L’histoire rocambolesque du premier « ennemi public numéro un » français

Il y a 295 ans, le 28 novembre 1721 vers 13 heures, on allonge le brigand Louis Dominique Cartouche sur la croix de Saint-André, à Paris. Celle-ci est située en place de Grève, l’actuelle place de l’Hôtel de Ville. Le bandit apparaît pâle, affaibli, les jambes broyées par une séance de torture « aux brodequins » survenue la veille, au cours de laquelle il a pensé mourir. Il n’a pas dormi de la nuit. Car il a parlé, enfin !

Le bourreau Sanson lui assène des coups de barre de fer – onze au total. Le supplice dure une vingtaine de minutes. Puis on abrège enfin les souffrances du condamné en l’étranglant à l’aide d’une discrète lanière de cuir passée autour de son cou. C’en est fait de Cartouche. Malgré le froid et une longue nuit d’attente, on se presse au pied de l’échafaud ; certains ont même loué les balcons alentour pour mieux jouir du spectacle. Il faut dire que Cartouche était une véritable star.

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Le premier ennemi public numéro un de l’histoire de France aura été le jouet des circonstances, et de la fortune. Bien avant sa mort, tantôt connu comme affreux, tantôt comme flamboyant, il ne s’appartenait déjà plus. Certains hommes voient le jour pour incarner une époque, une idée. Louis Dominique Garthausen, dit Cartouche, fut de ceux-là.

Pas un crime, pas un chapardage ou un cadavre repêché dans la Seine entre 1719 et 1721 qu’on n’ait imputé à Cartouche et sa bande, les « cartouchiens ». Il est vrai que Paris semble alors livrée aux hordes malines en cette période trouble qui suit la mort de Louis XIV, et où Philippe d’Orléans s’occupe de la Régence (entre 1715 et 1723). L’insécurité à Paris ne fait rien pour redorer le blason d’un dirigeant mal-aimé, décrié pour sa mollesse.

Cartouche devient un mythe en partie grâce au Lieutenant de police Marc-René d’Argenson (1651-1721). Ce dernier, de 1697 à 1718, modernise l’institution policière en France en infiltrant le milieu de la pègre par le biais d’innombrables « mouches », ou indicateurs. Il use et abuse, par ailleurs, des expéditives lettres de cachet afin de faire « trembler nos scélérats ». À en croire la biographie de Cartouche, l’ennemi public aurait même travaillé pour lui, à ses débuts. Une mouche, Cartouche ? Certes, le monde du crime se modernise au diapason de la police ; mais Cartouche n’a jamais aimé la police. En 1720, lassé d’avoir l’exempt (policier) Huron sur le dos, il l’assassine avec l’aide de deux complices. C’est une première dans les annales du crime. Mais de là à, comme on le prétend, « diriger une société secrète » de quelque 500 voleurs, il y a une marge.

Cartouche capturé et emprisonné. Image via Wikimédia Commons.

Cartouche capturé et emprisonné. Image via Wikimédia Commons.

La police de d’Argenson le décrit pourtant comme le parrain du crime organisé à Paris. Pourquoi donc ? Peut-être pour créer un écran de fumée, derrière lequel dissimuler l’inefficacité de ses services. Cela permettra aussi de justifier la purge qui suivra l’exécution de Cartouche. Entre 1721 et 1724, plus de 700 personnes sont arrêtées, 350 condamnées, et une soixantaine exécutées. Toutes sont décrites comme des « complices du défunt Cartouche ». Chroniqueur de son temps, le célèbre avocat Edmond Jean-François Barbier (1689-1771) souligne : « On ne parle plus à Paris que de pendus et de rompus. »

Tandis que la police transforme Cartouche en bouc émissaire, la rue l’érige en héros populaire. Ne s’agit-il pas de l’un des leurs, sorti du faubourg malfamé de la Courtille (actuel Belleville) ? Sa biographie le fait fils de tonnelier, élève chez les Jésuites, et fin latiniste. Or, il signe ses derniers aveux d’une simple croix. Peut-être n’a-t-il jamais su ni lire, ni écrire.

Il aurait fui le domicile familial et intégré une troupe de « Bohémiens » qui lui auraient appris l’art de détrousser son prochain. On le dit petit, agile et très fort. Mais malgré tous les dessinateurs qui se sont pressés, soit dans sa cellule du Châtelet soit autour de son cadavre, pour en tirer le portrait à prix d’or, on ne sait pas à quoi Cartouche ressemblait. Il existe un buste en cire, enfermé dans le musée de Saint Germain et moulé, dit-on, sur son cadavre par ordre du Régent. Mais son corps a tant de fois changé de mains avant de finir disséqué par les chirurgiens de Saint Côme, qu’on ne sait plus que penser. La légende veut que près de 150 ans plus tard, en 1865, on ait exhibé son cadavre sur un grand boulevard parisien. On peut en douter.

Les exploits de Cartouche, soigneusement passés sous silence par la gazette officielle, résonnent dans tout Paris. Puis dans tout le royaume. Enfin jusqu’en Angleterre, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Cerné dans un cabaret, Cartouche remonte un conduit de cheminée avant de se sauver en bondissant, quasiment nu, de toit en toit. Un autre jour, grimé à la va-vite, il trompe la vigilance des exempts venus l’arrêter. Deux d’entre eux l’interpellent au passage : « Cartouche est-il pris, Monsieur ? » Le larron leur décharge alors ses deux pistolets au visage en riant : « Pas encore ! » Paris s’émerveille de l’audace de cet homme insaisissable, qui tient tête à l’institution policière.

Il faudra la dénonciation de l’un de ses proches, Gruthus Duchâtelet dit Le Lorrain, pour qu’on finisse par l’arrêter, dans un cabaret nommé Au Pistolet. En cellule, Cartouche ne s’ennuie guère. Il reçoit la visite de nombreuses personnes de qualité, dont le dramaturge Marc-Antoine Legrand, venu lui soutirer quelques anecdotes et quelques mots d’argot pour sa pièce Cartouche, ou les Voleurs, jouée au Théâtre François alors que Cartouche dort encore en prison, attendant son supplice. On raconte même que le Régent, « grimé en marchand » selon certaines versions, se fend d’une visite à la terreur de Paris.

Malgré cette effervescence, il parvient une nouvelle à s’enfuir de sa cellule – mais pour se voir rapidement repris.

Voici le bandit que les petites gens accablées par les crises économiques qui secouent la Régence portent aux nues. Pour eux, c’est un flamboyant détrousseur de riches, le bras armé des sans-grade. Les révolutionnaires de 1789 peaufineront sa légende et bâtiront le mythe que l’on perpétue aujourd’hui, celui d’un irrésistible tombeur de ses dames, d’un Robin des Bois des faubourgs. Pourtant, à travers les minutes de son procès, Cartouche se dévoile en scélérat. Il ne montre ni remords, ni état d’âme.

Cartouche, à la tête d’une poignée d’hommes, n’est pas le « généralissime » d’une invraisemblable armée des voleurs. C’était tout juste un larron – intègre, cependant. Car à l’inverse de ce que raconte sa biographie, il n’a jamais été une mouche. Il a assez tué de balances, au moins quatre, pour qu’on n’en doute point. Dans son journal, Barbier écrit en octobre 1721 : « Il a été fait, il y a deux ou trois jours, un meurtre effroyable derrière les Chartreux [ l’actuel jardin du Luxembourg, N.D.L.R.]. On a trouvé un homme avec les parties coupées, qu’on lui avait mises dans la bouche, le nez coupé, le cou coupé, et le ventre ouvert dont les entrailles sortaient. […] Il avait une carte très bien écrite […] attachée sur lui où on lisait : “Ci-gît Jean Rebâti [ en argot, le tué, l’assassiné ], qui a eu le traitement qu’il méritait ; ceux qui en feront autant peuvent attendre le même sort.” »

L’infortunée victime avait tenté de piéger Cartouche quelques jours plus tôt, en le faisant monter sur un coup pourri. Mais l’insaisissable bandit s’en était tiré, comme toujours – avant de se venger. Duchâtelet, le futur dénonciateur de Cartouche, participe aux réjouissances. On raconte qu’il trempe ses mains dans les entrailles de la mouche éventrée.

« Une sorte de délire s’était alors emparé de la nation, lit-on dans Les Mémoires de Sanson, publiées en 1862. Cette fièvre des richesses, cette soif des plaisirs, ce va-et-vient des fortunes peuplaient Paris d’un monde d’ambitieux déçus, de joueurs ruinés, de libertins inassouvis, tous prêts à demander au crime les jouissances qu’une vie régulière leur avait refusées. » Tel fut le terreau du mythe Cartouche. En 1721, la France en pleine bascule, se cherchait des boucs émissaires aussi bien que des héros. Cartouche aura été les deux à la fois.

Thibault est l’auteur du livre « Reggae et politique dans les années 1970 » paru en 2016, et le responsable des éditions DREAD.