Le Naufrage du plus grand procès lié au terrorisme islamiste en France

Nous sommes le mardi 1er septembre 1998. C’est la rentrée des classes pour la France victorieuse de la Coupe du Monde. Le titre de champion du monde est arrivé à point nommé au beau milieu d’une année difficile. Assassinat du préfet Érignac en février, débats houleux autour de la loi sur les 35 heures au printemps, et larmes de Richard Virenque, évincé du Tour de France, fin juillet. On comprend l’empressement des responsables politiques à instrumentaliser l’épopée de l’équipe de France, étiquetée « Black-Blanc-Beur », pour redynamiser une France morose.

C’est dans la continuité de cette parenthèse festive qu’a débuté le procès Chalabi, il y a 18 ans.

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En 2016, le procès Chalabi demeure le plus grand procès islamiste jamais organisé. Il a fallu quatre mois d’audience, 74 tomes et 138 prévenus (plus ou moins impliqués) afin de statuer sur cette gigantesque affaire de soutien logistique au GIA (Groupe islamique armé) algérien, responsable de l’attentat à la station Saint-Michel à Paris, en 1995. Des chiffres inégalés. À la hauteur du scandale judiciaire sur lequel s’est conclu ce dossier, avec une cinquantaine de non-lieux à la clé, et des vies gâchées par de la détention injustifiée.

Il s’agissait, pour la plupart, de travailleurs maghrébins immigrés qui intéressent peu les médias et associations de défense des victimes. Néanmoins, ils restent toujours suspects aux yeux de la société – bien qu’innocentés. Leur sacrifice aura au moins eu le mérite de sonner la fin de l’impunité du controversé juge antiterroriste Bruguière à l’origine de cette rafle aux lourdes conséquences.

L’affaire démarre le 8 novembre 1994, quatre ans plus tôt. Daniel Bilalian ouvre le 20 heures de France 2 sur un « vaste coup de filet » dans les milieux islamistes algériens. Le matin même, la brigade antiterroriste de Paris a mené des perquisitions à plusieurs endroits du territoire. Des armes et autres documents falsifiés ont été saisis, et une centaine de personnes ont été interpellées. Parmi elles se dégagent deux têtes pensantes. Mourad Tacine tout d’abord, Algérien de 38 ans, chargé de la confection de faux documents administratifs. Quant à l’acheminement des armes, c’est l’œuvre de Mohammed Chalabi.

Chalabi est un délinquant notoire de la banlieue sud parisienne, reconverti dans le militantisme islamique via une association de quartier. Lors de sa garde à vue, celui que l’on surnomme « l’Émir d’Orly » croit d’ailleurs à une blague lorsque les policiers lui annonce qu’il est entendu dans une affaire de terrorisme. Il est vrai que le concept de djihadisme est alors bien mois populaire qu’aujourd’hui. Même si au même moment en Algérie, la guerre civile bat son plein et que le GIA envoie des émissaires en Europe afin d’alimenter le soutien logistique au maquis – faisant entre 60 000 et 150 000 morts et au moins autant de blessés au début des années 1990, et réputé pour ses actions infâmes incluant décapitations et meurtres d’enfants en bas âge.

Une seconde vague d’interpellations, en juin 1995, aboutit à l’arrestation de Mohammed Kerrouche. Cet activiste et cadre du GIA gère de son côté l’acheminement des fonds en Algérie grâce à une société d’export basée à Villejuif, dans le Val-de-Marne. Il forme le dernier maillon dominant de ce que les enquêteurs nomment « le réseau Chalabi ».

Les armes retrouvées, qui devaient être acheminées vers les maquis algériens du GIA. Screenshot via YouTube.

Le trio Chalabi-Tacine-Kerrouche, accompagné d’une poignée de lieutenants, constitue le côté pile du procès Chalabi. Les poursuites pour association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste paraissent justifiées. Le côté face est à l’inverse moins glorieux pour le parquet antiterroriste. Celui-ci a ratissé large. Famille, proches, connaissances, amis d’amis se sont retrouvés sur le banc des accusés. Or, la plupart de ces personnes n’avaient que très peu, voire aucun lien avec la tête du réseau.

Passé l’effet d’annonce du lancement de la procédure, le juge Bruguière refile la patate chaude à son collègue Gilbert Thiel, chargé de mettre de l’ordre dans un dossier chaotique. Ce dernier constate de nombreux dysfonctionnements. Comme des personnes interpellées lors du premier coup de filet de 1994, et toujours en détention provisoire à attendre leur première audition. 173 mises en examen sont prononcées en 1995. Finalement, 34 non-lieux seront décidés. Et à la fin de l’été 1998, 138 prévenus comparaîtront devant le tribunal correctionnel.

L’intérieur du gymnase de Fleury, au moment du procès

Au-delà des périodes de détention provisoire abusives effectuées par certains prévenus, c’est la délocalisation du procès en lui-même qui étonne. Pour la première – et dernière – fois, l’audience n’aura pas lieu dans la salle des pas perdus du Palais de justice de Paris, mais à Fleury-Merogis, dans le gymnase des gardiens de l’École nationale de l’administration pénitentiaire. Ce choix obéit à des raisons logistiques : les vingt et quelques prévenus détenus sont tous incarcérés à Fleury.

Sauf que symboliquement, la salle de sport renvoie à autre chose : les procès de masse des dictatures militaires, notamment. Les avocats de la défense, peu actifs jusqu’alors, se réveillent. Dans une tribune publiée le 2 septembre 1998, Me Stéphane Maugendre dénonce une « justice d’exception ». Le procès a débuté la veille. Passé le barrage en amont du site, les protagonistes découvrent une salle déserte, avec des rangées de chaises alignées. « On aurait dit un congrès politique qui aurait fait chou blanc » se rappelle l’un des avocats. Un soleil de plomb traverse la toiture en plexiglas et la clim ne fonctionne pas. D’ordinaire, la salle accueille des tournois de basket.

À l’issue des trois heures nécessaires à l’appel des prévenus – qui refusent de se lever –, Me Jean-Jacques de Felice prend la parole au nom de ses confrères. Il demande le renvoi du procès. Il évoque « une mascarade, une injustice absolue ». À la fin de son intervention, les 70 avocats s’en vont. Stéphane Maugendre se souvient : « Cette décision a été prise avec l’accord des clients. On avait préparé l’audience en les briefant sur leurs déclarations en garde à vue. En réalité, nous n’étions absents – on avait des collaborateurs ou des stagiaires présents tous les jours. Et à côté, on se réunissait deux fois par semaine débriefer. »

Les dirigeants du GIA au fil des années 1990

Parmi la poignée d’avocats à être restés, Me François Manenti défendait deux hommes. Le premier était poursuivi pour des faux documents, le second pour les prêches d’un islam dit radical auprès de mineurs. Il livre une autre lecture des motivations de ses confrères. « Parmi nous, il y avait une bande de socialistes tendance gauche caviar. Ils sont partis, moins pour des questions de Droits de l’homme que pour des raisons pratiques », m’a-t-il annoncé. L’avocat corse évoque ici la distance entre Paris et Fleury, le manque d’habitude des audiences saucissonnées et surtout, la maigreur des rémunérations en tant qu’avocats commis d’office. « Ces avocats avaient réussi à retourner ces malheureux, qui avaient autant de conscience politique qu’une huître. Les prévenus du procès Érignac, sur lequel j’avais travaillé, n’étaient déjà pas des puits de science – mais là, c’était pire. Moi je suis resté jusqu’au bout car la famille de mon islamiste avait aligné l’argent », se remémore-t-il aujourd’hui.

Après les événements du premier jour, la suite du procès se révèle tout aussi surréaliste, selon Acacio Pereira, qui couvrait alors le procès pour Le Monde. Trous percés à la hâte dans les vitres du box des prévenus pour leur permettre de communiquer avec leurs avocats, évacuation d’un prévenu après une bagarre avec les gardiens et monologue de Mohammed Chalabi, ces éléments sont tous rapportés par le journaliste : « Avec son physique de moudjahidin afghan et son accent de titi parisien, il harangue ses coprévenus, prend le public à témoin, dénonce les conditions du procès et toute l’instruction qui l’a précédé. »

Au quatrième jour du procès, les bancs continuent de se vider. Bruno Steinmann, le président, poursuit les débats malgré l’absence de la défense. Le 1er octobre, le collectif d’avocats déserteurs annonce, lors d’une conférence de presse au siège de la LDH, qu’il prolonge le boycott de ce « procès de masse » – la plupart viendront tout de même plaider avant l’issue du procès en janvier 1999.

Pour son réquisitoire, le procureur Bernard Fos demande des condamnations pour « tous les prévenus », sans tenir compte de l’audience. Heureusement, la décision finale tient peu compte de ses réquisitions. Excepté envers Kerrouche, Chalabi et Tacine, qui écopent chacun de huit ans ferme, avec interdiction définitive de territoire. Quelques subalternes sont condamnés à des peines allant de quatre à six ans. Mais pour le reste, rien. Sont prononcées 31 relaxes totales, de même que 51 relaxes sur le délit principal « d’associations de malfaiteurs ayant pour objet de préparer un acte terroriste ».

La une du journal de 20 heures de France 2, du 8 novembre 1994. Screenshot YouTube.

Cette décision courageuse sonne comme une promotion pour Bruno Steinmann. Ce dernier a en effet tenu la barque pendant quatre mois d’audiences mouvementées. De son côté, le procureur Bernard Fos se confie à l’issue de l’audience sur son rôle de punching-ball. « C’est moi qui viens faire le porteur d’eau des conneries de Bruguière et c’est moi qui m’en prends plein la gueule dans la presse », ironise-t-il.

Mais le fiasco du procès ne s’arrête pas là. Il se poursuit jusqu’à la réparation des torts causés. Avec près de 100 personnes innocentées et une cinquantaine d’années de préventive injustifiées, l’État se devait de faire quelque chose. En novembre 2000, une commission d’indemnisation siégeant à la Cour de cassation verse 300 000 euros aux 22 personnes incarcérées à tort. Une somme dérisoire, comparée aux millions d’euros déboursés cinq ans plus tard pour les victimes du procès Outreau.

À l’heure des bilans, plusieurs conclusions s’imposent. L’affaire Chalabi a mis en crise le système antiterroriste français dans son ensemble. Et dans ses pratiques, tout d’abord. « Le principe du filet à mailles très serrées, c’est que tu ramènes autant les requins que les coquillages », résume le journaliste Thierry Lévêque, qui consacre plusieurs pages de son livre Boulevard du crime à ce scandale judiciaire. Dans ses fondements, ensuite : « On demande à la justice de faire non pas sa mission de répression des infractions, mais de prévenir celles qui risqueraient d’être commises. C’est vertigineux – c’est Minority Report », poursuit-il. Que dire en effet de l’arrestation pour le moins abusive de cette fonctionnaire qui a passé quatre mois à Fresnes pour avoir prêté son appartement à son ex-gendre, lequel l’avait à son tour prêté à un « barbu » ?

Pour Lévêque, le problème va forcément se reposer à l’avenir. Car bien sûr, de nombreux procès s’ouvriront dans les mois à venir pour juger les djihadistes partis sur le sol syrien. « Le problème va se reposer quand on va rejuger la filière syrienne, avec plusieurs centaines de détenus dans des dizaines de dossiers », dit-il. Bien souvent, il s’agit d’une simple intention (ou une participation à des réunions en vue) de partir en Syrie. Emprisonner ces gens, même si on estime que c’est nécessaire, n’enlève en rien le problème de définition d’un délit. « On a reculé le curseur. Et plus il y a d’attentats, plus la pression politique s’exerce pour qu’on recule encore le curseur » conclut Thierry Lévêque.

Que faire alors ? Créer une zone de non-droit sur une île pour parquer des types au seul prétexte de leur dangerosité potentielle ? Certains adeptes de la surenchère punitive ne verraient pas d’un mauvais œil un Guantánamo à la française. Pour les autres, il y a du pain sur la planche.

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