Les entretiens collectifs sont un nouveau truc glauque à mettre au crédit de l’ultralibéralisme


Illustration : James Harvey

Mon mode de vie a de plus en plus tendance à inquiéter mon entourage. Mes amis se demandent comment je peux survivre avec un compte en banque négatif et ma mère est convaincue que je suis dépressif. Je vis de petits jobs temporaires et je n’ai aucunement l’intention de changer de vie.

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J’ai pris cette décision peu après avoir postulé pour un vrai job il y a quelques mois. L’entretien était censé aboutir – ou non – sur un emploi bien payé de guide touristique pour étudiants américains en vacances sur le vieux continent.

L’entreprise venait d’entrer sur le marché et se revendiquait en toute occasion comme « cool ». Sur leur site internet, on pouvait lire cette phrase censée déterminer leur niveau d’ouverture d’esprit : « Vous ne trouverez aucune cloison dans nos bureaux, nous croyons fermement aux vertus de l’open space ! » Wow. Trop « cool ».

Le truc moins cool en revanche, c’était l’obligation de passer un entretien collectif pour dégoter le job. Vous connaissez tous le stress et le narcissisme obligatoire requis lors d’un entretien classique ; eh bien, sachez que cette attitude est encore amplifiée lorsque vous devez surpasser d’autres candidats à côté de vous pour le même emploi.

La définition de l’entretien collectif précise qu’il s’agit d’une nouvelle manière de faire les choses, d’une discussion ouverte ou encore d’une nouvelle plate-forme de partage. En réalité, cette variante de l’entretien traditionnel est complètement archaïque. L’entretien collectif semble avoir été théorisé par toute une génération de managers ayant pris Battle Royale pour modèle.


Illustration : James Harvey

Je n’avais jamais pris part à un entretien collectif et ai donc supposé qu’en arrivant en avance, je devrais m’asseoir sans bruit dans un coin et lire plusieurs brochures vantant la gloire de ladite entreprise cool. J’ai donc plutôt décidé de passer un quart d’heure dans un shop du quartier, histoire d’arriver à l’heure exacte au rendez-vous. Ceci ne m’a pas servi à éviter le puissant sentiment de gêne ressenti lorsque j’ai dû m’asseoir à côté des autres candidats. Leurs yeux traduisaient leurs émotions du moment, lesquelles variaient entre la terreur et l’ambition la plus vile.

Les candidats venaient de toute l’Angleterre mais également d’autres pays européens. Tous étaient comme attirés par la perspective d’obtenir un emploi rémunéré dans le centre de Londres. Leurs parcours avaient souvent un rapport quelconque avec l’art : j’ai croisé des acteurs, une mannequin et un comique. Ils avaient l’air d’être là pour retrouver un peu de réconfort après leur carrière bien agitée. Ils oubliaient que leur présence était plutôt due à leurs échecs respectifs. Il en allait de même pour moi. J’étais fauché.

On nous avait stipulé de nous habiller comme pour « une vraie journée de travail ». Même avec cette mise en garde, une candidate s’était ramenée en sandales, avec un t-shirt remonté au-dessus du nombril.

La journée allait donc commencer pas une « petite mise en jambes ». J’ai failli sortir de la salle en courant, car mon frère m’avait fait une brève rétrospective de sa propre « mise en jambes » vécue lors d’un entretien collectif quelque temps auparavant. Elle ressemblait à ça :

Le patron : « Si vous étiez un animal, lequel seriez-vous ?

Candidat :– Je serais un tigre, car j’ai une forte personnalité et une haute estime de moi-même.

– Alors allez-y : rugissez comme un titre. Rugissez pour votre travail ! Grrrr. »

Par chance, nous n’avons pas vécu cette humiliation. On nous a demandé à la place de nous situer dans la pièce selon notre lieu de naissance. Un désordre sans nom s’en est suivi ; les autres candidats étant à la fois ignorants et très sûrs d’eux, ils ont débattu avec aplomb sur le fait de savoir si Belfast était plus au nord que Halifax ou non. Avec mon accent évoquant les highlands écossais, l’artiste qui avait pris les devants et qui dirigeait l’ensemble du petit groupe avait décidé de me placer tout en haut de la pièce. Le débat Belfast-Halifax a encore un peu plus détérioré les relations anglo-irlandaises lorsque fut entériné le fait que Belfast était « plus proche du pôle Nord ».

On a fini par me demander d’où je venais ; j’ai dit : « Londres ». Ceci a chamboulé tout son système. L’artiste m’a dévisagé du regard. Le silence, déjà pesant, s’est une nouvelle fois accru.

L’épisode qui a suivi fut l’occasion pour chacun des participants de mettre en avant sa personnalité en répondant – mais tous en même temps – à des questions simples par de longues tournures vagues et alambiquées. La seule trace d’intelligence était perceptible chez les candidats qui demeuraient silencieux et se contentaient de répondre brièvement aux questions formulées. Les connards prétentieux, pour leur part, n’étaient même pas capables de les comprendre. Je ne sais pas si ce fait a été pris en compte par les recruteurs. Je parierais même que les types intelligents et calmes de la salle n’ont pas été vus comme des team players ou n’importe autre catégorie débile inventée par des managers. L’entretien, dans son ensemble et dans son but, ressemblait à une immense farce.

L’activité suivante fut une mise en situation. Nous devions dire aux touristes quoi faire au cas où l’un d’eux perdrait son passeport juste avant le départ d’un vol international. Nous étions donc répartis en équipes, ce qui a donné une nouvelle occasion à plusieurs candidats de se répandre longuement pour émettre au final une terrifiante quantité d’idées nulles. Le comique de notre bande a enchaîné plusieurs blagues à propos d’Américains obèses et autres Italiens fainéants. Les membres de notre équipe ont vite compris pourquoi sa carrière de stand-up était restée au point mort.


Illustration : James Harvey

Je ne suis pas ce qu’on pourrait appeler un amateur de thé, mais il faut lui reconnaître le mérite de calmer les esprits – ou du moins, pendant quelques instants. Durant la pause, les candidats qui luttaient sans merci pour le poste ont momentanément oublié la compétition.

Pourtant, les hostilités n’ont pas tardé à reprendre. Les recruteurs se sont mis à tester notre maîtrise des langues étrangères, tandis qu’une jeune top-modèle répétait désespérément au responsable du recrutement qu’elle ne parlait pas « un mot d’espagnol ». Elle avait vraisemblablement menti dans son CV et elle était en train d’en payer le prix. Le mec en face d’elle a arrêté de lui poser des questions en espagnol au moment où elle allait se mettre à pleurer.

Une autre fille parlait étonnamment bien italien et a fini par avouer qu’elle avait vécu cinq ans à Rome. Ce fait l’a immédiatement disqualifiée. Elle était sur le point d’être embauchée mais en répondant d’instinct « Rome » à l’une des questions piégeuses de l’un des responsables, elle reconnaissait avoir menti sur son CV. Un peu comme dans La Grande Évasion, lorsque Gordon Jackson répond en anglais à un agent de la Gestapo. Si près, si loin.

La journée s’est achevée par une présentation sommaire du job et la garantie simultanée de deux trucs. Premièrement, si nous étions engagés, nous devions passer un week-end de formation dans un hôtel de l’aéroport londonien d’Heathrow. Deuzio, on nous garantissait dix jours de travail par an payés 50 euros par jour chacun. Je venais juste de prendre connaissance de ces informations et étais en conséquence prêt à envoyer balader la possibilité de travailler un jour pour ces connards. Ça n’a pas semblé décourager les autres candidats, toujours souriants.

Après trois heures de torture mentale, on nous a finalement libérés et fait attendre deux semaines – deux semaines ! – avant d’obtenir une réponse. Ce délai paraît-il, permet aux employeurs de ne pas avoir à s’occuper des crises de larmes et autres menaces de suicide qui en résultent.

Deux semaines plus tard, j’étais pris. Vais-je accepter ce job de merde ? Sûrement.