C’est un matin d’hiver à Boston. L’air est si froid qu’il pique les yeux. Entre les tours d’un centre médical tentaculaire, ce tronçon de l’avenue du Massachusetts bourdonne d’une agitation digne de son surnom : « Methadone Mile ».
Des patients font la queue dans l’une des trois cliniques dans l’espoir d’apaiser les douleurs provoquées par la dépendance. Mais autour d’eux, les rues sont parsemées d’aiguilles, à tel point que la Mobile Sharps Collection, l’organisme municipal chargé de leur élimination, a presque lâché l’affaire. Il n’est pas rare de voir un consommateur en train de préparer, vendre ou s’injecter de l’héroïne au grand jour, ainsi que des corps affaissés sur les trottoirs.
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L’héroïne a frappé les États-Unis de plein fouet. En octobre 2017, le président américain Donald Trump a qualifié la situation d’« urgence nationale publique », confirmant ainsi ce que d’innombrables Américains savaient déjà depuis des années. De grandes villes comme Boston ont vu des hommes et des femmes de tous les milieux faire des overdoses et mourir en nombre sans précédent, que ce soit à cause de l’héroïne, des analgésiques comme l’oxycontin ou de puissants opiacés synthétiques comme le fentanyl.
Il est important de comprendre comment la situation a pu en arriver là. Il est trop facile de voir les pilules et les poudres comme des substances distinctes des processus mondiaux qui les produisent, et les sociétés pharmaceutiques américaines ont compris l’intérêt de garder la production secrète. Mais le fait de lever le rideau sur ce phénomène peut aider à démystifier les substances et les crises qu’elles créent. La dépendance peut être biologique et sociologique, mais elle est aussi économique, avec des épidémies particulières résultant d’accords commerciaux particuliers.
À Methadone Mile, les pochons d’héroïne bon marché traversent la frontière pour atteindre les champs de pavot et les usines clandestines des États mexicains du Sinaloa et du Guerrero. Le carfentanil, utilisé à l’origine pour calmer les éléphants, est expédié depuis la Chine dans des enveloppes matelassées. Mais ce sont les pilules pastel des grandes sociétés pharmaceutiques qui ont rendu les Américains accros, et ces pilules regorgent d’alcaloïdes indiens.
L’histoire du rôle de l’Inde dans la dépendance américaine à l’opium puise ses origines dans le colonialisme, la géopolitique et les intérêts commerciaux – avec de profondes répercussions pour les deux pays. D’abord, un petit cours de chimie, puis une leçon d’histoire.
« L’héroïne turque est passée de la France aux États-Unis, puis dans les cuillères, les aiguilles et les veines américaines »
Pour fabriquer un opioïde, il faut de l’opium (à moins qu’il ne soit synthétique, mais on en reparlera plus tard). De la paille de pavot séchée fera l’affaire, mais dans tous les cas, il vous faut de grands champs de Papaver somniferum. Réduisez l’opium en petits morceaux, faites chauffez jusqu’à obtenir une pâte homogène et vous obtenez de l’héroïne. Mais essayez une autre recette, et vous obtenez de la morphine, de la codéine ou de la thébaïne – les bases chimiques que vous pouvez raffiner encore plus pour en faire des antidouleurs enivrants.
Il y a deux siècles, les Britanniques ont commencé à expédier la gomme qu’ils fabriquaient dans le nord de l’Inde à travers l’Himalaya. Deux guerres s’en sont suivies, et un quart des Chinois se sont trouvés dans l’impossibilité d’arrêter de consommer le produit. Une poignée de marchands indiens se sont enrichis grâce à la contrebande, mais ce sont surtout leurs maîtres coloniaux qui ont récolté les récompenses monétaires. Les Américains ont commencé eux aussi à se tourner vers l’opium, surtout après le retour des anciens combattants de la guerre de Sécession qui consommaient de la morphine pour atténuer la douleur de leurs cicatrices de combats. Pourtant, leurs médicaments provenaient de compagnies allemandes comme Merck, qui achetaient leur opium à des marchands turcs plutôt qu’indiens.
Au tournant du XXe siècle, les missionnaires et les réformateurs ont qualifié la Grande-Bretagne de pire trafiquant de drogue de l’histoire. Les usines d’alcaloïdes indiennes de Ghazipur et de Neemuch ont été mises en sommeil, de sorte qu’il ne restait plus que l’industrie « quasi médicale ». Mais lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, les compagnies pharmaceutiques américaines comme Merck, Mallinckrodt et Penick ont eu peur que leurs achats d’opium turc soient menacés et ont pensé que l’opium indien ferait l’affaire.
Au milieu du XXe siècle, l’opium indien n’était qu’une solution de dernier recours. Sa teneur en morphine semblait trop faible et les techniques de fabrication de l’Inde n’étaient pas à la hauteur de celles de la Turquie. Puis est arrivée la guerre contre les drogues.
En 1970, le président de l’époque, Richard Nixon, a jeté son dévolu sur les cultivateurs de pavot turcs. C’était la première fois que les États-Unis mettaient le nez dans les problèmes d’héroïne, et il était clair que les bons produits venaient des champs anatoliens. Des paysans turcs ont vendu une partie de leur récolte licites de manière clandestine, et des gangsters corses l’ont transformée en héroïne dans le port de Marseille en France (la CIA a aidé à dissimuler les faits, mais c’est une autre histoire). L’héroïne turque est passée de la France aux États-Unis, puis dans les cuillères, les aiguilles et les veines américaines.
Revenons au président Nixon. Il a utilisé toute la force du corps diplomatique américain pour forcer la dictature turque à mettre fin à son commerce légal de pavot. L’effet sur le commerce de l’héroïne a été négligeable. Mais en quelques années, les caisses de codéine s’étaient taries et les médecins américains paniquaient à l’idée d’une pénurie de sirop contre la toux. L’opium indien n’avait pas l’air si mal.
Peu de temps après, les anciennes usines reprenaient vie. Les fabricants américains aimaient la forte teneur en codéine de l’opium indien, et les législateurs américains, qui étaient près de leurs sous, aimaient que les bureaucrates indiens contrôlent l’ensemble du processus, de la plantation à la production, en passant par l’exportation.
Au début des années 1980, toute l’opération a été intégrée à la loi américaine. La Drug Enforcement Administration, dont l’ancêtre, le Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs, s’était installé à Delhi en 1973, a travaillé à l’adoption d’une loi appelée « règle 80/20 ». 80 % de l’opium et de la paille de pavot importés par les compagnies américaines devaient provenir de l’un des deux « fournisseurs traditionnels », l’Inde ou la Turquie (la Turquie a repris ses activités après avoir levé son interdiction du pavot à opium en 1974).
Cette loi a frustré l’Australie, qui avait commencé à cultiver le pavot en Tasmanie avec efficacité industrielle, en vendant de la paille de pavot à prix d’aubaine clandestinement. Mais d’après mes recherches sur le sujet, les fabricants américains s’étaient habitués aux produits indiens.
Dans les années 1980, les médecins américains craignaient que leurs stocks d’analgésiques ne diminuent. Au lieu de cela, ils en avaient trop. Ils ont commencé à prescrire de puissants opioïdes aux patients afin qu’ils puissent les utiliser chez eux, et pas seulement pendant leur séjour à l’hôpital. En l’espace d’une décennie, ils se sont mis à diagnostiquer de la douleur partout et les citoyens américains ont commencé à devenir accros. C’est la loi de l’instrument : quand, dans la vie, vous n’avez que les antidouleurs, tout commence à ressembler à un mal de dos.
Au moment où tout le monde a commencé à soupçonner que les compagnies pharmaceutiques américaines avaient sciemment aidé à transformer les patients en toxicomanes, les centres de traitement étaient en plein essor et les corps s’entassaient déjà. Et lorsque les législateurs ont commencé à contrôler les analgésiques légaux, les consommateurs déterminés ont commencé à se tourner vers l’héroïne bon marché en provenance du Mexique et les opioïdes synthétiques puissants en provenance de la Chine.
Les choses ne semblaient pas aller mieux en Inde. Quand les Américains se sont retrouvés avec trop d’opium indien sur les bras et ont commencé à en acheter moins, il y a eu une surabondance de produits qui n’avaient nulle part où aller. Les trafiquants indiens ont vite compris ce qu’il fallait faire. Les premières grosses saisies d’héroïne ont frappé Delhi au début des années 1980. Les trafiquants indiens ont été arrêtés d’abord, puis les ambitieux Français, Britanniques, Canadiens et Australiens ont été arrêtés à l’aéroport Indira-Gandhi.
Les marques apposées par les fabricants sur les sachets ont conduit les enquêteurs dans des laboratoires à Varanasi et, de là, dans des endroits comme le district de Mandsaur, où se trouvaient de vastes champs de pavot normalement destinés au marché légal.
Aujourd’hui encore, les responsables indiens insistent sur le fait que les toxicomanes affamés de Ludhiana et d’Amritsar sont accros aux produits venant de l’autre côté de la frontière, mais il est illogique de faire passer de la drogue en contrebande dans un endroit où l’on cultive du bon pavot juste en bas de la route. Pendant ce temps, la loi sur les stupéfiants obsolète de l’Inde (adoptée sous la pression des États-Unis) et le manque de formation en soins palliatifs signifient que pendant qu’un commerce illégal de la drogue prospère, les patients médicaux sont incapables d’obtenir les analgésiques dont ils ont besoin.
L’actuel Premier ministre indien Narendra Modi implore le monde de « fabriquer en Inde », rêvant de dispositifs médicaux et de composants aérospatiaux. Mais l’Inde fait du bon travail depuis longtemps : le chintz et le calicot qui ont donné aux Européens le goût de la vraie mode, les théières sur lesquelles les Américains ont tracé leur indépendance, l’indigo qui convient aux armées du monde entier, la fibre de jute qui sert à faire des sacs solides, et même les plaques qui scellent les égouts américains.
Comprendre comment les compagnies pharmaceutiques et les organismes de réglementation américains utilisent le pavot indien ne nettoiera peut-être pas Methadone Mile ou les villages du Pendjab, mais cela pourrait indiquer une voie à suivre au-delà des corps et du fléau.
Benjamin Siegel est professeur d’histoire à l’université de Boston.
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