C’est dans un livre que j’ai appris l’existence des Pailhasses de Cournonterral, alors même que je suis originaire de Montpellier, à seulement 15 km de ce petit village de l’Hérault. À Cournonterral, le mercredi des Cendres est le jour des Pailhasses, synonyme de la fin du temps du carnaval, débuté au mois de janvier. Ce jour-là, le village ne parle qu’à lui-même, ou éventuellement au Cosmos.
Une des premières choses que l’on m’a dite sur les Pailhasses, c’est que les étrangers ne sont pas les bienvenus. De 15 à 18 heures se déroule un rituel qui a de quoi surprendre, fait de violence et de sombre beauté. Pendant ce laps de temps, le village est fermé à la circulation. Bien sûr, il n’est pas impossible d’y pénétrer, mais le visiteur curieux doit garder à l’esprit que ce carnaval se déroule sans spectateur et s’il veut observer la catharsis qui s’y joue, il devra y participer. À ses risques et périls.
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On justifie – presque trop bien – cette tradition en citant une fable de 1346. Elle évoque une querelle entre les communes de Cournonterral et Aumelas, distantes de 17 km, au sujet d’un vol de bois de chêne vert. La fin de ce différend a été fêtée autour de barriques de vin offertes au village par le seigneur. S’en est suivie une orgie mémorable durant laquelle les barriques furent éventrées. Les villageois se seraient alors aspergés et roulés dans le vin répandu.
Intriguée, je me suis rendue aux Pailhasses pour la première fois et ce que j’y ai vu m’a plongée au plus lointain, au plus ténébreux de la relation homme-univers. J’ai vu avec quel profond orgueil l’humain si fragile tente de se persuader qu’il garde le contrôle sur ce qui le dépasse. « Le carnaval est la réponse des hommes face à la détresse des saisons », disait le folkloriste et mythologue français Claude Gaignebet, et ses mots prennent tout leur sens à Cournonterral.
En assistant aux Pailhasses de Cournonterral, j’ai cru voir le premier carnaval. Ici, l’homme s’adresse au ciel dans une étrange gestuelle dans le but de congédier l’année révolue, et, à l’instar de la Fête de l’Ours, le passage par le noir des ténèbres et la sauvagerie est fondamental pour atteindre une nouvelle lumière. Nos déjections, nos pourrissures forment le compost fertile dont émergera l’énergie nécessaire à la poursuite de la vie, à notre renaissance annuelle. Dans une dyonisie populaire la communauté se régénère et surmonte sa peur pour stimuler le renouveau de la vie, célébrer le printemps.
Depuis qu’une chaîne de télé, outrepassant les règles, est venue en hélicoptère pour filmer le rituel et raconter ensuite que les Pailhasses étaient un carnaval dégénéré et dangereux, les Counonterralais sont un peu à cran concernant les images.
Les mises en garde sont nombreuses car les Pailhasses c’est aussi le jour où s’exprime le désir de chaos et de destruction que chacun porte en lui. La méchanceté gratuite, la cruauté, la violence, la licence sexuelle sont des composantes du rituel. Il s’agit de mettre un pied du côté du mal.
Le village est vide, les murs sont couverts avec des bâches pour les protéger des débordements à venir. C’est « l’esthétique du risque » : quelque chose d’effrayant va arriver, il faut s’en prémunir. Les nuages présents cette année et le vent faisant claquer les bâches font largement monter l’atmosphère apocalyptique de cette journée.
Le blanc est la couleur de toutes les fêtes dans le Sud (les jouteurs à Sète, les joueurs de balle, les razeteurs des arènes…). C’est ainsi qu’est née la « danse », la rencontre entre le Blanc et le Pailhasse. Ici deux jeunes belges courageux, Baptiste et Pierre, passionnés de rites carnavalesques, qui ont choisi d’être les Blancs. Merci Pierre Liebeart, qui sait parler des carnavals, et à qui je dois une bonne partie des plus belles tournures de phrases de cet article.
Remplies d’un mélange de lie et de vin, les comportes sont disposées partout dans le village. « Ça va, cette année elle est épaisse », sont des mots qui reviennent souvent dans les discussions.
Le jour des Pailhasses, le participant choisit son rôle : il peut être un blanc, un Pailhasse, ou juste un sale. Ici, un habitant, surnommé « Pépin » a emprunté une toute autre direction, il se présente sous le nom de Soeur-Marie-Thérèse.com.
Accompagnée de mon amie Claire je me suis rendue à Cournonterral le mardi soir, la veille des festivités, pour faire connaissances avec les habitants notamment. Le lendemain nous avons été invitées pour les tripoux du matin. Tripoux de l’Aveyron et vin rouge, le petit-déjeuner des champions.
L’habillage des Pailhasses, moment le plus calme de la journée : des jeunes hommes s’allongent dans la paille à tour de rôle pour se faire « farcir » et ainsi devenir difformes.
Le sac de jute rempli de paille est une pièce maîtresse du costume, créant une effrayante silhouette disproportionnée.
Les Pailhasses, dont le rôle dans ce jeu est de chasser les blancs pour les salir. La fable explique le costume « de type épouvantail » comme étant à l’initiative du Bayle Pailhas [autorité sur un territoire, NDLR], lorsqu’il a été décidé de mener une battue contre les Aumelassiens pour venger l’honneur de Counonterral.
On « arrête » le costume avec un fil de fer à la ceinture et on solidifie les emmanchures directement sur le Pailhasse.
Ici l’habillage sa fait sur la place, mais certains le font de façon plus confidentielle, à domicile.
Le costume du Pailhasse est constitué d’une chemise aux manches retroussées, d’un pantalon, de guêtres et de chaussures blancs. Un gros sac de jute est farci de paille devant et derrière. Sur la tête un gibus piqué de plumes d’oies, un rabat (une peau de blaireau masquant le visage) et une branche de buis, symbole d’immortalité, plantée sur chaque épaule. Le Pailhasse tient ses peilles (serpillière) à la main, avec lesquelles il salira tout ce qui est propre.
En début d’après-midi tous les participants défilent dans le village au son de la musique jusqu’à la place de la mairie où débuteront les réjouissances. En tête de cortège, l’Échelle, élément-clé du carnaval. L’Échelle hiérarchique verticale est ici couchée à l’horizontale, les hommes ont la tête coincée entre deux barreaux, tous au même niveau. Le drap nauséabond est déjà plein de vin et de vomissures de la veille. Avant 15 heures, il n’y a encore rien à craindre à être dans les rues. Une fois le cortège arrivé sur la place, une grande ronde se forme, et c’est lorsqu’ils se lâchent les mains qu’il faut choisir de fuir ou d’entrer dans le jeu.
Je n’ai aucune photo du rituel. Étrangère, venue aux Pailhasses pour la première fois, je suis, de fait, dans la position très inconfortable de l’observateur. J’ai passé le temps du rituel à attendre dans ma voiture. Je suis sortie tard, à 17h30. Il faut savoir qu’être encore propre à cette heure-ci est comme un affront au frénétique besoin de souiller qui anime les participants. Débarrassée de tout ce qui a de la valeur, et surtout de ma distance photographique, il ne me reste que moi-même. Les ruelles vidées, des traces de lie de vin partout, le vent qui fait claquer les bâches et voler la poussière, un blanc déjà tout sale qui se carapate juste devant moi, les habitants à l’étage qui me font signe de ne pas prendre cette rue : je suis une proie. C’est peut-être à cause du film « American Nightmare », auquel je ne peux pas m’empêcher de penser, mais au moment où je suis prise en chasse par des Pailhasses postés au coin de la rue j’ai couru comme jamais, craignant, de manière irrationnelle, pour ma vie. La fin du rituel est peut-être le pire moment pour sortir propre mais l’avantage c’est qu’à cette heure-ci les Pailhasses n’ont plus beaucoup d’endurance.
Sur la place de la mairie, des Pailhasses ont déjà enlevé leur bosse, sous la paille, le blanc de leur chemise réapparaît, vif dans la ville entièrement souillée.
À la fin du rituel, sur la place de la mairie, dont le sol est recouvert de cette masse sombre et tiède, les corps sont entièrement recouverts. Ivres de cartagène – alcool maison, mélange de mou de vin et d’eau de vie – et de tumulte, ils ne tiennent plus très bien debout. Du chaos, de cette boue se recrée l’homme nouveau, purifié.
Les fournisseurs en cartagène et escalettes – gaufres fines et citronnées, leur nom dérive du catalan « escala » désignant « l’échelle » rituellement utilisée lors du carnaval, qui symbolise l’inversion de la hiérarchie sociale – ont circulé dans les rues pendant tout le rituel, poussant leurs buvettes ambulantes aménagées dans les vieux landaus ou des chariots. Ci-dessus : le bar s’est bien fait salir, « c’est normal, c’est un ami ».
Rapidement, la ville commence à être nettoyée avec des lances de pompiers. Ici, la lie s’écoulant dans les égouts.
Blancs et Pailhasse redevenus égaux, aussi noirs les uns que les autres, aussi sales que les murs, que le sol et que leur côté obscur. Durant le rituel, petit à petit, à force de souillure, le blanc disparaît et on se retrouve tous égaux dans la même merde.
Un Pailhasse s’éventre la bosse après le rituel, c’est le hara-kiri du monstre qui le fait redevenir homme.
Devant les maisons on se débarrasse de ses affaires et on se lave, directement au jet d’eau dans la rue. Il est temps de laisser couler, laisser partir cette couche puante.
Une des innombrables traces du désordre dont la ville a été témoin aujourd’hui.
Il semble que les rumeurs d’animaux morts en guise de peilles ou simplement jetés dans les comportes se vérifient. La mort est de la partie, sa présence incarnée ça et là par des têtes d’animaux (j’ai vu sanglier, chèvre, mouton, lapin, chat) renforce l’ambiance terrifiante, magique, sacrificielle du rituel.
Enfin, le jugement, prononcé en Occitan. Cette année on y critique le maire car on a peur que Cournonterral se transforme en cité dortoir. Les bourreaux embrasent des mannequins de Blanc et de Pailhasse. Camps adverses tous deux coupables, tous deux égaux face à la mort, à l’absurdité de notre existence. On regarde le brasier, on pense à nos disparus, flamboyants, rendus immortels par le feu. Ce feu que l’on regarde, mais que l’on se doit aussi de porter en nous, de nouveau, et qui nous aide à inventer sans cesse notre présent.
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