et toi ?

– Melody. Melody Craven. » Elle avait toujours cru que Lindsay était un prénom de fille, mais ça lui allait bien, de toute façon. Un mot agréable à prononcer, avec la manière dont le « d » pressait sur le « s » quand on appuyait le bout de la langue contre l'arrière des dents.

« Entre donc, dit-il. Je reviens tout de suite. »

La pièce principale donnait sur l'arrière de la maison. Des stores en tissu masquaient les panneaux supérieurs des fenêtres, et un ventilateur de plafond en bois, tournant comme l'hélice d'un petit avion, éliminait le gros de la chaleur. Il y avait un long canapé bas sur pattes recouvert d'un plaid écossais, une haute armoire vitrée bourrée de livres et de ce qui ressemblait aux classeurs à levier utilisés par certains de ses camarades de classe plus âgés pour archiver leurs devoirs. Melody prit conscience de l'absence de poussière. Juste sous la fenêtre se dressait une étroite table ovale jonchée de tout un assortiment de petits objets luisants : des boîtes de Petri en verre, des fioles triangulaires pleines de liquides translucides, des brucelles et une paire de ciseaux dont les minces lames à demi ouvertes formaient un V bleu acier. Elle reconnut nombre d'objets déjà vus en classe, bien qu'en tant qu'élève d'une filière littéraire elle n'ait jamais eu le droit d'y toucher. Elle éprouva une fascination particulière pour l'instrument au centre de la table. Il comportait un long tube muni d'un viseur et était fait d'une sorte de métal sombre et mat. Il y avait une plate-forme à mi-hauteur, avec des leviers et des pinces qui dépassaient à angle droit. L'appareil semblait à la fois intéressant et dangereux ; il lui rappelait d'une certaine manière l'équipement du cabinet médical de l'école : les moniteurs de fréquence cardiaque et le matériel dentaire, la caméra miniature qui pouvait être insérée dans votre corps via un tube implanté dans la gorge.

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Elle s'était une fois juré qu'elle mourrait plutôt que de se laisser toucher par un de ses trucs.

« Ça, c'est un microscope, dit-elle.

– C'est exact », dit Ballantine. Il était arrivé derrière elle presque sans bruit. De près, il avait l'air plus jeune. Il portait un plateau en fer-blanc avec un autre verre de citronnade et quelques biscuits secs sur une assiette. Elle remarqua combien il était maigre, à croire que son corps comme le paysage avait été érodé par le vent et le sable brûlants. Elle vida le deuxième verre aussi rapidement que le premier, même si elle avait moins soif à présent. Elle le reposa sur le plateau et, par politesse, prit l'un des biscuits. La texture en était granuleuse, comme du millet pour oiseaux, bien que le goût ne fût pas désagréable. Il y avait un microscope à l'école, mais seul un très petit nombre d'élèves avait le droit de s'en approcher.

« Ça sert à quoi ? demanda-t-elle. Le microscope ?

– À explorer un univers caché, le microcosme. Tu aimerais que je te montre comment ça marche ? »

Elle hocha la tête. Il l'examinait, encore une fois, avec un regard étrange, ce regard qui disait qu'il la connaissait. Elle en était à la fois déconcertée et émoustillée. Elle avait l'impression d'être importante.

Il posa le plateau à l'autre bout de la table, puis prit une pipette avec laquelle il préleva un peu de liquide dans l'un des acons.

« C'est de l'eau de pluie ordinaire, expliqua-t-il. Elle vient des barils, là dehors. » Il désigna la fenêtre du menton et Melody se rappela les fûts métalliques alignés derrière la maison. Il n'avait pas plu depuis plusieurs semaines. L'eau dans les barils devait déjà être saumâtre, imbuvable sans être filtrée et bouillie, et envahie par une vase verdâtre. Ballantine souleva le couvercle d'un long coffret en contreplaqué qui ressemblait un peu à l'une des boîtes à cigares où le père de Melody rangeait des trombones et autres fournitures de bureau. Il contenait des centaines de petits rectangles en verre tous identiques. Ils lui rappelèrent les rangs serrés de lunettes dans la vitrine d'un opticien.

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Ballantine transféra une seule goutte d'eau de la pipette sur l'un des morceaux de verre. Puis il plaça un autre morceau dessus, un disque fin comme du papier à cigarette et grand comme l'ongle.

« C'est la lamelle couvre-objet, dit-il. Elle tient tout en place. La pièce plus grande en dessous est une lamelle porte-objet. »

Il posa la lame sur la platine porte-échantillon et l'assujettit avec des pinces.

« Tu vas avoir besoin de ça, dit-il. Tiens. »

Il sortit un haut tabouret verni de sous la table et lui fit signe de s'agenouiller dessus. Le bois était lisse et chaud sous ses genoux. Elle colla son œil au viseur. D'abord, elle ne vit rien, rien qu'un champ circulaire brillant, comme lorsqu'on allume un projecteur en oubliant les diapos. Puis, soudain, il y eut un mouvement, comme si un petit rongeur ou un autre animal nuisible détalait frénétiquement, au hasard, dans une rafale d'énergie concentrée qui semblait se liquéfier dans tous les sens.

Elle sursauta et s'éloigna de l'oculaire. La lame de verre et ses attaches n'avaient pas bougé. Ce qu'elle avait vu était impossible, monstrueux. Elle sentit une goutte de sueur perler entre ses omoplates et commencer à descendre le long de sa colonne vertébrale.

« Prends ton temps, dit Ballantine en souriant. Il faut que ton œil s'habitue. » Il lui prit la main et lui posa les doigts sur un petit disque cannelé à la base de l'objectif. « Ça, c'est pour régler la mise au point », dit-il.

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Elle s'exerça à tourner le bouton. Elle voyait des choses dans l'eau, des tortillons d'une substance verdâtre et des spores bruns bulbeux que Ballantine identifia comme des sortes d'algues. Toutes ces choses l'intéressaient, mais c'était l'autre chose qu'elle cherchait, la monstruosité transparente et convulsive qu'elle avait entrevue juste avant. Brusquement, la créature entra dans le champ de l'image. Melody constata qu'elle se déplaçait grâce aux tentacules filiformes qui ourlaient les contours de son corps. Il y avait des formes floues à l'intérieur, des volutes et des anneaux bleus et rouges qui auraient pu être des veines ou des sortes d'organes internes rudimentaires.

La réalité même de la chose la stupéfiait. Elle avait du mal à comprendre qu'elle existait et vivait sa vie, sans l'intermédiaire du microscope elle n'aurait peut-être jamais su qu'elle était là.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.

– Une paramécie, dit Ballantine. Une créature à une seule cellule.

– Vous croyez qu'elle nous voit ? Elle sait qu'elle est piégée sous le verre ? »

Ballantine s'approcha d'elle. Sa grande ombre se projeta sur le microscope et assombrit son champ de vision. « C'est une question intéressante, dit-il. À mon humble avis, nous sommes à des années-lumière d'une réponse raisonnable. » Il tendit la main et lui toucha les cheveux. C'était un contact bien intentionné, une infime suggestion de caresse, mais Melody fut troublée de le savoir si près d'elle. Elle s'écarta de sa main, sans cesser de songer à la créature unicellulaire. Il lui vint à l'esprit qu'un seul tonneau d'eau de pluie pouvait en contenir des millions : une métropole fantôme, un univers, un micro-cosmos d'êtres invisibles.

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Que pouvons-nous savoir d'eux ? songea-t-elle. Il se pourrait que nous n'ayons jamais la réponse.

« Tu sais à qui tu ressembles ? dit Ballantine. Tu ressembles à ta tante Chantal. »

Chantal était la sœur cadette de sa mère. Melody avait toujours su qu'elle avait une tante, mais Bella lui avait toujours dit qu'elle vivait à l'étranger. Puis un soir à la fin de l'hiver elle était venue à la maison. Melody avait juste eu le temps d'apercevoir la tête blonde de sa tante et sa taille fine, le sac noir qu'elle avait avec elle et qui ressemblait à une trousse de médecin ; ensuite, on l'avait expédiée dans sa chambre. En bas, on avait soupé, puis il y avait eu une dispute. Elle avait surtout entendu parler sa mère. Melody l'avait entendue crier du haut de l'escalier.

Elle savait que dans Chantal il y avait « chant », que le prénom de sa tante avait un rapport avec la musique, comme le sien, Melody.

« Je ne l'ai jamais rencontrée », dit-elle à Ballantine. Elle colla à nouveau son œil à l'oculaire. Elle fut surprise de découvrir qu'il y avait maintenant deux créatures unicellulaires. Elles se firent face un instant, puis se croisèrent sans bruit comme deux autocars sur une route étroite. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais l'idée que Ballantine connaissait sa tante était excitante et dangereuse, comme une révélation dans un roman d'espionnage. Elle semblait les associer d'une manière mystérieuse et souterraine.

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« Qu'est-ce que vous allez faire des créatures une fois que nous aurons fini de les regarder ? demanda-t-elle.

– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse d'elles ?

– Les remettre dans l'eau dehors.

– Très bien, dit-il. Je le ferai.

– On dirait des monstres.

– Des monstres invisibles. » Il ramassa le flacon contenant le reste de l'eau et l'éleva à la lumière. « Nous sommes entourés par eux. »

On entendit une voiture dehors. Ballantine s'éloigna prestement d'elle et sortit dans le couloir. Melody descendit du tabouret. Elle écouta le ronronnement grave du moteur, les roues qui dérapaient en écrasant le gravier. Il y eut un bruit de portière qu'on claque, puis la voix de sa mère, amplifiée par la colère.

« Qu'est-ce que tu as fait avec ma fille ? »

Ballantine répondit tranquillement, sans élever la voix. Melody n'arrivait pas à saisir ce qu'il disait. Un instant plus tard, sa mère apparut. Elle portait les lunettes de soleil à verres miroirs qu'elle conservait dans la boîte à gants. Elles lui donnaient un air jeune et dur. Il était impossible de deviner ses pensées.

« Je croyais t'avoir dit de ne pas entrer dans la maison.

– Il faisait trop chaud dans l'allée. M. Ballantine a dit que c'était plus prudent d'aller à l'intérieur. »

Elle lâcha posément le mot « prudent » comme un atout qu'elle aurait dissimulé dans sa main. Sa mère hésita, puis haussa les épaules. Ensuite elle se détourna, et Melody comprit qu'elle avait réussi son coup, que Bella Craven avait décidé de laisser sa désobéissance impunie. Elle tenait un filet en nylon dont les minces poignées bleues s'enroulaient autour de ses doigts. Le filet était plein de provisions. Melody vit le papier sulfurisé taché qui indiquait la présence de viande.

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La cuisine était une annexe en brique ajoutée sur le côté de la maison comme des W.-C. extérieurs ou une réserve à charbon. Il y avait un sol en béton, une table en pin brossé et un gigantesque évier plein de taches. Le réfrigérateur était vaste et tout en hauteur, comme un cercueil d'acier posé verticalement. À l'intérieur s'entassaient des pots à confiture remplis de ce qui ressemblait à de la boue.

« Tu ne devrais pas laisser de la nourriture là-dedans », dit Bella. Ses joues étaient marbrées de taches rouges.

« Ça ne risque absolument rien, dit Ballantine. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. »

Bella s'approcha de la table et commença à décharger les provisions. Lorsqu'elle ouvrit le robinet au-dessus de l'évier, il cracha un mince filet d'eau brunâtre. Melody regarda sa mère rincer les pommes de terre et les carottes ; elle frottait la terre avec ses doigts et Melody fut surprise de la voir utiliser directement l'eau du robinet. À la maison, elle faisait tout bouillir.

Le père de Melody arriva avec deux packs de bouteilles d'eau. Il se cala contre le chambranle et posa délicatement un des cartons par terre.

« Ne laisse pas ça ici, Doug, dit Bella, ça va gêner le passage. »

Le repas fut servi dans la salle à manger, simple alcôve séparée du couloir par un rideau. La viande était coriace et un peu salée, mais Bella s'était surpassée en la nappant d'une sauce faite à partir d'oignons et de ces choses orange qu'on trouvait on ne sait pourquoi en abondance dans la ville. Bella Craven avait toujours su tirer le meilleur parti de la pénurie. Et elle en était fière.

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Ils mangèrent dans un silence presque total. À un moment, Doug demanda à Ballantine s'il captait la radio dans la maison, et Ballantine répondit qu'il le pouvait, mais que le signal était intermittent.

« Mais ça ne me manque pas vraiment, dit-il. Sauf pour la musique. »

Melody finit de manger et demanda si elle pouvait aller aux toilettes. Elle était inquiète sans raison apparente. Les toilettes exiguës, tout au bout du couloir, étaient des cabinets à l'ancienne qui utilisaient un bac à sable au lieu des nouveaux produits chimiques. Juste à côté, un escalier abrupt menait à l'étage. En haut de l'escalier, il y avait un palier avec des fenêtres à chaque bout et deux pièces. Dans l'une, un grand landau à capote était rangé sous la fenêtre, entouré par des piles de caisses d'emballage. L'autre, qui contenait un grand lit en fer, était manifestement la chambre à coucher de Ballantine. Il y avait une photo sur la table de nuit : une femme aux cheveux clairs avec un grain de beauté en haut de la joue.

Melody redescendit l'escalier sur la pointe des pieds. Elle entendait sa mère dans la salle à manger ; elle parlait sans élever la voix, pleine d'amertume et de reproches. Par une fente entre les rideaux, elle les vit tous les trois autour de la table ; le tas de vaisselle sale avait été poussé sur le côté.

« Si je suis ici, c'est uniquement parce que je l'ai promis à Chantal, dit Bella Craven. Ne va pas imaginer que ça me fait plaisir.

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– Et tu ne veux toujours pas me dire comment elle va ? dit Ballantine. Je suppose que tu as intercepté toutes mes lettres. » La violence donnait à sa voix une force inattendue. Son visage d'aigle était marqué par l'affliction, ses yeux pâles avaient un éclat glacial. Tout en parlant, il se penchait en avant, le poing serré.

« Elle se remet, et ce n'est pas grâce à toi, dit Bella Craven. Elle ne veut pas te revoir.

– Je ne te crois pas.

– C'est un miracle qu'elle ne soit pas devenue folle, dit Bella. Avec toi et ta vie de cinglé, toi et tes sales expériences. » Elle avait des sanglots dans la voix. Ou presque. Melody se rappela la dernière fois où elle avait vu sa mère pleurer : c'était quand elle avait écrasé un chat qui traversait la rue devant leur maison. Elle avait hurlé en se retournant vers Melody, qui était sur la banquette arrière et regardait l'atlas routier. Elle aimait l'atlas avec ses symboles colorés pour les églises, les parcs d'éoliennes et les viaducs, les voyages qu'on pouvait faire rien qu'en tournant la page.

« Chantal n'est pas folle, dit Ballantine. Elle a un esprit brillant que tu t'es efforcée d'étouffer de ton mieux.

– N'en parlons plus, dit Douglas Craven. Ça ne nous avancerait à rien. » Il essaya de prendre la main de sa femme, mais elle la retira. Il s'adressa à Ballantine. « Vous voulez rentrer avec nous ce soir ? Vous seriez bien mieux en ville. Habiter ici, ce n'est pas une solution. »

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Ballantine se tourna vers lui et ses yeux perçants s'adoucirent un peu.

« Merci, Doug, mais je suis chez moi ici.

– C'est désespérant, dit Bella. C'est ignoble. Je savais qu'on n'aurait jamais dû venir ici. Et où est passée Melody, nom de Dieu ? »

Melody toussa bruyamment et entra en écartant le rideau. Les trois adultes se retournèrent pour la regarder.

« On part, dit Bella. Tu vas à la voiture. » Elle commença à débarrasser la table. Doug Craven se frottait les yeux.

« Je vais vérifier en vitesse l'éclairage », dit-il.

Et ils se retrouvèrent seuls tous les deux. Il la dévisageait, manifestement fasciné. L'espace d'une seconde, elle eut peur qu'il la saisisse, mais finalement son énergie sembla l'abandonner. Ses mains retombèrent, flasques, le long de son corps.

« Attends, dit-il. Attends ici. » Il disparut dans le couloir. Melody attendit, écoutant sa mère charger la vaisselle dans le nettoyeur à vapeur. Ballantine revint quelques instants plus tard. Il lui tendit quelque chose, une enveloppe blanche carrée. Il n'y avait pas de nom sur l'enveloppe, mais Melody sentit qu'il y avait quelque chose à l'intérieur – plusieurs feuilles de papier pliées en deux.

« Veux-tu faire quelque chose pour moi ? » dit-il. Il se pencha légèrement en avant, rapprochant son visage du sien. « Veux-tu donner ceci à ta tante la prochaine fois que tu la verras ? Enfin, quand tu le pourras. Dans un an, dans dix ans, ça n'a pas d'importance. Tu lui donnes ça, c'est tout, et tu lui dis que ça venait de moi. »

Ses yeux chatoyaient, alternant entre le bleu pâle et le turquoise vif. Melody prit la lettre et la mit dans son petit sac. Ballantine lui toucha le haut de la tête si légèrement que c'est à peine si elle sentit sa main.

« C'est comme si je voyais son visage à elle, dit-il. C'est presque comme si tu étais envoyée par le ciel. »

Soudain, la mère de Melody apparut. Elle attira sa fille à elle en l'agrippant par les bras et les épaules. Ses mains étaient humides de vapeur.

« En voiture ! » dit-elle à Melody. Elle ne dit rien à Ballantine, rien du tout. Le père de Melody attendait près de la voiture.

Elle le vit alors s'approcher de Ballantine et lui remettre quelque chose, un petit paquet qui aurait pu être de l'argent.

« Réfléchissez à ce que j'ai dit, dit-il. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n'avez qu'à téléphoner. » Sur ce, il monta dans la voiture. Depuis le siège arrière, Melody le vit poser la main sur le genou de sa femme, mais Bella refusa de le regarder.

Le moteur démarra en toussotant. Les roues mordirent le gravier et les voilà partis. Melody se retourna vers la maison. Ballantine était toujours là, il regardait vers la voiture, il la regardait elle. Elle serra contre elle sa petite pochette en plastique et prononça silencieusement le prénom de Ballantine en touchant l'arrière de ses dents avec le bout de sa langue.

Le ciel s'assombrit. Ils roulèrent plus d'une heure avant que les lumières de l'aire de repos scintillent enfin devant eux dans le crépuscule. Le père de Melody gara la voiture et ils en sortirent. Melody s'immobilisa sur le bitume craquelé et huma les odeurs du gazole et des broussailles desséchées. Elle se demanda si Ballantine se tenait encore sur le seuil de sa maison, à contempler les mûriers et les orties qui avaient remplacé le lac. Elle se demanda quels monstres invisibles évoluaient dans ses profondeurs. Et quels secrets pourraient encore s'en échapper.

Extrait du livre Association de malfaiteurs - © Nina Allan et Éditions Tristram


Le premier roman de Nina Allan, « La Course », vient de sortir chez Tristram.