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Le Noma a une manière bien particulière d'accueillir ses clients

Le secret de René Redzepi pour faire en sorte que vous repartiez de son légendaire restaurant avec bien plus que des souvenirs de plats.
Toutes les photos sont de Jason Loucas.

Le 16 février dernier, à 12h06 précisément, les six premiers clients du nouveau Noma passent la porte et entrent dans le restaurant. À l’extérieur, c’est encore le chantier. Une course effrénée à l’inauguration qui donne lieu à des scènes plutôt cocasses : des ouvriers clouent les planches d’une allée tandis que le chef Rene Redzepi s’empare d’un râteau pour finir d’égaliser la hauteur du paillis.

Les clients le remarquent à peine. Souriants, excités et un peu émus, ils avancent, hésitant, dans le petit chemin de chêne et sont immédiatement pris dans l’atmosphère douillette et confortable de la chaleur humaine. Celle formée par une cinquantaine de membres du staff, serveurs, sommeliers, stagiaires, cuisiniers et sous-chefs, qui les accueillent dans un demi-cercle chaotique et un tsunami de salutations : « Hello ! », « Bonsoir ! », « Bienvenue ! ».

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Au Noma, ils appellent ça le grand bonjour (The Big Hello) et à l’image de leur quête des meilleurs produits ou de leur fameuse spécialité à base de fourmis, cette pratique fait partie de leur identité depuis des années. Chaque groupe de clients qui entre dans le restaurant est accueilli par tous les membres du staff qui sont en mesure de faire une pause dans leur activité pour se précipiter à l’entrée de l’établissement.

« On peut avoir le meilleur menu au monde, mais ce qui rend cette expérience si spéciale, c’est le contact humain. »

Les clients qui vivent cette expérience pour la première fois la décrivent presque tous comme quelque chose de particulièrement agréable : la surprise, la chaleur, le sentiment de « tout ça, juste pour moi ? ».

Si l’objectif de cette pratique est de manifester une grande convivialité, son origine est extrêmement sombre.

Redzepi a grandi avec son frère jumeau, Kenneth, à Copenhague, entouré de sa mère, danoise, et de son père, albanais de Macédoine immigré au Danemark. Quand il était jeune, chaque été, il se rendait avec son frère et ses parents à Djéptchichté (qu’ils appellent Xhepcisht), dans la partie sud-ouest de ce qui est aujourd’hui la Macédoine mais qui était, à l’époque, la Yougoslavie, pour rendre visite à la famille de son père.

L’image de cette manifestation collective d’amour et de tendresse – trois générations rassemblées dans un demi-cercle – ne l’a jamais quitté.

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Un été, en 1989 ou en 1990, Redzepi ne se souvient plus très bien, il se retrouve en famille dans le village pour ce qui doit être un long séjour estival. Il n’a que 11 ou 12 ans mais se souvient avoir été réveillé avec son frère au bout milieu de la nuit. La guerre n’a pas encore éclaté, mais la région a toujours été une zone de conflits. Quelque chose s’est produit et rend impossible la suite de leur séjour.

« J’étais à moitié endormi et je ne me rappelle pas exactement ce qu’il s’est passé. On nous a mis dans la voiture », raconte Redzepi. « Là, dans la lumière rouge des feux arrière, j’ai vu toute ma famille, réunie devant la maison. Ma grand-mère, les frères de mon père, mes petits-cousins qui pleuraient. »

C’est la dernière fois qu’il voyait certains membres de sa famille. Peu de temps après, la guerre allait provoquer l’éclatement de la Yougoslavie. Ce n’est que plus tard, Redzepi étant déjà bien avancée dans sa carrière, qu’il allait pouvoir y retourner sans risques. Mais l’image de cette manifestation collective d’amour et de tendresse – trois générations rassemblées dans un demi-cercle, au milieu de la nuit, pour dire au revoir – ne l’a jamais quitté.

« Parfois, on se demande si on doit y aller ou non, et c’est quand on se pose la question qu’on se fait baiser. Il faut juste y aller en fait. »

Il a fallu de longues années pour que le souvenir de cette nuit traumatisante se manifeste dans l’accueil collectif au sein du Noma. Mais une fois que cette pratique s'est installée, elle est devenue un ingrédient essentiel du restaurant.

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« Elle renferme quelque chose de très profond, ajoute-t-il. C’est vraiment important de regarder le client dans les yeux et de lui souhaiter la bienvenue. On peut avoir le meilleur menu au monde, mais ce qui rend cette expérience si spéciale, c’est le contact humain. »

Dans les faits, un des membres du staff posté à l’entrée lance un « client en approche ». Les cuisiniers et les serveurs disponibles se ruent alors vers l’accueil. À mesure que le service avance et que chacun est pris dans son travail – comme ajouter la dernière touche d’assaisonnement à un plat ou nettoyer le nombre sans cesse croissant de verres de vin –, les appels lancés depuis la porte deviennent un peu plus pressants.

Bien que cette pratique ajoute un peu de pression à une activité qui est déjà, par nature, assez tendue, personne n’a le moindre doute quant à savoir si cela vaut le coup.

« Quand on est dans le jus, parfois, c’est difficile de s’arrêter, raconte le chef de partie Fejsal Demiraj. On se demande si on doit y aller ou non, et c’est quand on se pose la question qu’on se fait baiser. Il faut juste y aller en fait. »

Bien que cette pratique ajoute un peu de pression à une activité qui est déjà, par nature, assez tendue, personne n’a le moindre doute quant à savoir si cela vaut le coup. « Parfois, c’est compliqué pour le chef de salle d’arrêter ce qu’il est en train de faire, explique le directeur général Lau Richter, copropriétaire du Noma. Mais cela signifie tellement de choses pour les clients. Certains se retournent pour voir qui est la célébrité qui arrive derrière eux. »

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En cuisine, on partage aussi ce sentiment. « Est-ce que ça me fait chier ? Pas le moins du monde, ponctue Demiraj. C’est génial. C’est vraiment cool. Regardez les clients, on dirait qu’ils sont sur un nuage. C’est beau. »

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Avec l’ouverture du nouveau Noma, l’accueil a été adapté à l'environnement. Le chef de salle peut maintenant voir arriver les clients à quelques mètres de distance, à travers les grandes baies vitrées du bar récemment installées. Il n’est donc plus nécessaire de poster quelqu’un à l’extérieur pour les accueillir. Ce qui rend la surprise d’autant plus grande. « Je ne veux pas en faire des tonnes, leur ouvrir la porte et ce genre de truc, jure Redzepi le premier jour. Je préfère qu’ils l’ouvrent eux-mêmes, pour que cela leur donne le sentiment d’une découverte. »

Emporté par la folie de son premier service, un stagiaire qui essayait désespérément de suivre le rythme de la cuisine a ignoré l’appel du chef de salle pour rester à son poste, ultra concentré sur la tâche qu’il était en train de réaliser. Mais le second Stu Stalker l’a remarqué et l’a invité à quitter son poste : « Quand des clients arrivent, tu vas les accueillir, lui a-t-il lancé, traversant la cuisine en courant pour envoyer son stagiaire à l’entrée de l’établissement. Tu es au Noma, mec. Et ici, c’est comme ça que ça se passe. Alors file ! »


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES Danemark.