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La bouffe est-elle soluble dans le cinéma féministe expérimental ?

Bouffe cinéma

La vie, c’est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Sauf si la boîte en question est ouverte par l’artiste autrichienne VALIE EXPORT, auquel cas on peut résolument s’attendre à une critique de la société de consommation, de la montée du nationalisme et du tourisme de masse, enrobée de quelques vannes abrasives (dont un conseil déco à se pisser dessus). Dans The Sweet Number : An Experience of Consumption, tourné en 1968, la cinéaste se livre face caméra à la dissection d’un coffret de « bonbons viennois » du confiseur Hofbauer. Au geste anodin de la dégustation de chocolats, VALIE EXPORT ajoute une condamnation moqueuse de l’hypocrisie bourgeoise d’après-guerre.

Si ce genre de trucs vous botte, et on voit mal pourquoi ça ne serait pas le cas, le court-métrage est visible gratuitement jusqu’au 14 avril sur Another Screen, site cousin de la revue de cinéma Another Gaze, au sein du cycle Eating/The Other qui réunit six films consacrés à différents rituels autour de la nourriture, sa production et sa consommation. Outre The Sweet Number : An Experience of Consumption et son unboxing, on trouve une performance de Patty Chang, Melons (1998), pendant laquelle l’artiste tente de se défaire d’un héritage encombrant, Popsicles (1982) de Gloria Camiruaga qui utilise des glaces pour évoquer l’aliénation du peuple chilien sous le joug de la dictature militaire d’Augusto Pinochet, Rat Life (1968) de Joyce Wieland où gerbilles et chats servent d’allégorie à la guerre au Vietnam, ainsi que deux documentaires, Fake Fruit Factory (1986) de Chick Strand, qui accompagne les travailleuses mexicaines d’une entreprise de confection de faux fruits en papier mâché et The Sandwich (1975) d’Ateyyat El Abnoudy sur le quotidien de jeunes bergers dans un petit village égyptien.

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« L’idée de consacrer un cycle à la nourriture est venue alors que l’on préparait un programme sur les mains (Hands Tied, visible sur le même site jusqu’au 16 avril), raconte Daniella Shreir, créatrice du magazine et de sa jeune plateforme de streaming, à VICE. Dans Palmistry de Maria Lassnig, une partie du film interroge le rapport des femmes à la bouffe à travers le désir et la quête de plaisir ; pourquoi une femme devrait systématiquement avoir à choisir entre les deux. C’est une question que je considère un peu trop binaire. J’ai pensé qu’il était intéressant de trouver des films moins individualistes et plus structurels sur ce thème. »

Les œuvres sélectionnées par Daniella témoignent de la diversité des représentations ; la nourriture est cette matière employée par les cinéastes pour aborder la modernité, le sexe, le travail ou les mythes nationaux. « Certains aliments peuvent symboliser une société corrompue qui ne sait pas qu’elle l’est, comme toute société capitaliste, abonde Daniella. D’autres peuvent être synonymes de changement ou juste une manière taquine d’éviter la censure. La nourriture est un véhicule pour dire des choses qu’on ne serait pas capable de dire en temps normal. Le film de VALIE EXPORT me fait par exemple penser aux Mythologies de Barthes. En auscultant cette boîte de chocolats, un objet qui paraît innocent, l’artiste s’attaque surtout à la culture et à l’essence même de l’Autriche. » 

Le précieux travail de curation accompli sur Another Screen prolonge assez logiquement la vision du cinéma défendue dans les pages d’Another Gaze. « Je dirais que la revue est féministe et marxiste, explique Daniella. On ne parle pas de représentation ou de parité – ces mots ont d’ailleurs perdu de leur sens. On tente d’analyser ce dont il est question dès qu’on montre une femme à l’écran mais aussi les mécanismes économiques qui ont pu pousser les réalisatrices vers le documentaire ou l’art expérimental. On a un regard très critique sur l’industrie du cinéma. C’est pour ça qu’il semblait important de choisir des films faits avec très peu de moyens qui parlent du système de production de la nourriture et du rôle que les femmes peuvent avoir dans ce système ».

Promesse tenue notamment dans les documentaires de Strand et d’El Abnoudy qui montrent des femmes cantonnées à des tâches rébarbatives – qu’il s’agisse de moudre des grains pour obtenir de la farine ou peindre les pépins d’une fausse pastèque – tandis que les hommes qui possèdent les moyens de production sont le plus souvent hors-champ. Ces deux films font d’ailleurs écho au premier cycle élaboré par Daniella et dédié à la réalisatrice italienne Cecilia Mangini qui, pour tourner Essere Donne (1965), s’était immiscée dans la vie des travailleuses d’une usine de pâtes, racontant les rêves déçus d’émancipation par le boulot. 

Another Screen est né de la volonté de Daniella de montrer ces films rares et oubliés à un plus large public. « Je voulais rendre accessibles – dans la mesure du possible – les œuvres abordées dans les articles que l’on publie sur Another Gaze », assure-t-elle. « L’année dernière, on avait organisé une projection de trois films de la cinéaste français Sarah Maldoror. On a finalement mis en ligne le programme gratuitement pendant une semaine et j’avais été très touchée par certaines discussions qui en avaient découlé. En montrant des films à des gens à travers le monde puis en échangeant sur le sujet, on se rend complètement compte des limites du féminisme blanc bourgeois. C’est quelque chose d’assez unique. » Crise sanitaire oblige, Daniella n’a plus à gérer les frais de livraison des bobines ou le prix des salles qui hébergeaient ses séances. Par contre, elle doit raquer pour la location des films, leur traduction (sous-titres français dispo) et leur immersion dans un corpus de textes toujours pertinents. Un effort d’encadrement dont 99% des autres plateformes de streaming feraient bien de s’inspirer.

Eating/The Other, disponible sur Another Screen jusqu’au 14 avril.

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